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4-1 D’une exploration tous azimuts à la délimitation d’un terrain de recherche : la consultation République numérique

Lorsque l’on observe la mobilisation d’une formule telle que l’open, même si le champ d’étude se limite ici au domaine des sciences, on se rend rapidement compte que les moments de désaccords et de débats sont nombreux. L’introduction en a donné un exemple avec l’affaire #MSWgate qui s’est déroulée en 2013. Ce premier conflit permet de voir que la mise en œuvre de l’open access en France n’est pas si simple qu’il y parait et que bon nombre d’enjeux sociopolitiques et économiques y sont associés. Dans l’introduction générale, j’ai employé le terme de huis clos 2.0 pour insister sur le fait que les débats dans ce cas précis se sont limités aux « cercles des initiés » de l’open access. L’affaire s’est ensuite tassée, le hashtag #MSWGate s’est perdu dans le flot de Twitter, et les billets de blog à ce sujet ont laissé place à d’autres discussions. La start-up française, quant à elle, a tâché de « rectifier le tir » mais a surtout trouvé d’autres lieux plus propices et réceptifs à leur façon de penser l’open access1. Les discussions sur l’open se sont poursuivies dans différents espaces

et réseaux sociaux numériques, en France mais également à l’international. La Semaine de l’open access, quant à elle, fut par la suite coordonnée par un acteur institutionnel, le consortium Couperin avec le soutien du projet européen FOSTER (Facilitate Open Science Training for European Research). Ce projet est une bonne illustration du rôle que la Commission européenne prit à partir de 2014

sur la question de l’open en sciences. Avec le lancement du nouveau projet cadre Horizon 20202, le

terme open science est devenu un passage obligé pour tenter d’obtenir des financements européens pour des projets de recherche. Cette dynamique a amené chaque pays membre de l’Union européenne à se positionner sur le sujet de l’open et à organiser des conférences, réunions, rencontres autour des thématiques de l’open access, l’open data, ou l’open science3.

À partir de 2013, les occasions n’ont pas manqué pour explorer les significations multiples données au terme open. Mais le grand nombre de débats et de rebondissements à ce sujet sont vite devenus problématiques. Que faire face à une thématique mondialisée avec néanmoins des spécificités propres à chaque pays (organisation, infrastructures, mise en place de textes de lois, etc.) ? Par où commencer ? Faut-il prendre un cas d’étude en particulier ? Grâce aux connaissances de terrain déjà acquises, l’approche ethnographique constituait à mes yeux la démarche la plus « sensée » pour recueillir des informations empiriques. Cependant, elle représentait également une difficulté méthodologique. Mon immersion dans ce milieu depuis mon emploi de community manager

au sein de MyScienceWork me procurait une certaine connaissance des quelques acteurs principaux impliqués dans l’open en sciences en France, ainsi qu’à l’étranger. Dans une approche ethnographique, mon choix aurait pu se porter, par exemple, sur l’étude des listes de discussion qui relaient des actualités sur l’open ou débattent à ce sujet4. J’aurais pu suivre un groupe de travail sur

l’open en sciences ou bien continuer mon investigation sur les entrepreneurs open science en France

ou à l’étranger comme j’avais débuté au sein de HackYourPhD5(cf. encadré ci-dessous). L’enquête

aurait pu prendre la forme d’une recherche action-participative au sein de la communauté de jeunes chercheurs HackYourPhD ou bien du collectif OpenCon. Mais choisir d’observer tel espace ou telle communauté ne permettait pas de comprendre les diverses significations données à l’open en sciences, ni explorer les raisons même des désaccords. Il m’est apparu nécessaire de capter aussi bien les avis militants pour l’open en sciences que les critiques et les craintes qui s’y rapportent et pour cela, d’accéder à un terrain propice à la rencontre de ces différents arguments.

Gazouillements et autres récits sur l’open : expérimentation d’avant thèse au sein de HackYourPhD

En plus du suivi de la thématique en ligne d’échanges sur les listes de discussion, les réseaux sociaux, les billets de blogs et d’articles, j’ai assisté et j’ai été conviée à un certain nombre d’événements en France mais aussi à l’international sur la thématique de l’open science. J’ai notamment réalisé des

comptes rendus de livetweet6. Nous avons, avec l’association HackYourPhD, archivé des interviews

réalisées sur archive.org7. Plusieurs documents, par exemple des comptes rendus de tweets sur la

plateforme Storify8 ont été perdus lorsque l’entreprise a fermé, ce qui montre bien les enjeux de

patrimonialisation et d’archivage que j’aborde dans le chapitre cinq.

La consultation pour le projet de loi République numérique9 qui s’est déroulée de septembre

à octobre 2015 est apparue comme un moment opportun pour explorer ces diverses significations. En effet, ce temps fort (que je détaille dans la suite de ce chapitre) a regroupé sur un même espace numérique un grand nombre de personnes et d’organisations impliquées dans ce sujet en France et notamment des acteurs qui habituellement s’expriment peu en public. Loin d’un huis clos 2.0 entre quelques personnes sur les sphères numériques des blogs et de Twitter, la consultation République numérique a pris la forme d’un véritable débat public sur « la question des savoirs et des

communs »10. Sur un temps relativement court (trois semaines), le site web de la consultation a

recueilli une grande diversité d’arguments, des justifications tout autant que des critiques, à propos de la définition même de l’open en sciences et de sa mise en œuvre en France, en raison de la présence de l’article 9 sur le « libre accès aux publications scientifiques de la recherche publique »11.

Le moment de la consultation et le site web dédié ont constitué le point d’entrée de mon

enquête. Cette entrée m’a amenée à suivre la dynamique de ce débat (autres espaces/dispositifs)12

stratégies dans l’épreuve13 mises en œuvre par différentes parties prenantes pour définir ce que

devrait être ‘la Science’, autrement dit, pour définir le régime des savoirs qui serait le plus approprié aujourd’hui.

Ce chapitre a pour objectif de revenir sur l’ensemble de la méthodologie employée pour analyser ce moment-clef et de décrire les mouvements propres à l’analyse. Dans ma démarche par théorisation ancrée, les étapes de recueil des informations, d’analyse, de lectures se sont faites progressivement et de façon circulaire. C’est pour cette raison que j’emploie la notion de « mouvements ». Mais tout d’abord, je vais revenir sur une description de la consultation République numérique et détailler quelques spécificités de cette épreuve de justice. Cette première description vient justifier les raisons du choix de ce moment particulier comme point d’entrée de mon enquête, un moment que je qualifie, et nous verrons pourquoi, d’épreuve de réalité « équipée ».

4-1-1 Mise en contexte : les enjeux de la phase consultative du projet de loi

République numérique

Consultation République numérique : « Une approche inédite de la fabrication de la loi »14

En septembre 2015, plusieurs listes de discussion/diffusion font part du lancement prochain d’une consultation en ligne sur le projet de loi pour une République numérique. Dès le

1er septembre, une personne de la liste [accès ouvert]15 partage le lien d’une interview donnée par

Axelle Lemaire16. La secrétaire d’État en charge du projet de loi y aborde, entre autres, la question

du « libre accès aux publications scientifiques de la recherche publique »17, car un article du projet

de loi y est consacré. Elle y annonce également une nouveauté dans le processus législatif avec la mise en œuvre d’une consultation pour donner la parole à tous sur ces « questions cruciales » du ‘numérique’. Quelques jours plus tard, d’autres listes de diffusion regroupant des réseaux d’acteurs autour des communs ([savoirsComm1], [echanges]) annoncent le lancement de la consultation. Elle débute le 26 septembre 2015 pour une période de trois semaines. Il s’agit alors pour ces collectifs de se positionner et de s’organiser pour répondre à cette « approche inédite de la fabrication de la loi »18.

Pourquoi un tel engouement autour du projet de loi République numérique ? Pour le comprendre, il est nécessaire de présenter le projet de loi, sa genèse ainsi que l’organisation de la consultation considérée comme démarche « innovante » et originale dans le paysage politique français de l’époque.

Le projet de loi porté par le Ministère de l’Économie et des Finances a pour ambition de réguler le ‘numérique’, ses usages et les nombreux enjeux qui y sont liés (économiques, politiques, sociaux, etc.) On y retrouve ainsi des thématiques clefs : la question de l’open data et de l’ouverture

des données publiques et d’intérêt général, le sujet de la neutralité de l’Internet, ou bien encore la reconnaissance des communs comme droit positif. Des thématiques qui, comme je l’ai décrit dans le premier chapitre, sont au cœur des problématiques politiques et font aujourd’hui l’objet de mobilisations citoyennes. Le sujet de l’open access y a également sa place avec l’article 9 intitulé « libre accès aux publications scientifiques de la recherche publique » dans la version du projet de loi qui est soumis à consultation19.

En effet, pour un projet touchant la régulation du champ du ‘numérique’, la rédaction de la loi s’inscrit dans une démarche spécifique. Le projet de loi s’accompagne d’un processus délibératif et contributif avec un temps de consultation et la mise à disposition d’un site web participatif en ligne, développé spécialement à cet effet20.

Une consultation dans la lignée des processus démocratiques mais d’une tout autre envergure

Comme mentionné dans le chapitre trois, l’approche consultative n’est pas nouvelle et s’inscrit dans la mouvance du « nouvel esprit de la démocratie »21 qui met en avant la participation

et la co-création de processus décisionnels avec les citoyens. Les consultations sont déjà une pratique développée dans la lignée de la démocratisation des enquêtes publiques, comme la Commission nationale du débat public, créée en 1995, qui en est une illustration (Cf. 3-2-2). Avec

sa devise « Vous donner la parole et la faire entendre »22, la CNDP coordonne des débats publics

dans la logique d’informer les citoyens mais aussi de prendre en considération leurs avis sur de nombreux projets d’aménagement aux impacts environnementaux ou socio-économiques

importants23. La consultation République numérique, dans cette démarche consultative, possède

plusieurs spécificités additionnelles à cette démarche initiale. Tout d’abord, elle concerne un projet de loi, c’est-à-dire un débat public d’envergure nationale, et non pas local. Ensuite, la phase consultative est organisée très en amont des étapes législatives habituelles. Enfin, elle s’appuie sur un site web consultatif dédié et développé par une entreprise provenant de l’univers des civic-tech (cf. 1-2-2).

La rédaction de la loi pour une République numérique s’insère dans un temps long avec plusieurs étapes inhabituelles. La consultation est organisée tout au début du processus législatif avant même la présentation du texte devant le Conseil d’État.

Procédure législative « classique » et originalité de la consultation République numérique Le processus législatif en France dans la 5ème République se compose de nombreuses étapes et allers-retours, avant qu’une loi ne soit adoptée. Une loi peut être proposée par un Premier ministre ; dans ce cas, une première version est rédigée suite à des études d’impact et la consultation d’instances. Le Conseil d’État examine ensuite ce projet de loi (rôle de conseil). Puis, le projet de loi est présenté au Conseil des ministres. S’ensuivent des allers-retours entre les deux assemblées : le Sénat et l’Assemblée nationale. Les textes sont d’abord reçus en commission avant d’être discutés en séance plénière. Une première lecture est effectuée par les deux assemblées. S’ensuit une navette parlementaire, sur les articles divergents. Une commission mixte parlementaire peut aussi être appelée en cas de désaccords. Enfin, le texte de loi dans sa version définitive est promulgué.

Il faut également savoir que la rédaction du pré-projet de loi a lui-même fait l’objet d’une démarche participative. Dans le processus législatif « traditionnel », des instances de conseil mais aussi des études d’impact sont effectuées pour rédiger le projet de loi soumis au Conseil d’État en premier lieu. Dans le cas de ce projet de loi, une de ces instances, le Conseil national du numérique (CNNUM), a lui-même organisé en amont six mois d’échanges (5000 personnes auditionnées) afin de rédiger le Rapport Ambition numérique, remis au gouvernement et publié en ligne en juin 201524.

Mais la grande nouveauté du projet de loi, relayée par les médias, réside bel et bien dans l’ouverture « d’une plateforme numérique inédite de co-création de la loi permettant aux citoyens d’enrichir et de perfectionner le texte législatif gouvernemental »25. Cette « approche inédite de la

fabrication de la loi »26 représente en effet pour l’État français la première loi à être co-créée avec

les internautes au tout début du processus législatif. Une plateforme est développée spécifiquement

pour cet usage (suite à un appel à projet) par l’entreprise Cap Collectif27 qui a déjà accompagné

d’autres démarches de consultation/participation en ligne. Je vais détailler désormais quelques fonctionnalités du site web, ce qui me permet aussi de présenter l’article 9 sur « le libre accès aux publications scientifiques de la recherche publique »28.

4-1-2 Exploration du site web de la consultation et présentation de l’article 9

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