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Posture, engagement et réflexivité : éthique du souci des conséquences et responsabilité technique

Comme énoncé précédemment, l’« entrée en thèse » s’est accompagnée de l’intrication entre ce qui allait constituer à la fois un terrain de recherche et les milieux professionnels et associatifs que je côtoyais déjà ou que j’allais intégrer (laboratoires, école doctorale, conférence, etc.). L’intrication a été complexe et il a fallu l’accompagner et la comprendre. L’article de Catherine Delavergne intitulé « La posture du praticien-chercheur : un analyseur de l’évolution de la recherche qualitative »36 a été particulièrement éclairant à ce sujet. L’auteure met en lumière les spécificités

d’une recherche menée par celles et ceux qui enquêtent sur des terrains associés à leurs pratiques professionnelles ou domaines d’activités. Cette situation spécifique mène à une influence mutuelle entre les différentes sphères d’activités enchevêtrées et nécessite selon l’auteure de reconstruire une identité dans les différents milieux concernés. Delavergne emploie le terme d’« énaction », terme issu des sciences cognitives qui signifient une refonte et une interaction constante entre individu et environnement (je reviendrai plus longuement sur la définition de ce concept dans le dixième chapitre). L’expérience du doctorat a en effet été un travail de déconstruction et reconstruction successive. Une première déconstruction a consisté à se « dés-immerger » du milieu open science dans lequel je me situais. Cette étape a été essentielle pour prendre du recul sur le regard initial que je portais sur l’open et le considérer comme une conception parmi d’autres. Un détachement a été nécessaire à la construction même de mon objet de recherche. Mais la « dés-immersion » s’est accompagnée d’autres immersions concomitantes. Une immersion dans le champ des recherches en sciences sociales en tant que doctorante, mais également dans mon terrain de recherche en tant que tel, impliquant des personnes notamment des chercheur.e.s et collègues prenant part au débat sur l’open en sciences.

Faire partie du milieu que l’on observe a amené à faire des choix pour s’autoriser à écrire. À la manière de l’anthropologue solidaire décrit par Florence Piron dans son article « Écriture et responsabilités : trois figures de l’anthropologue »37, il a fallu développer une attitude réflexive quant

aux conséquences de toute production de savoirs scientifiques, et cela, non pas dans une attitude coupable, mais en assumant les effets mêmes de ces écrits dans la recomposition du monde social. Cette « éthique du souci des conséquences »38 s’est opérée par la construction d’une approche

compréhensive présentée en début de chapitre et par plusieurs choix théoriques et méthodologiques. Elle s’est accompagnée aussi d’une autre dimension au cœur de la problématique et des résultats de mon doctorat, soit une réflexion quant à la composante technique accompagnant

toute pratique scientifique et qui se retrouve amplifiée aujourd’hui avec les technologies numériques.

J’ai en effet souhaité porter un regard critique sur l’influence des méthodes numériques sur les résultats de ma recherche. Construire une attitude responsable a nécessité de considérer non plus seulement le travail d’écriture, mais également la circulation facilitée et le partage de ces écrits sur un ensemble de dispositifs numériques aujourd’hui. Cela a consisté par exemple à présenter les sources de mon corpus en note de fin d’ouvrage et non pas dans le corps du texte, même lorsque les informations recueillies étaient disponibles publiquement. Ce choix, déjà expliqué en introduction générale, est une illustration en elle-même de l’influence du design d’un document qui oriente la lecture en facilitant ou rendant plus difficile l’accès direct à des informations. Les chapitres d’analyse (cinq à huit) sont l’occasion de présenter d’autres éléments qui, au premier abord, semblent techniques, mais qui ont toute leur importance dans nos capacités d’action et de mobilisation dans un environnement numérique. Mais avant cela, il est désormais temps de présenter l’itinéraire d’enquête de ma recherche et les choix théoriques et méthodologiques qui l’ont jalonné. Le troisième chapitre est dédié en premier lieu à la présentation de quelques concepts théoriques-clefs, qui ont guidé mon étude et l’analyse qui en a été faite.

CHAPITRE 3 – SENSIBILITÉ THÉORIQUE ET CHOIX DE

QUELQUES CONCEPTS-CLEFS

Dans sa recherche doctorale, Raquel Fernandez-Iglesias1 propose d’intituler un de ses

chapitres « dés-encadrage théorique » au lieu de l’habituel « cadre théorique ». Elle rappelle que l’emploi du terme « cadre théorique » est issu d’un héritage épistémologique, c’est-à-dire que cette terminologie porte en elle-même une conception particulière de la recherche. L’expression « dés- encadrage théorique » invite ainsi à « libérer le théorique de son cadre » et permettre « l’ouverture interprétative »2.

Ces propos font écho à l’approche portée par les recherches en Grounded Theory/théorisation ancrée et qui transparaît notamment par l’emploi des expressions « sensibilité théorique » et « concepts théoriques ». Loin des « grandes théories sociales » qui viennent enfermer les possibilités d’analyse, ces démarches proposent une suspension théorique au début d’une recherche/terrain afin de faire abstraction de ses connaissances théoriques et de garder une « ouverture interprétative »3. Cependant, il est possible de faire appel tout au long de la recherche

à des concepts sensibilisants/sensibilisateurs temporaires4 et de développer une sensibilité

théorique5. Les concepts sont alors des aides pour avancer au fur et à mesure de la recherche et

interpréter l’analyse du phénomène observé. Pour Herbert Blumer, le qualificatif « temporaire » rappelle qu’un concept n’est jamais définitif dans le sens qu’il est toujours contextualisé dans un terrain donné. Ainsi, l’usage d’un concept a pour vocation d’évoluer, d’être remis en cause, questionné et affiné. Un principe que l’on retrouve lorsque l’on observe la façon dont un modèle théorique est testé, confronté sur un ensemble de « cas concrets » par un chercheur tout au long de sa carrière et/ou par d’autres chercheurs se basant sur un cadre théorique donné. Ce chapitre illustre également ce point, puisque je présente l’histoire d’un modèle théorique (les « cités et

mondes communs » de Luc Boltanski et Laurent Thévenot6) développé en sociologie, et qui a été

par la suite repris et questionné à l’aune d’autres terrains d’étude ou bien d’autre regard disciplinaire. Bien qu’en théorisation ancrée, il est souvent conseillé en début de recherche d’opérer une suspension théorique pour ne pas orienter l’analyse et l’ancrer dans le terrain, il a été plutôt question pour ma part d’une exploration théorique large dans deux disciplines : la sociologie et les sciences de l’information et de la communication. Cette exploration tous azimuts s’explique également par le moment particulier du doctorat, qui laisse la possibilité de lire, de découvrir et de se « familiariser pour s’habiliter »7. Dans la démarche itérative de la théorisation ancrée, cela s’est traduit par un

successivement aux terrains et éléments recueillis. Mais, plus la thèse avançait, plus le champ des possibles théoriques est venu se resserrer et petit à petit un filtrage s’est opéré. Seuls quelques éléments théoriques robustes, capables de venir éclairer et expliquer au mieux l’objet de recherche, ont été gardés et sont présentés ici. J’expose dans ce chapitre le résultat de cette pérégrination théorique en exposant les concepts que je mobilise par la suite « en contexte » dans mon enquête.

J’ai commencé avec le concept des « cités et mondes communs » proposé par Boltanski et Thévenot dans De la Justification : les économies de la grandeur8. J’ai ensuite suivi la façon dont le modèle

a été repris, complété et amendé par ces deux mêmes auteurs aux côtés d’autres chercheurs de diverses disciplines, au fil de l’évolution des problématiques sociétales explorées. Je vais donc présenter successivement quelques concepts-clefs issus de la sociologie pragmatique de la critique soit : les cités et mondes communs, les épreuves de justice puis la notion d’êtres multiples et d’« êtres sans corps » . En prenant pour appui le livre le Nouvel Esprit du Capitalisme, je décris ensuite la notion d’agencement sociétal (ici le capitalisme) et les dynamiques de changement des esprits qui expliquent l’engagement dans des entités/structures aux apparences stables. Je continue par la

présentation de la « cité par projets »9 et du troisième esprit du capitalisme qui donna lieu à de

multiples travaux pour expliquer le monde social contemporain. J’aborde à la fin du chapitre des travaux plus récents prenant pour objet de recherche le ‘numérique’. J’y introduis ainsi la notion d’épreuve de justice « équipée » et précise les évolutions des modalités d’actions collectives et de mobilisations dans un contexte où les dispositifs numériques jouent un rôle essentiel.

3-1 Sociologie pragmatique de la critique : logiques de justification

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