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6-1 L’esprit du régime contemporain des savoirs : un paysage néolibéral à adapter

Pour débuter ce chapitre, revenons à l’espace de la consultation République numérique. Un commentaire contre l’article initial du gouvernement est particulièrement éclairant :

Idéalement, le ‘libre accès’ devrait être immédiat, sans période d’embargo. Les nouveaux modèles économiques de l’édition électronique scientifique n’étant pas encore matures, on comprend la volonté du gouvernement d’établir un compromis pour ne pas trop affaiblir l’édition commerciale et les publications scientifiques qu’elle rend possibles et visibles. Néanmoins, le compromis proposé ici est « trop mou » et déjà dépassé par les législations plus radicales adoptées dans d’autres pays. Les éditeurs commerciaux finiront par trouver de nouveaux modèles économiques. Le meilleur moyen de les y aider est de les y contraindre dès maintenant en réduisant dès maintenant la durée d’embargo à 6 mois pour les sciences, la technique et la médecine et à 12 mois pour les sciences humaines et sociales, conformément aux recommandations de la Commission Européenne du 17.7.2012. C’est de cette manière qu’une loi peut devenir un moteur d’innovation.3

La proposition d’un « libre accès immédiat et intégral » exposée dans le cinquième chapitre (perspective civique-industrielle) est ici nuancée. Les éléments du commentaire ci-dessus ont en effet une toute autre tonalité. Il est question de modèle économique et d’éditeurs commerciaux. Les décisions législatives d’autres pays, ainsi que les recommandations de la Commission européenne, viennent à l’appui de la demande de l’auteur de réduire la durée d’embargo à 6 mois pour les STM et 12 mois en SHS. La critique, dans cet espace de la consultation, s’adresse avant tout au gouvernement qui propose dans son article de loi un compromis jugé « trop mou ».

L’espace des commentaires sous l’article initial du gouvernement se fait en effet le relais de nombreuses remarques critiquant la durée d’embargo jugée trop longue dans la version initiale de l’article. Cette remise en cause se retrouve aussi sous la forme d’amendements rédigés par des responsables de l’IST d’instituts de recherche publique ou de consortiums en recherche et ce dès le début de la consultation. On peut citer une proposition d’amendement publié deux jours après le début de la consultation : « Aligner les délais d’embargo sur ceux de la Communauté Européenne

(6 et 12 mois) »4. Cette modification est rapidement soutenue et citée par d’autres amendements,

notamment celui publié par le responsable IST du CNRS intitulé « Une durée d’embargo plus courte, ne pas entraver le TDM (fouille de texte et de données) et ne pas interdire une exploitation commerciale »5.

Les propos prennent principalement la forme d’une critique de nature économique adressée au gouvernement face à un compromis jugé trop à l’avantage des grands éditeurs commerciaux actuels. Les critiques dépeignent ainsi un contexte néolibéral dans lequel la recherche s’insèrerait, caractérisé par des situations de monopole de marché sur les connaissances scientifiques, qui

seraient de plus en plus injustifiées avec le passage au numérique et la dématérialisation des publications.

Dans cette perspective que je qualifie de gestionnaire néolibérale publique, les instituts de recherche font entendre une autre voix que celle présentée dans le chapitre cinq. Elle est portée par la figure-type des responsables de l’information scientifique et technique (IST) d’établissement public. Les propos défendent le ‘libre accès’ aux connaissances, non pas pour l’intérêt général ou bien pour la pérennité des savoirs, mais pour des raisons gestionnaires et économiques. Les arguments dépeignent ainsi une économie de marché où les résultats de la recherche ont une place centrale et où la connaissance est décrite comme un vecteur d’innovation et un potentiel retour sur investissement pour les organismes de recherche et les universités. L’entrave au ‘libre accès’ est ainsi considérée comme « un frein à la valorisation par les chercheurs de leurs travaux et à l’innovation »6. Un commentaire sur la plateforme de la consultation rappelle en effet que la

valorisation des articles scientifiques repose ici sur la cession des droits patrimoniaux des auteurs à des éditeurs et revues :

la notion de cession exclusive à un éditeur correspond hélas simplement à la réalité. Lorsqu’un article est accepté, le chercheur doit remplir un formulaire de cession de droits dans lequel il donne a minima à l’éditeur le droit de publier l’article. Dans les faits et par simplicité, un certain nombre de mes collègues préfère [sic] carrément l’option de transfert intégral de propriété à l’éditeur.7

Les arguments insistent également sur le contexte hautement compétitif à l’échelle internationale, où les pays et les instituts de recherche sont en concurrence les uns avec les autres pour valoriser leurs connaissances (dans la logique des brevets). Concernant les publications scientifiques, un commentaire sur la consultation souligne par exemple le caractère compétitif et les inégalités qui risquent de se créer entre ceux qui peuvent se payer l’accès aux revues payantes et ceux aux moyens plus limités :

De plus, cela crée une inégalité dans l’accès aux données car dans certains pays, l’ensemble de la communauté scientifique a accès, via un code, à l’ensemble des publications. Inégalités également dans notre pays puisque les laboratoires « riches » peuvent se permettre de payer des abonnements à des revues scientifiques non négociés par COUPERIN.8

Le consortium Couperin déjà mentionné précédemment mobilise aussi une autre voix. Il ne s’agit plus de défendre la préservation des savoirs par des archives ouvertes institutionnelles (perspective patrimoniale et gestionnaire publique), mais de négocier à l’échelle nationale la teneur

des contrats avec des éditeurs commerciaux qui vendent sous la forme d’abonnement l’accès à leurs publications scientifiques.

La perspective gestionnaire néolibérale publique laisse apparaître un contexte mondialisé de la recherche avec des éditeurs commerciaux multinationaux mais aussi des instances gestionnaires supra-étatique de la recherche. La Commission européenne représente une de ces instances supranationales et est une des nouvelles figures-types citées, dont les recommandations viennent à l’appui de l’argumentaire gestionnaire public national. Pour les responsables de l’IST publics, la loi concernant l’open access devrait s’aligner sur les directives européennes pour éviter

d’ajouter plus de « confusion à un paysage déjà très complexe »9 et aussi pour limiter l’écart avec

d’autres pays d’Europe ayant déjà mis en place des mesures législatives en faveur de l’open access. Dans le système de recherche et d’innovation européen dépeint par cette perspective, les financements nationaux (par exemple l’Agence Nationale de la Recherche en France) sont complétés par des appels à projets européens (projet-cadre pour l’innovation et la recherche : Framework Project (FP)). Les stratégies d’action publique pour la recherche et l’innovation ne reposent donc plus seulement sur des décisions étatiques mais sur un jeu politique et des directives à l’échelle européenne et internationale, où il s’agit d’être compétitif par rapport aux autres pays européens afin d’obtenir des financements.

La perspective gestionnaire néolibérale publique est mobilisée sous la forme de critiques contre l’article initial du gouvernement, que ce soit par des commentaires ou des propositions

d’amendements. En effet, la « version 0 »10 proposée par le gouvernement en l’état ne convient pas

et révèle un essai de rééquilibrage infructueux de sa part. La proposition faite par le gouvernement s’inscrit en effet dans l’esprit technoscientifique mis en œuvre à partir des années 1990, qui révèle la renégociation d’un compromis technoindustriel-marchand avec le passage au ‘numérique’. Néanmoins, les termes proposés aujourd’hui ne conviennent plus à aucune des parties prenantes concernées.

6-1-1 Article initial du gouvernement : un compromis technoindustriel-

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