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CHAPITRE I. COMBINATOIRE DES V_AFFECT : CHOIX THEORIQUES

3. La combinatoire des V_affect en français et en arabe

3.1. La notion de collocation en français

Pour mettre en évidence la notion de collocation, il est indispensable, à notre avis, de penser à la tradition contextualiste britannique, qui accorde une grande importance à ce phénomène (Williams, 2003 ; Léon, 2007). Tutin (2010), quant à elle, montre qu’il s’agit d’une notion déjà ancienne et étudiée à partir du XVIe siècle, mais théorisée seulement depuis le XXe siècle. À partir de cette période, des ouvrages tels que Les mots et les idées de Lacroix (1931) étudient les associations adjectivales et verbales. S’il s’agit donc d’un phénomène repéré depuis longtemps, sa définition précise n’est pas évidente. Geoffrey Williams (2003), par exemple, signale :

Les collocations sont en quelque sorte l’Arlésienne de la linguistique : tout le monde en parle, mais elles restent difficilement saisissables. (Ibid. : 33)

Nous nous heurtons ainsi à un phénomène linguistique qui n’a pas été identifié de manière claire, comme le rappelle Tutin (2010). Il nous faut donc une définition rigoureuse et opérationnelle pour ce phénomène.

D’après Hausmann (2007), le terme de collocation, défini dans une perspective lexicographique, à partir de 1993, dans un dictionnaire de langue de référence40, est restreint aux associations de mots : il s’agit, pour lui, d’une combinaison récurrente de mots :

On appellera collocation la combinaison caractéristique de deux mots dans une des structures suivantes [ base et collocatif] […].

C’est une définition qui inspire, en grande partie, celle qui est proposée par Tutin et Grossmann (Tutin et Grossmann, 2002). Selon cette définition, « la collocation est une co-occurrence lexicale privilégiée de deux éléments linguistiques entretenant une relation syntaxique » (Tutin et Grossmann, 2002 : 9).

Par ailleurs, la notion de collocation a aussi fait l’objet de nombreuses études anglo-saxonnes et plus précisément dans le cadre du contextualisme britanique. Sinclair (1991) étudie aussi ce phénomène dans une optique fonctionnelle. Il montre que, dans une étude phraséologique, il ne faut pas séparer le lexique et la syntaxe. Voici la définition qu’il donne de la collocation :

Collocation is the co-occurrence of two or more words within a short space of each other in a text. The usual measure of proximity is a maximum of four words intervening. (Sinclair, 1991 : 170)

La phraséologie, qui occupe le devant de la scène linguistique depuis quelques années (cf., par exemple, Goldberg, 2006 ; Croft et Cruse, 2004 ; Bolly 2010, 2011), s’intéresse également au phénomène des collocations. D. Legallois et J. François mettent ainsi en évidence le statut de la phraséologie et soulignent :

On pourrait parler d’un tournant phraséologique de la linguistique ; non pas parce que, au regard des publications et des colloques, la phraséologie est devenu un objet de plus en plus fréquent d’analyse – il n’y aurait là qu’une « institutionnalisation » d’un thème de recherche parmi d’autres – mais bien plutôt parce que la phraséologie, obligeant il y a peu la théorie à un détour, est devenue la matière première de certaines conceptions linguistiques : elle propose un renouvellement de l’analyse syntaxique, sémantique, textuelle et psycholinguistique sur la base d’observations plus empiriques, grâce, notamment, au recours aux corpus de grandes dimensions. (Legallois et François, 2006 : 4)

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On retrouve une définition de la phraséologie dans le Dictionnaire de Rey et Chantreau (1989 : Préface, IX) :

Qu’appelle-t-on ici une locution, une expression ? […] Il s’agit de phraséologie, c’est-à-dire un système de particularités expressives liées aux conditions sociales dans lesquelles la langue est actualisée, c’est-à-dire à des usages.

On comprend alors que la question des collocations constitue un objet de choix pour ce domaine. En prenant ainsi en compte les différentes définitions, on peut mettre en évidence certaines caractéristiques des collocations. Il s’agit d’associations de mots, récurrentes et cotextuellement proches. D’autres éléments doivent néanmoins être précisés. En effet, les collocations renvoient à des contraintes qui pèsent sur l’association entre les deux mots. Les notions de base et de collocatif proposées par Hausmann (cf. plus haut) nous permettent de rendre compte de ce type de contrainte. Voici la définition que Hausmann et Blumenthal donnent de ces deux termes :

La base est un mot (plus précisément l’acception d’un mot, appelée aussi « lexie ») que le locuteur choisit librement parce qu’il est définissable, traduisible et apprenable sans le collocatif. Le collocatif est un mot (ou l’acception d’un mot) que le locuteur sélectionne en fonction de la base parce qu’il n’est pas définissable, traduisible ou apprenable sans la base. (Hausmann et Blumenthal, 2006 : 4)

Cette définition nous paraît la plus explicite et pertinente pour notre étude. Mais il reste un autre aspect des collocations à étudier. Il y a un consensus parmi les chercheurs pour dire qu’il s’agit de structures semi-figées. Les collocations sont considérées, en effet, comme étant des expressions semi-figées qui portent l’étiquette de semi-phrasèmes. Dubreil (2008) met en évidence le modèle des fonctions lexicales élaboré dans le cadre de la théorie sens-texte et souligne que ces semi-phrasèmes diffèrent des locutions complètement figées ou partiellement figées portant l’étiquette de « phrasèmes complets ». Elle donne, ainsi, l’exemple de café noir ou encore de commettre un crime. On peut dire, pour commettre un

crime, que l’association des deux éléments, sans être obligatoire, sera privilégiée et plus

fréquente que l’association de crime avec le verbe faire (faire un crime), par exemple. Partant de ces considérations, nous constatons le lien étroit entre l’étude des combinaisons lexicales et celles des paramètres sémantiques et syntaxiques.

Laurens (1999 : 45) souligne également le caractère semi-figé des collocations. Dans sa description des collocations, il précise qu’il s’agit d’« un cas intermédiaire entre l’idiotisme et l’association libre » (ibid.). Ce constat est démontré par le fait que chacun des deux

constituants de la collocation conserve un sens individuel malgré le fait qu’il y ait une certaine dépendance du sens d’un constituant à celui de l’autre constituant de la collocation (Roberts, 1996 : 182). Cette dépendance réside dans la capacité de sens d’un élément de la collocation à borner le sens du deuxième élément. Laurens (1999) illustre cette observation par l’exemple de un salaire de famine. En effet, le composant salaire limite, c’est-à-dire restreint, le sens de famine. On ne prend pas famine, dans ce cas, dans son sens littéral de « manque de nourriture », mais dans le sens de « bas », pour dire un bas salaire. Le mot est ainsi restreint à un sens particulier et, ici, imagé.

Dans la même perspective, Tutin et Grossmann (2002) considèrent que cette idée de l’existence d’un stade intermédiaire de figement résidant entre les expressions mémorisées et les associations libres n’est pas nouvelle (Tutin et Grossmann, 2002 : 9) puisqu’elle apparaît déjà dans les études de Bally (1909)41. Sous le même angle d’étude, ils constatent :

[…] à la frontière entre le préconstruit et le libre, les collocations constituent une problématique réelle en linguistique et en linguistique appliquée. (Tutin et Grossmann, 2002 : 7)

Ils considèrent aussi qu’il y a une contradiction intuitive entre les collocations et les expressions complètement figées (telles que pomme de terre ou nid d’ange). Pour ces expressions complètement figées, ils font observer la difficulté de prédire le sens du tout à partir du sens des parties (Tutin et Grossmann, 2002 : 7). À partir de cela, on ne peut pas se livrer à une interprétation sémantique de manière compositionnelle. Les collocations se distinguent également des associations libres telles que : argument intéressant, envie de

chocolat42 dans la mesure où le sens de ces associations libres est prédictible (Tutin et Grossmann, 2002 : 7). Les auteurs constatent, en revanche, que le sens des collocations « est transparent en réception (il se “devine”) » (Tutin et Grossmann, 2002 : 7), ce qui traduit la difficulté de la production des lexèmes adéquats pour un locuteur non natif. Ce constat prouve le bien-fondé des études menées sur les collocations, et en particulier dans une perspective contrastive. Nous y reviendrons.

Par ailleurs, dans la littérature linguistique, plusieurs appellations apparaissent pour désigner ce stade intermédiaire. Tutin et Grossmann (ibid.) expliquent l’appellation que Mel’čuk et ses collègues (1998 ; 1995) préfèrent, à savoir le terme de semi-phrasème,

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Cette idée de stade intermédiaire se trouve dans le Traité de stylistique française (1909) de Bally sous le terme de séries phraséologiques.

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explicité plus haut43 (cf. Mel’čuk, 2003). En effet, pour le terme semi, il y a renvoi au figement, qui est incomplet. Quant au terme phrasème, il est monosémique (Tutin et Grossmann, 2002 : 9). Nous n’avons pas évoqué tous les traits définitoires des collocations dans cette section. On en retrouve un résumé selon les principaux linguistes classiques traitant ce phénomène chez Tutin (2010) :

Tableau 5 : Critères définitoires utilisés dans les définitions classiques des collocations (Tutin, 2010 : 40)

Pour conclure sur la notion de collocation en français, nous optons pour la définition donnée par Hausmann, dans la mesure où il s’agit de la définition la plus apte à répondre à nos interrogations concernant l’attirance entre la base et le collocatif. Néanmoins, notre étude s’étend sur des combinaisons plus larges et nous considérons que les phénomènes que nous étudions recouvrent à la fois des cas de collocations tels que les définit Hausmann mais également toutes les combinaisons des verbes d’affect avec les éléments qui accompagnent le verbe.

Nous nous intéresserons, dans la section suivante, aux spécificités de cette notion en arabe.

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