• Aucun résultat trouvé

3-2-1 Points d’ombre des perspectives argumentatives : des épreuves de justice « équipée »

Si les principaux concepts présentés ci-dessus ont émergé de l’analyse de grands textes canoniques dans De la justification et un corpus de livres de management dans Le nouvel esprit du

capitalisme, le modèle des cités et des mondes nécessite également d’être éprouvé empiriquement sur des terrains. Un point que souligne Marc Jacquemain (2001) :

C’est seulement en le confrontant, concrètement, à l’analyse de controverses concrètes, que l’on peut dire s’il constitue une description fidèle des modes de justification des acteurs et s’il en constitue une description utile, c’est-à-dire une description qui nous aide à décoder ce qui est en train de se passer.110

Cet ancrage dans des cas concrets de désaccord et de « rencontre » de points de vue divergents est mené dans l’étude et l’analyse de « grandes » controverses contemporaines : changement climatique, OGM, amiante. Ces controverses, comme le soulignent Clément Mabi et Romain Badouard, sont des situations où « il ne s’agit pas uniquement de défendre des intérêts,

mais également de défendre une conception du monde qui fait sens pour celui qui l’épouse »111.

Cela passe par une gestion démocratique des problèmes soulevés. Une dispute prend le statut de controverse quand elle sort d’un seul espace et vient finalement être « mise en débat dans l’espace public »112.

Francis Chateauraynaud dans ce sens apporte un regard et un angle d’analyse particulier aux « épreuves publiques » en s’attachant à étudier différents dossiers de controverses (amiante, vache folle, prion, etc.). Ses travaux113 montrent l’importance de considérer des moments de

désaccord dans toute leur diversité et de porter un regard à la fois sur les temps longs des conflits tout en étant attentif aux cadres, espaces et dispositifs investis dans des joutes argumentatives.

Dans le modèle des cités et des mondes communs, les cadres, espaces et dispositifs sont d’ores et déjà abordés dans le but d’éclairer l’analyse pragmatique de la critique. Les dispositifs sont rattachés à des « mondes » en tant que répertoires d’objets et jouent un rôle important dans les arguments des acteurs pour appareiller les grandeurs et « jauger » leur poids en situation. Les dispositifs sont également essentiels dans la résolution de désaccords puisqu’ils participent à la mise en œuvre de compromis (cf. 3-1-2). L’État, par sa fonction institutionnelle, joue en ce sens un rôle important avec la construction de tels dispositifs par le biais de cadres comptables, économiques, juridiques114. Ce « gouvernement par les normes » ne fait que se développer avec le rôle que

prennent aujourd’hui les indicateurs, les métriques dans une gouvernance « douce » caractéristique du troisième esprit du capitalisme et d’une ère des technosciences. J’ai mentionné également précédemment que l’autonomisation des cités s’opère par des dispositifs comme « force mobilisatrice » qui permettent à de nouvelles pratiques de se développer (cf. 3-1-3). Un des exemples clefs cités auparavant est celui de la mise en œuvre progressive d’un libéralisme informationnel (notamment dans les modèles économiques actuels) suite au développement d’Internet et de son déploiement massif aujourd’hui. Mais l’analyse des dispositifs dans des épreuves de justice a toutefois un point d’ombre lorsqu’ils sont considérés seulement comme

contenu d’une activité argumentative, et qu’on tend à oublier leur influence dans la trajectoire d’une épreuve elle-même et leur rôle pour faire « peser » tel ou tel argument dans un débat.

Or, ce regard sur les dispositifs notamment médiatiques et les pratiques communicationnelles associées est essentiel pour comprendre la fabrique des arguments et leur circulation. Il s’agit alors non plus de regarder seulement la façon dont les arguments font référence à des objets et des dispositifs pour passer des idées hors-sol des cités à une mesure des grandeurs dans les mondes communs. Il est question ici d’interroger comment des épreuves de justice sont elles-mêmes équipées et « cadrées ». La notion de « portée des arguments » avancée par Chateauraynaud115 s’inscrit dans cette sensibilité particulière car elle permet d’articuler à la fois

l’étude des arguments et le jeu des acteurs (l’activité argumentative) en fonction du contexte. La « portée des arguments » invite à prendre en considération le rôle des espaces, des lieux d’énonciation et des énonciateurs donnés sur la trajectoire argumentative116. Une autre notion, celle

d’arènes, est employée pour désigner les différents espaces dans lesquels les débats et les échanges peuvent se dérouler et qui donnent une coloration différente aux argumentaires avancés. Autrement dit, un argument, selon où il sera énoncé, par qui, dans quel espace et à quel moment, aura une influence différente sur les débats. En retour, les cadres d’énonciation ont une importance majeure car ils amènent aussi les acteurs à concevoir leur argumentaire en fonction des situations. Un point que résume Chateauraynaud dans cet extrait :

Ainsi, la même phrase ou le même discours pourra être considéré comme un bon argument dans une négociation mais pas dans un débat public. Inversement, les cadres d’énonciation portent les acteurs à modifier, agencer, présenter leurs arguments de façon différente, puisqu’il est constitutif de tout argument d’être polyphonique, c’est-à-dire dialogique : selon les interlocuteurs, selon la nature de l’auditoire présent, selon le degré de symétrie des échanges entre les protagonistes, on est conduit à dire des choses différentes tout en ayant pour visée de dire essentiellement la même chose, ou plutôt de défendre les mêmes intérêts et représentations.117

Cette approche replace ainsi « les théories de l’argumentation dans des histoires en train de se faire »118 et porte une attention spécifique aux multiples cadres dans lesquels des opinions, des

visions du monde vont pouvoir être défendues et peser. Mais cela nécessite aussi, pour les protagonistes impliqués, de savoir manier les différents cadres pour faire reconnaître une cause commune, d’où l’intrication avec la notion de mobilisation politique basée sur des pratiques médiatiques et communicationnelles.

Or, les pratiques argumentatives sont aujourd’hui elles-mêmes modifiées par l’importance des flux numériques qui transforment « les modes de circulation et les formes d’argumentation [et

] la fabrique des acteurs et des arguments »119. Et ce phénomène n’a fait que s’amplifier avec la

pour être investis majoritairement en ligne. Elles modifient en cela la logique des épreuves publiques et amènent à porter un regard particulier sur le rôle des dispositifs sociotechniques.

3-2-2 Les SIC et l’étude de la matérialité des controverses en ligne : espaces

et design numériques

En plus du champ de recherche en sociologie, un ensemble de travaux en sciences de l’information et de la communication s’attachent à redonner de la « matière » aux épreuves de justice. Le Web, les réseaux sociaux représentent un écosystème médiatique progressivement investi pour faire part de revendications, faire valoir un point de vue et rallier d’autres personnes dans des espaces publics numériques. Une attention toute particulière est accordée à l’influence des espaces du débat, et des dispositifs sociotechniques dans la gestion même des controverses et la circulation des arguments120.

À la jonction entre sciences politiques et SIC, l’étude des controverses « en ligne » est un terrain privilégié pour explorer la façon dont le ‘numérique’ participe à faire évoluer la participation et l’action collective. Dans sa thèse, Mabi s’est intéressé plus spécifiquement au nouvel esprit de la démocratie et de l’action publique avec la mise en place de dispositifs participatifs pour soutenir les processus démocratiques, en prenant comme cas d’étude la Commission nationale du débat public (CNDP). Sa thèse montre comment les dispositifs de consultation en eux-mêmes et l’articulation entre différents espaces (en ligne, hors ligne) participent à la constitution des publics « le concernement » et conditionnent ainsi la teneur d’un débat et sa trajectoire121. Mabi a continué

d’explorer ce thème en croisant l’approche pragmatique des controverses avec une démarche communicationnelle dans le cas du conflit autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes122.

L’auteur montre ainsi comment les réseaux sociaux numériques (RSN) constituent un contre-cadre et jouent un rôle essentiel dans les stratégies de groupe pour venir peser dans le débat et se confronter à d’autres rationalités. Mabi et Badouard ont aussi exploré dans d’autres travaux la notion de « design des dispositifs » et ont souligné l’influence des fonctionnalités spécifiques d’un site web sur l’orientation des actions et de la participation possible au débat123.

Bien loin d’une vision cyber-optimiste d’une démocratie renouvelée par Internet ou tout au contraire de propos cyber-pessimistes où « rien ne change », ces approches tentent de comprendre les conditions concrètes de l’emploi des dispositifs et ce qu’elles révèlent des transformations de nos démocraties mais aussi de la réadaptation ou de la persistance des enjeux de pouvoir et d’inégalités sous couvert de dialogisme participatif et de transversalité. D’autres recherches s’attachent à comprendre comment des pratiques en ligne en continuité des modalités d’actions collectives conventionnelles se trouvent aujourd’hui investies sur Internet. Elles soulignent aussi l’émergence de nouvelles formes d’organisation reposant sur des façons de penser l’action

collective propre à la nature réticulaire d’Internet. C’est notamment ce qui a été qualifié par les

termes de « mobilisation de clavier »124, de mobilisations informationnelles125 ou plus récemment

de mobilisations numériques126.

Regard spécifique des SIC sur le ‘numérique’ et démarche par théorisation ancrée Au sein des études en SIC, tout un vocabulaire spécifique est employé pour aborder l’étude des controverses et leurs spécificités numériques : l’équipement des débats, la matérialité et la dimension communicationnelle des controverses, l’étude des dispositifs par une approche techno- sémiotique, etc. Ce vocabulaire est issu du regard spécifique porté par les SIC sur les technologies de l’information et de la communication, qui vient désormais s’appliquer sur le ‘numérique’. Les technologies numériques sont abordées dans toute leur complexité et hétérogénéité, à la fois dans leur dimension technique, dans leur composante communicationnelle et médiatique, tout autant que dans le rapport même que le ou la chercheur.e entretient avec cet objet de recherche particulier127.

La notion de « composite » employée par Joëlle Le Marec peut aider aujourd’hui à appréhender le ‘numérique’ non pas comme un terrain en tant que tel ou un objet autonome. Ce concept souligne l’importance de considérer les situations de communication construites lors d’une enquête et « qui constituent la matière et la forme même de toute réalité sociale observable »128. Le terme de

dispositif est aussi utilisé pour désigner entre autres le Web. Laurence Monnoyer-Smith expose

dans le chapitre de livre « Le web comme dispositif : comment appréhender le complexe ? »129 le

sens donné à ce concept dans sa définition foucaldienne, c’est-à-dire comme :

un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non- dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments130.

Par une approche techno-sémiotique, les SIC tendent également à souligner la « matérialité » des technologies numériques et la manière dont le « design des dispositifs » structure, oriente le comportement des acteurs et les jeux de méditations, ce qui révèle également un ensemble d’enjeux de relations d’autorité et de pouvoir.

Dans une démarche par théorisation ancrée, je n’ai pas considéré ces concepts comme des entités stables et définitives, mais j’ai employé ceux qui prenaient du sens au fur et à mesure de l’analyse tout en les questionnant. C’est pour cette raison que j’emploie le terme d’épreuve de justice/de réalité « équipée » ou bien l’expression de « design des dispositifs ». Néanmoins, je n’emploie pas tout le vocabulaire des SIC ou bien je n’inclus pas ma démarche méthodologique dans une approche techno-sémiotique. L’intégration de ces concepts ou méthodologies dans ce document aurait consisté en une reconstruction a posteriori de mon processus de recherche aussi bien d’un point de vue théorique que méthodologique pour « coller » à des cadres disciplinaires. Je rejoins ici les propos de Joëlle le Marec qui a questionné ce rapport entre terrain et concept ou plutôt conceptualisation et notait ainsi que :

concept d’une part [et] terrain de l’autre, doivent se contraindre l’un l’autre, ils doivent se contraindre à se transformer mutuellement pour aider à se rapprocher de ce qu’on entrevoit et qui est toujours un déséquilibre à résoudre entre ce que l’on voudrait penser et ce que l’on saisit empiriquement. 131

3-2-3 Mobilisations numériques et informationnelles : continuité et

Outline

Documents relatifs