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CHAPITRE 5 – SCIENCE ET LETTRES RÉTABLIES : LA

DÉFENSE D’ESPRITS DU RÉGIME DES SAVOIRS PASSÉS

5-1- Une Science publique retrouvée : l’État et ses institutions

garantes du ‘libre accès’ et de la pérennité des connaissances

5-1-1 Une revendication civique-industrielle : « La recherche financée par

l’Etat appartient à tous ! »

1

La recherche publique est financée par le contribuable. Il est normal qu’elle soit en accès libre à tout citoyen.2

L’extrait ci-dessus est un commentaire3 posté sous la version initiale de l’article proposé par

le « Gouvernement »4. Il résume la première perspective abordée dans le chapitre, celle d’une

revendication civique-industrielle en référence au compromis d’État fort entre monde civique et industriel décrit dans De la justification : les économies de la grandeur5. Elle prend en effet la forme

d’une argumentation pour le ‘libre accès’ dans l’intérêt général et collectif mais s’appuie sur la défense d’une recherche financée par l’État. La perspective est mobilisée par une figure-type, celle du « citoyen » (profil renseigné à l’inscription sur la plateforme)6 qui a pu donner son avis sur cette

problématique sur le site web de la consultation République numérique.7.

La logique défendue est simple : la connaissance issue de la recherche publique doit être disponible car elle est payée par l’argent public. Cet argumentaire se retrouve dans plusieurs

propositions d’amendement rédigées par des individus en leur nom individuel. Ces modifications8

de l’article initial du gouvernement sont les premières à être ajoutées sur le site web de la consultation. Elles constituent un premier lot de critiques contre l’article initial de la loi, les premières de nombreuses présentées par la suite. La première proposition d’amendement du 26 septembre, écrite alors que la consultation vient juste de commencer, en est une belle illustration. Son titre est évocateur : « La recherche financée par l’Etat appartient à tous ! »9. D’autres suivront

comme « Un principe simple la recherche publique dans le domaine public »10 ou encore « les

recherches financées par des fonds publics accessibles sans délai »11.

La priorité absolue est donnée au ‘libre accès’, comme l’indique le commentaire : « Le financement (nécessaire) ne doit pas s’opposer au principe du libre accès. »12. Bien que ces

amendements ou commentaires ne comptabilisent que peu de votes, ils mettent en évidence une critique à dominante civique mais qui s’intègre dans la conception dominante du régime des savoirs

associé à la Big Science des années 1945-1970 que je rattache à l’esprit du régime des savoirs basé sur un compromis civique-industriel13.

Le ‘libre accès’ : d’un droit à un devoir du chercheur-citoyen

Cette perspective adresse un certain nombre de questionnements critiques à l’article initial du gouvernement et à ses éléments considérés comme des aberrations. Les critiques soulignent le fait que la recherche financée par l’argent public devrait être disponible sans délai, d’où une incompréhension de l’idée même d’embargo sur la disponibilité des publications scientifiques. Concernant la durée d’embargo, plusieurs personnes expriment leur incompréhension d’un traitement différencié entre les sciences humaines et sociales (SHS) et les sciences techniques et médecine (STM) avec 12 mois pour les STM et 24 mois pour les SHS, comme le souligne un commentaire (argument « pour ») sous l’article initial du gouvernement : « [le libre accès] est juste une évidence. Je ne comprends même pas que ce ne soit pas déjà le cas. Cela favoriserait en effet grandement l’innovation. Par contre, je ne comprends pas pourquoi le délai serait plus long pour

les sciences humaines… »14

Cette perspective argumentative est associée aux demandes les plus « radicales » pour assurer le ‘libre accès’ aux connaissances. La revendication d’un ‘libre accès’ sans aucun délai d’embargo est motivée par l’idée que la priorité devrait être donnée à l’intérêt collectif et à l’égalité pour toutes et tous, comme l’évoque ce commentaire : « Pourquoi laisser au chercheur financé par l’État et qui publie ses résultats dans une revue le choix de faire, et donc aussi le choix de ne pas faire cette publication gratuite ? Ce devrait être un devoir, non un simple droit. »15. Plusieurs

amendements proposent ainsi de changer le terme de l’article initial « a le droit de » par « met à disposition ». Dans les propos, des critiques sont émises contre les responsables de la privatisation des connaissances. Cela révèle une autre figure-type qui est celle de l’éditeur « traditionnel ».

5-1-2 Une critique visant le corporatisme et la privatisation des connaissances

La logique civique qui compose cette perspective s’accompagne de la dénonciation des injustices qu’engendrerait la marchandisation de ‘la Science’. On voit dans les propos l’image d’une

figure-type qui fait passer des « questions d’arrière-boutique » en priorité, comme l’expose cet extrait :

Séparer enfin la question de principe (la science est un bien commun, le savoir n’est pas une marchandise) de questions d’arrière-boutique sortirait enfin ce débat de querelles complètement stériles. Sortir la gestion des droits sur les articles scientifiques du périmètre des droits d’auteurs et de la tutelle du ministère de la culture serait aussi une bénédiction.16

Les critiques portent ici sur une logique marchande à la coloration « domestique » qui se serait opposée au « bien commun » avec le soutien du ministère de la Culture au sein de l’État.

Une autre perspective, défendue entre autres par le ministère de la Culture et qui fait l’objet des critiques, est celle que j’ai nommée la perspective culturelle et intellectuelle traditionnelle. Elle mobilise une configuration située entre les logiques domestique et marchande (cf. 5-3-2). La coloration « domestique » s’explique par le fait que la marchandisation des savoirs n’est pas à prendre comme une « commercialisation » mais plutôt comme une « privatisation »17. Cette

privatisation serait effectuée ici par des corporations ayant la forme de « petites » maisons d’édition en sciences humaines et sociales francophones, revendiquant le respect du droit d’auteur, mais aussi la prise en considération des différences disciplinaires.

La distinction faite entre la durée d’embargo pour les STS et celle pour les SHS apparaît injustifiée lorsque l’intérêt du collectif (logique civique) est mis en priorité avant le respect des cadres disciplinaires (logique domestique). Dans la revendication civique-industrielle, toute production scientifique doit être disponible à partir du moment où elle est financée par l’argent public. Le commentaire suivant (argument « contre » la version initiale de l’article) le souligne bien : « Une production réalisée par une recherche financée par des fonds publics DOIT être disponible IMMEDIATEMENT (pourquoi d’ailleurs cette distinction entre sciences dures et sciences molles ?) »18. Pour contrer cette privatisation de ‘la Science ’ au détriment de l’argent public, l’État apparaît

comme celui qui doit mettre fin au monopole de la publication privée, ce que j’associe à la figure- type de l’État-providence mais qui peut aussi, dans d’autres perspectives, renvoyer à un État- planificateur et faire l’objet de critique.

5-2- La réaffirmation d’un compromis civique-industriel de longue

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