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CHAPITRE I. COMBINATOIRE DES V_AFFECT : CHOIX THEORIQUES

3. La combinatoire des V_affect en français et en arabe

3.3. Structure syntaxique interne de la collocation

Nous avons évoqué, dans les deux sections précédentes (3.1. et 3.2.), les critères permettant de définir une collocation. Rappelons que, dans la synthèse établie par Tutin et présentée sous forme de tableau afin de rendre compte des critères d’identification des collocations (cf. tableau p. 41, section 3.1), l’un des traits définitoires concerne leur caractère binaire. C’est un critère qui est relevé par Hausmann (1989, 2007) et Mel’čuk (1998).

Nous consacrons donc cette section à l’étude de la structure syntaxique interne de la collocation, qui est binaire, dans les courants de recherche précités. Ainsi, afin de mettre en évidence cette structure, nous rappelons ici qu’il s’agit de l’agencement binaire d’une base et d’un collocatif (cf. sections 3.1. et 3.2.). C’est donc la combinaison de deux éléments. Le premier élément, la base, constitue le pivot, c’est-à-dire le terme principal de la collocation. Quant au deuxième élément, le collocatif, il constitue l’élément qui dépend sémantiquement et syntaxiquement de la base. Il s’agit alors d’une structure bipartite dans laquelle le choix de la base se fait de manière libre, tandis que celui du collocatif dépend de certaines contraintes sémantique et syntaxique (Hausmann, 1989).

Quant à Mel’čuk, Clas et Polguère (1995), ils définissent la lexie comme étant une unité lexicale qui « est soit un mot pris dans une acception bien spécifique (= lexème), soit encore

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une locution, qui est, elle aussi, prise dans une acception bien spécifique (= phrasème) » (ibid. : 16). C’est cette lexie qui constitue le premier élément de la collocation. Le collocatif, étant le deuxième élément de la collocation, dépend de la lexie principale (Hausmann, 1979). On retrouve une précision claire chez Hausmann et Blumenthal (2006) :

[…] la combinaison phraséologique (codée en langue) d’une base (examen, célibataire, blessé, colère) et d’un collocatif (passer, endurci, grièvement, bouffée). La base est un mot (plus précisément, l’acception d’un mot, appelé aussi « lexie ») que le locuteur choisit librement parce qu’il est définissable, traduisible et apprenable sans le collocatif. Celui-ci est un mot (ou l’acception d’un mot) que le locuteur sélectionne en fonction de la base parce qu’il n’est pas définissable, traduisible ou apprenable sans la base. (Hausmann et Blumenthal, 2006 : 4)

Cela nous fait penser au statut du collocatif et à son éventuelle valeur productive et accidentelle. On peut considérer que dans l’association entre la base et le collocatif, c’est le deuxième qui est dépendant du premier puisque c’est la base qui produit la valeur révélée par le sens du collocatif. À la suite de Cowie, nous distinguons deux types de structures dans les collocations. Dans les « open collocations », pour reprendre la terminologie de Cowie (1994), le sens du collocatif est le même quel que soit le pivot d’affect employé54. Dans des exemples comme joie profonde, tristesse profonde ou angoisse profonde, le sens du collocatif profond présente une similitude parfaite en s’associant avec n’importe quel nom d’affect. Dans les « restricted collocations », le collocatif n’accepte de s’associer qu’avec une base particulière. Dans un exemple comme peur bleue, le collocatif bleu ne véhicule un sens intensif qu’en s’associant avec la base unique peur. Nous voyons ainsi que, dans le premier type de collocation, le collocatif est « productif », tandis que dans le deuxième type, il est « accidentel ». La distinction opérée par Cowie nous semble pertinente pour notre recherche. Elle nous permettra en effet de faire le point sur le caractère productif des collocatifs de notre corpus associés aux verbes d’affect, dans les deux langues.

Le caractère binaire des collocations apparaît nettement chez Hausmann (1989 : 1010) dans toutes les constructions syntaxiques qu’il étudie. Ainsi, on retrouve chez lui les structures suivantes :

Ce caractère binaire semble faire l’unanimité. Ainsi, Legallois (2013), par exemple, réfléchissant sur les différences entre les notions de « colligation55 » et « collocation » dans le but de les contextualiser dans des perspectives récentes en phraséologie (ibid.), caractérise toujours la collocation comme une structure binaire. Il distingue, en effet, « les unités collocationnelles » des « les unités colligationnelles ». Ainsi, une collocation est « une manifestation de solidarités lexicales, que la lexicologie – et non la grammaire – se doit de mettre en évidence » (ibid.). Cette définition corrobore celle de Tutin et Grossmann (2002), qui considèrent que :

Une collocation est l’association d’une lexie (mot simple ou phrasème) L et d’un constituant C (généralement une lexie, mais parfois un syntagme, par exemple à couper au couteau dans un brouillard à couper au couteau) entretenant une relation syntaxique telle que :

C (le collocatif) est sélectionné en production pour examiner un sens donné en co-occurrence avec L (la base) ;

Le sens de L est habituel. (Tutin et Grossmann, 2002 : 5)

Ici encore, c’est bien une construction binaire.

Néanmoins, ce caractère binaire est-il systématique ? Et plus encore, les collocations, en arabe, sont-elles toujours binaires ? Observons l’exemple d’association lexicale suivante :

[62] Orig.translit : [ʔaʕʒaba ʔiʕʒāban kabīran]

Trad.litt. : (admirer admiration (n.masc) grande (adj masc)) Trad.fr. : admirer énormément.

Comme on peut le constater dans cet exemple, la combinaison entre le Naccusatif [ʔiʕʒāban] (admiration) et l’Adj [kabīran] (grande), dans l’emploi du collocatif composé [ʔiʕʒāban {kabīran}] (admiration {grande}), apparaît préférentiellement et exclusivement avec le verbe [ʔaʕʒaba] (admirer), dont le N_sentiment est dérivé. Il s’agit effectivement d’une collocation, mais sa structure ne répond pas à celle définie par Hausmann puisqu’elle

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est constituée de trois éléments. Tutin (2010) évoque, elle aussi, cette question de variation possible de la construction ordinaire d’une collocation (c’est-à-dire en tant qu’une combinaison entre base et collocatif). Elle considère ainsi que :

La tradition lexicographique propose des critères sémantiques fins, indispensables pour la modélisation des collocations, en linguistique et dans les disciplines appliquées, alors que la perspective plus fonctionnelle de la linguistique de corpus réintroduit la question de l’usage, qui doit aussi figurer dans la modélisation du lexique. (Tutin, 2010 : 40)

L’auteur indique ici que l’étude de l’usage dans les corpus peut introduire des variations dans la structure des collocations. On peut se demander si l’exemple relevé ci-dessus ne constitue pas justement une de ces variations. N’avons-nous pas affaire, en effet, à une construction ternaire ? Une telle question est susceptible de remettre en cause la structure prototypique de collocation (base + collocatif) telle qu’elle est appréhendée par la plupart des chercheurs :

La plupart des collocations apparemment tripartites (jouer un rôle clé, to pay

close attention…) sont analysables sur le plan de superposition de collocations.

(Tutin, 2010 : 43)

Pourtant, l’argument développé par Tutin dans les exemples cités ci-dessus (jouer un

rôle clé, to pay close attention), ne semble pas valide pour notre exemple [ʔaʕʒaba ʔiʕʒāban

kabīran] (admirer + admiration + grand) (cf. l’exemple 62). En effet, dans ces exemples, le verbe n’est qu’un support ; ceci est différent de nos cas de « répétition à variation morphologique » du type (admirer + admiration + Adj) (cf. l’exemple 62). Le critère de compositionnalité s’avère ainsi « délicat et difficile à manier, même pour les collocations, car il varie fortement selon le type de catégorie syntaxique concerné » (ibid. : 26).

En utilisant ce critère, nous remarquons que les combinaisons entre le N_affectaccusatif [ʔiʕʒāban] (admiration) et l’adjaccusatif [kabīran] (grande) constituent un collocatif composé [ʔiʕʒāban {kabīran}], voire un « enchaînement de collocation », selon le mot de Tutin (2010 : 46) : le collocatif constitue une collocation. Cette superposition complexe ajoute des traits sémantiques supplémentaires concernant l’intensité forte de l’admiration. La combinatoire se présente ainsi en arabe comme un « jeu de construction basé sur le rôle sémantique de l’élément dérivé » (El Kassas, 2005 : 51), ce qui la différencie de celle du français.

La possibilité de constructions ternaires est également soulignée par Siepmann (2006). Celui-ci parle ainsi de tripartition quand les combinaisons constituent un « enchâssement » de

deux collocations (tout comme l’exemple anglais : s.o asks a question to s.o). Notons que Hausmann (2007) évoque lui aussi la notion de « chaîne collocationnelle » en remettant en cause le statut strictement binaire des collocations.

Dans cette perspective, un exemple tel que « freshly baked potatoes », pris de Tutin (2010 : 44) et trouvé également dans Bartsch (2004 : 67), peut être considéré comme une collocation tripartite étant donné qu’il peut avoir comme collocatif une collocation (Tutin, 2010 : 44). Le collocatif est, dans ce cas-là, lui-même une collocation. La linguiste Bartsch souligne par ailleurs que les trois éléments sont indissociablement liés les uns aux autres. Or, Tutin (2010) démontre que, dans l’association « freshly baked », l’adverbe freshly s’associe préférentiellement à baked ; la collocation elle-même est un collocatif qui se combine avec la base bread. Nous reprenons ci-dessous le tableau qui illustre la décomposition de cette collocation :

Tableau 6 : Décomposition de la collocation freshly baked potatoes : le collocatif est une collocation (Tutin, 2010)

Nous confirmons ici que cela peut remettre en question le statut binaire des collocations. Une analyse sémantico-syntaxique sur corpus établie d’un point de vue contrastif sera apte à confirmer ou non ces constatations.

Synthèse

La collocation est une structure binaire dont le premier constituant (base) est libre, et l’autre (collocatif) en est dépendant. L’étude de ce phénomène a donné lieu à des recherches s’intéressant à la combinatoire lexicale, notamment en français et, très rarement, en arabe.

Pour la notion de collocation, nous adoptons la définition donnée par Hausmann (1989) : il s’agit d’une combinaison phraséologique binaire constituée d’une base et d’un collocatif. Néanmoins, nous posons l’hypothèse de l’existence d’autres types de structures. En revanche, cette notion est, à notre connaissance, traitée jusque-là autour du couple anglais-arabe et dans une perspective strictement lexicographique. De plus, contrairement au français, elle est également restée absente des dictionnaires unilingues et bilingues papier (Hobeika-Chakroun, 2011).

Dans notre recherche, nous utilisons le terme de combinatoire56 dans le sens de

distribution syntaxique des éléments de la phrase. L’étude de la combinatoire des V_affect nous permettra donc de révéler les propriétés des différentes configurations syntaxiques et de distinguer les différents modèles de structures possibles dans les deux langues comparées. Cette étude permet également d’examiner les variations au niveau des dimensions sémantiques véhiculées par chacune de ces structures. Pour ce faire, nous nous appuierons sur un cadre théorique qui tient compte des spécificités sémantiques et syntaxiques et discursives.

Néanmoins, la définition que nous avons appréhendée ne peut être définitive et opératoire que si elle prend en compte à la fois l’interface syntaxique/sémantique mais aussi l’interface syntaxique et discursive. Cette prise en compte nous semble indispensable pour réaliser une étude fonctionnelle globale, comme le souhaite Novakova (2015) :

La corrélation des différents paramètres (syntaxiques, sémantiques et discursifs) permet d’analyser en finesse et en profondeur les faits de langue étudiés. (Novakova, 2015 : 141)

C’est à présent ce que nous allons aborder.