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3-1-3 Dynamiques de changement d’un esprit : critiques des agencements sociétaux et nouvelles logiques de justification

Dans leur ouvrage, Boltanski et Chiapello ont pour ambition d’étudier les différents esprits d’un système particulier, le capitalisme, en s’intéressant aux jeux de critiques et de justifications qui lui ont été adressés au fil du XXème siècle. Au tout début de leur livre, les auteurs rappellent que leur définition du capitalisme est « minimale ». Ils qualifient le capitalisme comme une « exigence

d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques »69. Mais ils rappellent

que leur objectif n’est pas de décrire ce qu’est le capitalisme. Leur objectif, en se basant sur le modèle des cités et des mondes communs, est d’« entreprendre la description des changements de l’esprit du capitalisme au cours des trente dernières années dans ses rapports avec les critiques qui furent adressées au processus d’accumulation durant cette période. »70. Le terme « esprit » est défini

comme « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme. »71 Dit autrement, leur objectif

est de comprendre comment un agencement sociétal complexe (économique, politique, philosophique etc.) comme le capitalisme est accepté par le plus grand nombre malgré les critiques qu’on peut lui porter. Leur propos est d’observer l’évolution de cet esprit, soit les justifications qui viennent à l’appui de ce système et lui confèrent une apparente stabilité par l’inscription de ces justifications dans les institutions, les discours et les actions des hommes. La sécurité et l’autonomie sont deux facteurs clefs des discours de justification des esprits.

Le nouvel esprit du capitalisme : un regard sur les dynamiques de changement d’un esprit et le rôle des critiques

Pour décrire ce qu’est le capitalisme, les auteurs emploient la notion d’agencements sociétaux. Ils introduisent ainsi dans leur analyse des entités larges, des structures qui avaient été « délaissées » par la sociologie pragmatique car elles s’éloignent des actions précises des acteurs72.

Or, les auteurs soulignent que ces structures sont nécessaires pour construire des projets collectifs. Différentes formes de justifications ayant une validité universelle sont alors nécessaires pour s’y engager, d’où l’emploi des cités et des mondes pour les étudier. Boltanski et Chiapello tentent ainsi de mêler dans leur analyse à la fois le « style pragmatique » en vogue dans les années 1980 avec des concepts des sciences sociales des années 1970, connotés négativement car jugés comme « quelque chose de trop “grand”, de trop “gros” pour être immédiatement saisissable et descriptible à travers

des observations ponctuelles de situations. »73 Leur but a ainsi été de tenter un rapprochement entre

des approches micro et macro avec comme élément de jonction le concept d’esprit.

Mise en perspective avec les autres chapitres : capitalisme et autres agencements sociétaux (régime des savoirs et démocratie)

Si dans l’ouvrage Le Nouvel Esprit du capitalisme, l’agencement sociétal étudié est le capitalisme, dans le cas de ma recherche, je me concentre plus spécifiquement sur un autre agencement sociétal : le régime des savoirs. Toute mon analyse consiste à décrire les différentes conceptions de ce « que devrait être ‘la Science’ » puis de mettre en évidence la reconfiguration de son esprit et d’expliquer les raisons mêmes de ces changements. Cela fait l’objet de l’ensemble de la partie trois et quatre (chapitre cinq à huit). Dans le chapitre neuf, un autre agencement sociétal est mentionné, le système démocratique. Pour cela, je mets en perspective le dispositif participatif de la consultation République numérique avec l’étude des discours sur la transformation actuelle de la démocratie qui l’accompagnent.

En prenant comme cas d’étude le capitalisme, leur analyse s’emploie à montrer plus spécifiquement comment, au fil des époques, différents esprits se sont succédé pour justifier l’engagement dans ce système malgré les critiques qui lui sont portées. Les critiques apparaissent lorsqu’un décalage s’opère entre le fonctionnement global d’un agencement et les idéaux qui lui sont portés. Cela amène ainsi sa remise en question. En dénonçant des injustices sociales et économiques, les critiques ont ainsi pour effet « de délégitimer les esprits antérieurs et de leur enlever de leur efficacité. »74 Mais elles ont aussi pour conséquence de « brouiller les pistes », car

les critiques sont récupérées par les porte-paroles pour devenir un élément constitutif du nouvel esprit. La naissance d’un esprit s’explique alors par le fait que diverses problématiques associées à un agencement sociétal engendrent à un moment donné une relance de la critique à son égard. Puis, cette critique se retrouve par la suite paralysée par « l’incorporation d’une partie de sa thématique au nouvel esprit »75.

Boltanski et Chiapello distinguent trois vagues successives du capitalisme associées à la transformation de son esprit. À chaque fois l’instauration d’un nouvel esprit se base sur des compromis entre différentes logiques de justification définies par les cités.

Le premier capitalisme à partir des années 1920 repose sur deux logiques de justification principales, domestique et marchande76. Il se base sur la figure de l’entrepreneur individuel et des

entreprises familiales et sur les principes de sécurité tels que le patrimoine, le paternalisme et la croyance dans le progrès de la science et de la technique (notamment par ses relations avec l’industrie). Le deuxième esprit du capitalisme est quant à lui issu des Trente Glorieuses (1930- 1960) ; il repose sur des justifications civiques et industrielles avec l’élaboration d’un « compromis d’État civique-industriel »77 pour assurer la sécurité institutionnelle et redistribuer les biens dans un

but de justice sociale. Les dérives s’expriment par la mise en place d’une rationalité gestionnaire et d’une logique de planification. Cet esprit se retrouve notamment dans le discours de management des années 1960 avec des « plaidoyers sur l’efficacité des politiques publiques et l’importance centrale de l’État. »78. L’État dans ce cas-là apporte une sécurité par la gestion de la concurrence

entre les entreprises en assurant un ensemble de droits au travailleur. Les termes qui y sont associés sont ceux de centralisation, bureaucratie mais également ceux d’organisations gigantesques et de consommation de masse, termes même du cadre typique, du vocabulaire de management des années 1960. Et c’est notamment autour de ces éléments que des critiques sont émises à la fin des années 1970 (Mai 68), et participent à la formation d’un nouvel esprit du capitalisme encore en émergence dans les années 1990, basé sur une nouvelle justification, la cité par projets. Le nouvel esprit se serait constitué suite à deux types de critiques principales, une sociale déjà présente dans la remise en cause des esprits précédents mais également une nouvelle forme de critique, cette fois- ci « artiste », fondée par une représentation du monde en réseau79. Mais avant de donner les

caractéristiques même de cette nouvelle « rhétorique politique »80, je détaille dès à présent la

dynamique entre critique et instauration d’un nouvel esprit.

Entre deux vagues successives, une critique peut s’affaiblir car les thématiques qu’elle porte sont déjà intégrées dans l’esprit du moment. Le deuxième esprit du capitalisme, par exemple se construit, à la sortie des années 1930, sur une critique sociale forte face à des justifications principales dominantes domestique et marchande du premier esprit (défense des classes sociales dominées). La critique sociale faite contre le premier esprit a participé ainsi à créer un nouveau compromis entre des valeurs civiques, collectives et l’adaptation à des exigences industrielles dans l’image même d’un État-providence, représentatif du deuxième esprit. Mais quelques décennies plus tard, dans les années 1960, et notamment en 68, l’État-providence est vivement critiqué, ce qui relance la critique sociale. Mais celle-ci repose majoritairement sur le même argumentaire : remise en cause de l’exploitation (manque de solidarité et critique de l’individualisme) mais aussi émergence d’inégalités. L’impact des critiques n’est dans le contexte de 1968 que faible et « non- entendu » car des réponses aux critiques ont déjà été partiellement intégrées dans le compromis civique-industriel (droit des travailleurs). Les critiques « en jugeant le présent à l’aune d’idéaux

éprouvés dans le passé »81 semblent alors conservatrices en raison de leur position anachronique.

Face à cette critique sociale affaiblie, une seconde critique de type « artiste » se développe contre le deuxième ordre du capitalisme avec des éléments de critiques et de revendications d’un nouveau genre. Les critiques cette fois-ci dénoncent d’une part une perte de sens, un désenchantement et une nostalgie des sociétés traditionnelles ; d’autre part, elles expriment un sentiment d’oppression, de manque de liberté et un refus de s’assujettir. De plus, les critiques comportent, toujours selon

les auteurs, deux versants : une dimension antimoderniste qui prône un retour vers des éléments passés et une dimension moderniste avec la proposition de nouvelles alternatives82. Mais à la

différence des esprits précédents basés sur des justifications entre cités déjà connues, le troisième esprit en formation reposerait essentiellement sur une nouvelle logique de justification, la cité par projets.

Mise en perspective avec les autres chapitres : la référence à différents esprits du régime des savoirs

Je prends le temps de définir les différentes vagues du capitalisme et les dynamiques de reconfiguration des esprits car ces éléments sont venus nourrir mon analyse et ont participé à la construction de ma thèse en tant que tel. En effet, une partie de mon travail est de questionner les fondements même de la cité par projets et de la nature du nouvel esprit du régime des savoirs qui se développerait aujourd’hui face aux revendications de l’open en sciences. J’aborde cela tout au long des chapitres d’analyse (cinq à huit) et y consacre aussi une section dans le dixième et dernier chapitre.

La cité par projets : un nouvel ordre de justification d’un monde conçu en réseau

Pour mener leur étude, les auteurs comparent deux corpus de textes de management des

années 1960 et 199083. Ils mettent en évidence que le vocabulaire employé entre les deux corpus

pour décrire ce que serait la « bonne gestion » / le management nécessaire à la production de biens par des travailleurs, a significativement changé durant ces trente années. Par exemple, les termes tels que projet et réseau sont employés dans les années 1990 alors qu’ils étaient absents auparavant. L’emploi du mot cadre disparaît quant à lui presque totalement. L’évolution de cet « univers d’argumentation » est pour eux révélateur d’un nouvel esprit du capitalisme présent dans le discours du management des années 1990, la cité par projets. En effet, contrairement aux autres phases où des compromis entre différentes logiques se sont mises en place par l’instauration de dispositifs (les normes de l’État-providence, les droits des travailleurs, etc.), les auteurs précisent qu’ils n’ont pas trouvé de compromis ici et voient plutôt apparaître une nouvelle cité qu’ils appellent cité par projets. La cité est associée à un monde connexionniste, c’est-à-dire une vision d’un monde conçu en réseaux. Dans les textes de management des années 1990, la grammaire employée met en avant la figure des entreprises en réseaux et reprend des éléments de la critique « artiste » basée sur la notion d’autonomie et de flexibilité. Le nouvel esprit du capitalisme se construit sur des points d’appuis normatifs émis par la critique artiste à la fin des années 1970, tout en s’hybridant avec des thématiques essentielles de cette époque (mondialisation, apparition des problématiques écologiques, etc.). Dans ce contexte, le sentiment d’autonomie sur lequel repose le nouvel esprit en formation est basé sur l’absence de hiérarchie, un autocontrôle et un sentiment de sécurité fondée

sur la confiance, la méritocratie et l’épanouissement personnel. Les auteurs indiquent brièvement que l’esprit se déploie dans le contexte du développement des réseaux informatiques mais sans s’y attarder. Le principe supérieur commun attaché à la cité par projets est celui de l’activité. À la différence de l’efficacité de la cité industrielle qui peut sembler assez similaire, l’activité de la cité par projets dépasse les notions et les cadres habituels de travail ou de non-travail. Elle consiste ici à s’insérer dans un réseau. Les figures représentatives sont celles du médiateur qui mène des projets en activant les réseaux. Le but est donc de se connecter aux autres, entrer en relation, et pouvoir être flexible, adaptable, trouver les bonnes informations et les partager. Dans ce monde en réseau, l’innovateur mais également le chercheur qui a l’habitude de manipuler du savoir, de créer des liens est particulièrement adapté84.

Les auteurs, dans la dernière partie de l’ouvrage, proposent une ouverture mais aussi quelques éléments de prospective concernant les formes que prendraient les critiques face au nouvel esprit en émergence dans les années 1990. Pour eux, la critique sociale et artiste des années 68, portée par des « cercles d’intellectuels et d’artistes d’inspiration libertaire, autogestionnaire » perd de son efficacité. Les critiques alors neuves en 68 apparaissent comme des idéaux passés (critique de la technocratie, de la centralisation, etc.) dont l’influence est alors bien moindre. Une nouvelle critique sociale verrait le jour avec la montée de l’action humanitaire et une forte composante juridique pour contrer cet esprit. Cette critique sociale fait écho, selon eux, à une « pensée radicale anglo-saxonne, elle-même d’inspiration libérale, qui met l’accent moins sur une exigence d’égalité que sur un impératif de non-discrimination dans l’accès à des biens publics

considérés comme fondamentaux »85. La critique artiste, quant à elle, dans son versant moderniste

dénonce de nouvelles formes d’oppression dues aux modes de management et revendique une nécessaire limitation de la sphère marchande. L’État est considéré dans cette critique comme un acteur majeur en raison de sa fonction institutionnelle et de sa capacité à constituer de nouveaux droits. Son rôle serait de mettre en place « une politique publique responsable » pour faciliter la représentation dans le débat politique de celles et ceux qui seraient victimes de ce néo-capitalisme86.

Fait intéressant, ils décrivent également le rôle de « centres de calcul indépendants de ceux sur

lesquels les directions et le management exercent leur pouvoir »87. Un rôle qui est important pour

avoir des informations fiables sur des dérives à l’œuvre (comportements des multinationales, marchandisations outrageuses, etc.) et qui se base sur la vérification entre des accords signés « sur le papier » et sur ce qui se fait en réalité88. On voit ainsi déjà à cette époque émerger des critiques

mais aussi des dispositifs qui ne font que se déployer par la suite avec le ‘numérique’. Cependant, la fin de l’ouvrage laisse quelques doutes quant au déploiement d’un nouvel esprit associé à la cité connexionniste.

Des mondes qui précèdent les cités : actions et ancrages des justifications

En effet, dans le modèle des cités et des mondes, les « métaphysiques politiques »89

s’inspirent de grands textes fondateurs et sont donc aussi bien situées dans le temps que dans l’espace. La cité inspirée est basée sur la cité de Dieu de Saint Augustin (354-430), la cité domestique et d’opinion reposent respectivement sur deux œuvres du 17ème siècle : Politique tirée des paroles de l’écriture sainte de Bossuet (1627-1704) et Le Léviathan de Hobbes (1588-1679). La cité civique s’appuie quant à elle sur un écrit du XVIIIème siècle, Du contrat social de Rousseau (1712-1778). Les cités marchandes et industrielles reposent sur des éléments de philosophie et d’économie politique de la fin du XVIII ème siècle et du début XIXème siècle (Les œuvres de Saint Simon (1760-1825) et La Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith (1723-1790). Même si l’aspect chronologique de l’apparition des cités n’est soulevé ni dans De la justification : les économies de la grandeur ni dans Le nouvel esprit du capitalisme, on observe que les logiques de justification sont associées à des textes de différentes époques. Les cités et les mondes sont ainsi « datés » car ce qui est considéré comme universel évolue aussi dans le temps, d’où l’apparition également de nouvelles logiques.

Un autre point crucial concerne la dynamique de formation entre une cité et un monde commun. Les éléments d’économie et de philosophie politique constitutives des cités ne peuvent prendre forme que par « leur enracinement dans des dispositifs, des objets et du droit »90.

L’émergence d’un nouveau type de justification et son déploiement pour le bien commun se traduisent tout d’abord par l’existence d’un ensemble d’objets, de dispositifs et d’acteurs pour venir appuyer concrètement les idées portées. Une cité sans dispositif ne peut se mettre en place car la « dimension morale » n’a pas d’ancrage dans des activités. La formation de la cité marchande se

développe à la fin du XVIIème siècle par la mise en place avant tout d’activités marchandes91. Le

cadre philosophique et économique propre n’a pris forme que par la suite et a permis d’autonomiser la cité marchande par rapport à des considérations domestiques. Dernier point qui a toute son importance ici, Boltanski et Chiapello précisent que les sciences sociales participent aujourd’hui en grande mesure à cette mise en forme théorique et amènent ainsi à porter des conceptions au statut

de bien commun92. La fin de l’ouvrage reste néanmoins sur une interrogation. En 1999, les auteurs

précisent que la cité par projets manque à la fois d’ouvrage fondateur pour appuyer cette nouvelle vision mais également de « force mobilisatrice »93 pour mettre en œuvre les conceptions sous-

jacentes à une société en réseau. Or, on trouve quelques années plus tard, avec l’émergence d’Internet et du Web, des travaux en sciences humaines sociales qui apportent des éléments de réponse à la question laissée ouverte en 1999 du déploiement d’un esprit sous-tendu par la vision d’un monde connexionniste.

3-1-4 Dernières décennies : des rhétoriques d’un « nouvel esprit » aux

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