• Aucun résultat trouvé

2-2-3 L’ère des technosciences : l’émergence d’une pensée néolibérale (années 1980 )

Depuis les années 1980, nous serions entrés dans une nouvelle ère, celle des technosciences. Ce terme, employé par la communauté de chercheurs plutôt que par le « grand public », revêt différentes significations. Guchet, dans un article retraçant l’émergence du concept36, rappelle qu’il

sciences. Le terme de technosciences est un moyen d’insister sur l’importance de considérer les dispositifs et les techniques dans une science considérée souvent comme éthérée (le monde des idées). Si la culture matérielle des sciences a été explorée à l’image des approches ethnographiques citées précédemment, la notion de technosciences tend à rappeler le contexte techno-industriel et de plus en plus marchand dans lequel la production scientifique s’insère. Le livre de Bernadette Bensaude-Vincent37 Les vertiges de la technoscience participe à véhiculer l’idée d’un changement de

régime des savoirs dictés par le « monde des affaires ». Néanmoins, plus qu’une dépendance au contexte économique, l’emploi de ce terme tend à souligner l’émergence de nouveaux enjeux de gouvernance et d’organisation sociale. Comme le mentionnent Bonneuil et Joly, les technosciences signalent le passage d’une instrumentation du contrôle de la nature à une instrumentation « de la maîtrise sociale. »38

Contexte néolibéral et nouvelles modalités gestionnaires

L’ère des technosciences est souvent associée au développement d’une pensée « néolibérale », un concept flottant qui peut désigner aussi bien une économie, une idéologie qu’un

mode de gouvernance39. Même si cette notion évolue et fait l’objet de débats, son usage met en

lumière un mode de gestion et de gouvernance où les technosciences jouent un rôle central. Le néolibéralisme est employé entre autres pour désigner un pilotage d’ordre marchand où les économies nationales laissent la place à une économie-marché mondiale et à la finance internationale. Les savoirs scientifiques ont également un rôle dans ce contexte. Les modélisations issues des sciences économiques jouent par exemple une fonction performative pour comprendre le marché financier mondialisé40. Le néolibéralisme s’articule aussi avec une économie politique des

savoirs où la propriété intellectuelle permet de réguler l’accès à ces biens41. Le brevet a un rôle

majeur dans la valorisation des connaissances pour les instituts de recherche42. En terme

organisationnel, les travaux de Luc Boltanski et Ève Chiapello, que je détaille plus longuement dans le troisième chapitre, notent le développement de nouveaux modes de management dans les années

199043. Ces techniques de gestion se caractérisent par une organisation pensée sous forme d’un

réseau d’acteurs mobilisables et modelables au gré de projets44. Dans cette mouvance, la

gouvernance publique voit le passage d’un État-planificateur à des modèles plus souples (nouveau

management public)45 dans lesquels les indicateurs et les classements deviennent des techniques de

gouvernement des actions aussi bien individuelles que collectives. Le pilotage de ‘la Science’

devenue « Recherche et Innovation » est également en prise à ce propre mode de fonctionnement46.

L’innovation remplace la notion de progrès et l’autonomie des établissements de recherche et d’enseignement en font des instituts responsables mais évalués tout comme les personnels des organisations. La bibliométrie et la mise en place de métriques de la recherche, conçus à la base

pour s’orienter dans une information scientifique de plus en plus nombreuse et aider aux achats de

revues, deviennent des mesures d’évaluation des chercheurs47. Le “publish and perish” (publier ou

périr) instaure comme norme scientifique celle de la compétitivité et de la concurrence entre

chercheurs48. Le financement de la recherche se calque sur une organisation en « projet » dans un

contexte national et aussi de plus en plus international avec des instances de gouvernance telles que la commission européenne (programme de recherche européen). Dans ce contexte de plus en plus globalisé, les prises de décisions s’accompagnent également de nouvelles modalités d’arbitrage collectif avec la montée de l’incertitude.

La montée du participatif face à des savoirs scientifiques incertains

La globalisation se traduit par la création d’un réseau d’instances de régulations internationales qui chapeautent par ses directives les actions publiques à l’échelle nationale. Mais de nouvelles organisations issues de la « société civile » (ONG, think tank) viennent revendiquer

également une prise en considération de leur demande de participation au débat49. On assiste en ce

sens aux prémices d’une nouvelle vision de la démocratie basée sur la participation50. En France, la

Commission nationale du débat public (CNDP) est par exemple créée en 1995 pour traiter de problématiques environnementales. Les questions de gestion des déchets nucléaires, d’installation d’un parc éolien, etc. sont tout autant de sujets débattus par la constitution de « publics » sur un

dispositif numérique participatif51. Les technosciences apparaissent ainsi au cœur des

problématiques débattues en raison des conséquences incertaines des objets qu’elles produisent (OGM, nucléaire). Elles amènent un autre rapport à la prise de décision avec une gouvernance partagée pour gérer ces externalités négatives.

À la suite de cette montée de la responsabilité, une autre représentation des savoirs et des modalités de leur questionnement émerge. J’ai souligné précédemment que la légitimité des savoirs scientifiques avait déjà commencé à être critiquée dès la fin des années 6052. Dans les années 1990,

la dimension incertaine que revêtent les savoirs scientifiques face aux défis planétaires environnementaux, climatiques, énergétiques, géopolitiques, etc. dessine un mode de questionnement des technosciences permanent sous la forme de controverses sociotechniques. Face à la complexité des phénomènes à l’étude en sciences, une prise de conscience de l’incomplétude des informations s’opère. Les modélisations tendent à rendre compte de situations mais ne sont que des scénarios possibles, à l’instar du futur du climat53. Dans la société du risque,

comme aime à la définir Ulrich Beck54, les prises de décisions relèvent d’une dimension subjective

en raison des connaissances non stabilisées. Les situations de controverses sociotechniques dépassent les seuls milieux scientifiques et donnent à voir des prises de position publiques et

situation, tend à rendre compte de son expertise par un discours argumenté. Des études indépendantes jouent alors le rôle de contre-pouvoir en remettant en cause les autorités habituelles

et les savoirs scientifiques eux-mêmes. Dans cette configuration des échanges56, le chercheur ou la

chercheuse prend aussi parfois le rôle de lanceur d’alerte au sein de ses propres institutions parmi d’autres stakeholders (parties prenantes), en signalant un danger éventuel ou un risque dans l’espace public57. Les savoirs technoscientifiques, en tant qu’éléments clefs disputés au sein de l’espace

public, ont ainsi un rôle majeur dans la constitution des processus démocratiques. Définition d’une controverse (sociotechnique)

J’ai apporté au fur et à mesure de mon enquête un intérêt tout particulier à caractériser différentes configurations des échanges et formes de désaccords, en m’aidant de la grille de lecture proposée par Francis Chateauraynaud dans l’article « La contrainte argumentative. Les formes de l’argumentation entre cadres délibératifs et puissances d’expression politiques »58, un point que

j’aborde plus en détail dans le chapitre trois. Ce n’est qu’a posteriori , par un retour sur la littérature théorique, que je suis revenue sur les différentes définitions données aux termes « controverse » et « controverse sociotechnique ».

Juliette Rennes dans son article « Les controverses politiques et leurs frontières » distingue différentes formes de contestation (débat, controverse, polémique). Elle définit la controverse

« comme étant une confrontation discursive polarisée, argumentée, réitérée et publique »59. Elle la

distingue d’autres formes de désaccords par sa temporalité. Une controverse se caractérise par une série d’échanges qui vont porter sur une même question et non pas sur un épisode unique. Un autre point important est la polarisation des discours, à la différence d’un débat qui représente certes des échanges argumentés mais sans cette opposition marquée.

Joëlle Le Marec et Igor Babou apportent60 aussi une nuance intéressante par leur regard réflexif sur

l’étude des controverses en sciences humaines et sociales. Ils notent ainsi que l’on est passé d’une conception de la controverse en tant que dispute savante (qui représente une pratique institutionnalisée de la controverse remontant au Moyen Âge) à une controverse sociotechnique qui intègre « quantité de dimensions politiques et culturelles qui participent désormais de la vision des sciences du point de vue des sciences sociales ». Ils soulignent également l’influence des différentes conceptions de l’espace public sur l’étude des controverses.

Technosciences et démocratie

Les questionnements sur les technosciences portent également sur leur rapport au politique et plus spécifiquement aux processus démocratiques. Dans une approche dialogique, la notion de

« démocratie technique », employée dans l’ouvrage Agir dans un monde incertain61 vise à questionner

les conditions de dialogue et d’organisation des discussions à mettre en œuvre entre différentes parties prenantes face aux enjeux des sciences et techniques et des incertitudes qu’elles suscitent. Dans une démocratie technique, l’objectif final serait de co-construire de façon collective les prises de décisions par le biais notamment de dispositifs délibératifs et participatifs et la création de « forums hybrides ». Ce mode de démocratie technique représentatif d’une « science en société » serait le but à atteindre. Michel Callon, un des auteurs de l’ouvrage Agir dans un monde incertain,

revient sur ce point dans un autre article en détaillant différentes formes de démocratie technique62

qui co-habiteraient aujourd’hui. Le modèle 1 repose sur la notion d’instruction publique, c’est-à- dire des savoirs apportés par les scientifiques et ne faisant pas l’objet de controverses. Les citoyens, par leur confiance en la science, ne remettent pas dans ce cas en cause ces savoirs. Le modèle 2 quant à lui prend la forme d’un débat public et d’un rapport « Science et Société ». Le savoir scientifique est alors questionné, et cela nécessite d’amener « autour de la table » l’ensemble des publics concernés pour pouvoir débattre de la problématique et trouver une solution légitime. Le troisième modèle serait, quant à lui, l’objectif final à atteindre : une coproduction des savoirs et la vision d’une « science en société »63. Cette vision d’une science en société s’est nourrie notamment

des théories développées en France en sciences sociales dans les années 1980 avec la sociologie de la traduction et la théorie de l’acteur-réseau.

STS et science en société

En effet, une fois encore, on voit l’inextricable lien entre les réflexions des « penseurs » (intellectuels et scientifiques) et leur influence sur la société et les idées qui s’y développent. L’ère technoscientifique s’accompagne en STS d’un intérêt pour les contextes économiques et politiques dans lesquels les sciences et technologies s’insèrent. La théorie de l’acteur-réseau (Actor-network theory ANT), développée principalement par Madeleine Akrich, Callon et Latour dans les années 1980, apporte une attention toute particulière aux dispositifs techniques. Du rôle prédominant déjà donné aux inscriptions dans la production des savoirs, l’ANT souhaite considérer à part égale à la fois les acteurs humains et non humains et leur intrication dans des réseaux : un réseau d’acteurs et d’actants qui se composent et recomposent sur des espaces différents par un jeu de traduction permanent64. Les réflexions théoriques sur la démocratie technique et la création de « forums

hybrides » s’accompagnent d’expérimentations avec la mise en place de programmes de recherche à ce sujet.

Un tournant participatif s’amorce aussi à cette période au sein de la recherche avec une prise de conscience de la légitimité d’autres savoirs. À la fin des années 1990, des chercheurs issus des cultural studies et des approches critiques forment une nouvelle branche des STS. Les chercheurs de la « seconde génération », comme les dénomme Hess65, questionnent les possibilités d’une

objectivité et d’une politique de neutralité scientifique et axiologique. En termes de méthodologies, les lieux, tels que les conférences ou les colloques, deviennent des terrains d’investigation et la posture du chercheur de STS peut également être plus engagée et apporter de l’aide à la

communauté étudiée. Le terme de « citoyen chercheur » est évoqué dans ce sens66. Cette seconde

vague des STS et des sciences sociales s’oriente vers des problèmes sociaux (sexe, genre, environnement, etc.), des approches réflexives et proposent également de nouvelles postures

épistémologiques67. La place des femmes dans la science, mais aussi des minorités sont ainsi prises

en considération68. C’est aussi l’influence du propre système économique et la montée du

néolibéralisme sur les politiques de recherche et les sciences elles-mêmes qui sont questionnées69.

En France, des programmes de recherche « Sciences Technologies et Société » visent par exemple à développer de manière collective une réflexivité institutionnelle, comme le souligne Joëlle Le Marec, afin de questionner les pratiques de recherche tout en prenant en considération le « cadre politique et administratif qui est lui même un objet de ces transformations. »70.

L’une des transformations actuelles du cadre politico-institutionnel est associée aux technologies numériques. L’étude des pratiques de recherche aujourd’hui implique de se questionner sur les évolutions actuelles de la production mais aussi de la circulation des savoirs et la participation de communautés élargies avec le développement d’Internet et du Web. C’est ce point que je vais exposer pour conclure ce bref rappel historique des évolutions du régime des savoirs. Dans la section suivante, je présente quelques travaux récents portant sur l’évolution des sciences avec l’usage de plus en plus croissant des technologies numériques en sciences.

Technosciences : quelques caractéristiques clefs - Époque : 1980-..

- Contexte néolibéral - Economie-marché - Nouveau management public (gestion du risque et de l’incertitude)

- Participation élargie à un nombre croissant de parties-prenantes - Nouvelles formes de démocratie technique et rapport Science/Société

- Chercheur-critique quant à la production de ses savoirs (lanceur d’alerte, approche réflexive)

2-3 Et désormais : un « nouveau régime de la science et du

Outline

Documents relatifs