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Dans l’article « sociologie pragmatique : mode d’emploi », Barthe et alii13 reviennent sur ce

qu’ils dénomment le « style pragmatique ». Dans le deuxième chapitre sur les régimes des savoirs, j’ai déjà présenté brièvement le tournant pragmatique des sciences sociales, qui a donné naissance

à un ensemble divers de travaux à partir des années 1980 en sociologie14. En STS, les recherches

ont ré-ancré la construction des savoirs dans des pratiques et un cadre socioéconomique donné. Le plus petit dénominateur commun du « style pragmatique » peut être associé au substrat étymologique du pragma, de l’action, de la pratique. L’approche pragmatique souhaite ainsi observer ce que font les humains. Cela concerne aussi bien leurs faits et gestes, les actions qu’ils entreprennent mais aussi les discours qu’ils tiennent et soutiennent15. Les recherches tentent ainsi

d’explorer et de mettre en évidence une diversité de situations sociales, des logiques d’actions et de formes de jugements16. Boltanski, dans son livre De la Critique : sociologie de l’émancipation17, rédigé en

2009, revient de façon rétrospective sur le programme de recherche en sociologie pragmatique qu’il a participé à construire avec le Groupe de sociologie politique et morale. Dans cet ouvrage, il rappelle, d’une part, la filiation avec le pragmatisme (philosophie) dans le but de mettre l’accent sur la « performation du social au détriment d’une description cartographique du monde déjà là » et, d’autre part, une importance toute particulière donnée au langage et à l’interprétation en situation,

notamment en France18.

L’approche sociologique pragmatique peut aussi se définir en fonction des éléments par rapport à laquelle elle s’est construite (en opposition/en réaction), soit l’« approche critique » en vogue en sociologie à l’époque. Loin d’une approche critique surplombante où les choix sont déjà faits, le regard pragmatique observe plutôt ce qui se joue en situation et ce que les acteurs et actrices sont capables de construire. Ainsi, l’attention est moins portée sur ce qui est figé (le poids des structures, des champs, de l’habitus, etc.) et plutôt sur l’incertitude et l’indétermination du monde social (Nachi, 2015). L’expression « sociologie pragmatique de la critique » est une façon en elle- même de se positionner face à une sociologie critique de la domination1920.

Une phrase dans le livre Le nouvel esprit du capitalisme résume bien le style pragmatique et la démarche de recherche entreprise par Boltanski et Chiapello : « Mais les hommes ne subissent pas seulement l’histoire ils la font et nous voulions les voir à l’œuvre »21. L’approche pragmatique invite

à « prendre au sérieux les acteurs », c’est-à-dire dire à ne pas seulement considérer leurs propos comme des illusions ou bien des logiques de manipulation et de domination, mais bien à remettre au premier plan les modalités d’action dépendantes de leur propre perspective sur une situation. Pour chaque acteur, cette perspective spécifique se construit, comme le décrit Nicolas Dodier, par leur « expérience personnelle, les traces du passé livrées par l’environnement, et leurs horizons

d’attente. »22. Sur le plan du collectif, la question est notamment de comprendre dans une situation

donnée comment de grandes « visions du monde » sont défendues et amènent des individus à se regrouper ensemble non pas pour défendre des intérêts privés mais bien des intérêts communs. Prendre au sérieux les acteurs, c’est ainsi leur associer ce que Boltanski nomme un registre métapragmatique, c’est-à-dire une réflexivité qui permet de « qualifier ce qui se passe »23, mais aussi

de mettre en place une mesure pour juger la différence avec ce qui « devrait être ». En lien avec le registre métapragmatique, le sociologue herméneute cherche à comprendre les actions et les dynamiques qui font et définissent le monde social, considéré avec son lot de discordes, de négociations et de compromis qui participent à le faire évoluer sur des temps plus ou moins longs.

Boltanski et Thévenot ont défini ce qu’ils désignent comme des régimes d’action24. Trois grands

régimes d’action ont été proposés : paix, violence, justice. Le régime de justice consiste en des moments spécifiques, qualifiés d’épreuves de justice, où différents individus partagent des points de vue divergents sur une situation donnée. Ils se justifient alors en faisant référence à des intérêts collectifs fondés sur la défense d’un bien commun. Dans des moments de confrontation argumentée, à la différence du régime de violence, le débat a toute son importance pour qualifier ce qui semble être juste pour chaque partie prenante. Les épreuves de justice sont ainsi des moments-clefs pour voir se révéler de grandes logiques de justification associées à des visions du monde spécifiques.

Comme le soulignent Barthe et alii, les épreuves sous la forme de controverses ou d’affaires deviennent des « points d’entrée dans l’ordre social et dans la question de sa problématique

reproduction »25. Or, l’étude des moments-clefs de « dispute argumentée » peut se faire selon deux

grands axes. Il est possible d’étudier les épreuves dans le but de comprendre leur dynamique et la façon dont un désaccord se résout (sociologie de l’épreuve). Mais l’analyse des justifications et des critiques qui y sont associées est aussi particulièrement éclairante pour comprendre le contenu de grandes « visions du monde » à une époque donnée (sociologie de la critique). De la même manière

que l’on parle d’une sociologie de la traduction ou de l’acteur-réseau (ANT)26, ici on peut parler

d’une sociologie de l’épreuve ou d’une sociologie de la critique. Si la sociologie de l’épreuve se centre sur la description de dynamiques et la façon dont les jeux des acteurs (accords, compromis, etc.) participent à l’évolution et la résolution des épreuves, la sociologie de la critique quant à elle étudie la cristallisation d’un « ensemble de règles et de grammaires » lors de moments de désaccords27. Elle y associe l’étude d’un ensemble d’éléments d’économie et de philosophie

politique sous-tendant chaque logique de justification avec la description de différentes « cités et mondes commun ».

Sociologie de l’épreuve, sociologie de la critique et démarche par théorisation ancrée Je précise les deux grands regards que l’on peut porter sur les épreuves de justice (sociologie de l’épreuve versus sociologie de la critique), car l’articulation de ces deux axes est au cœur de ma recherche. La sociologie de la critique porte sur les discours (justifications et critique pour défendre une vision du monde), tandis que la sociologie de l’épreuve se concentre sur les dynamiques pour comprendre la « trajectoire » d’une épreuve. Je reprends ici le terme de « trajectoire » employé par

Francis Chateauraynaud28. Je tâche de montrer dans ma thèse la nécessaire complémentarité des

deux approches. Dans ma démarche par théorisation ancrée, les deux axes sont ressortis du codage (cf. chapitre quatre) avec la définition de deux catégories : les « perspectives argumentatives » et les « stratégies dans l’épreuve ».

Ces concepts n’ont pas été déterminés au début par le choix d’un cadre théorique mais sont issus de l’observation et de l’analyse par théorisation ancrée. C’est « après-coup » dans les aller-retours entre observation de terrain-analyse-théorie que j’ai fait le lien avec la sociologie de la critique/ de l’épreuve.

3-1-2 Les épreuves de justice : révélateurs de grandes logiques de justifications

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