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CHAPITRE I. COMBINATOIRE DES V_AFFECT : CHOIX THEORIQUES

2. Classement des verbes d’affect

2.1. Classement syntaxique

Certains auteurs proposent un classement des verbes de sentiment ou psychologiques en s’appuyant sur des critères syntaxiques. Ils classent ainsi les verbes en mettant en évidence la diversité des structures syntaxiques dans lesquelles les verbes apparaissent. Ce type de classement est proposé par des chercheurs comme M. Gross (1968, 1976) et toute l’équipe du LADL (laboratoire d’automatique documentaire et linguistique), en particulier Boons, Guillet, Leclère et M. Gross (1976), et Guillet et Leclère (1992). Ceux-ci élaborent l’approche de lexique-grammaire, qui consiste essentiellement à décrire les propriétés linguistiques et transformationnelles à travers l’analyse des constructions syntaxiques. Y.Y. Mathieu définit cette approche de la manière suivante :

Le Lexique-Grammaire […] est une approche essentiellement syntaxique, qui repose sur l’hypothèse qu’on ne peut formuler de règles de grammaire sans une description exhaustive des constructions et des distributions de tous les items lexicaux concernés. (Mathieu, 2000 : 9)

Il s’agit de proposer des tables définissant une classe à partir des propriétés syntaxiques. Deux éléments lexicaux qui possèdent les mêmes propriétés syntaxiques (distributionnelles et transformationnelles) appartiennent à la même classe. L’auteur divise ainsi le lexique en classes d’équivalence28, en utilisant la description des verbes d’un point de vue syntaxique, ce qui lui permet d’édifier des tables « de manière purement syntaxique29 » (M. Gross, 1975). Les classes 4 et 2, par exemple, regroupent les verbes de sentiment. Voici un extrait de cette table :

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Chaque classe correspond à une table comportant une ou deux constructions syntaxiques particulières et rassemble tous les mots qui entrent dans cette ou ces constructions.

29 Il s’agit d’un examen des propriétés distributionnelles et transformationnelles des verbes, des noms et des adjectifs du français.

Tableau 1 : Extrait de la table 4 des V_sentiment (M. Gross, 1995 : 72)

Ces classes acceptent la structure (N0 V N1) pour les entrées lexicales transitives sans aucune exception. Or, cela n’est toujours pas possible, comme le montre Tolone (2009). Observons ces quelques exemples issus de Gross (1975 : 48) :

[15] Ses discours ennuyant Paul.

[16] *Ses discours ennuient quelque chose.

[17] Ses discours ennuient (l’administration + le gouvernement + la police + etc.). [18] Ses discours ennuient (la salle + l’amphithéâtre).

Il s’agit d’exemples avec le verbe ennuyer, mais des propriétés syntaxiques différentes apparaissent. En [15], le complément direct est un « humain30 » (Paul). Lorsque le COD est un « non-humain », la phrase est insensée, comme en [16]. En revanche, en [17] et [18], selon M. Gross, l’administration, le gouvernement et la police sont « comme “humains” ». Observons les deux exemples suivants :

[19] On trouve chez les (fonctionnaires + Ministres + policiers) une grande volonté de nuire.

[20] *On trouve chez (l’administration + le gouvernement + la police) une grande volonté de nuire. Gross (1975 : 48).

Contrairement aux exemples [17] et [18], il s’agit, en [19], des Nhum : fonctionnaire,

ministre, policier. Cependant, l’analyse de l’exemple [20], où figurent successivement l’administration, le gouvernement et la police pose des problèmes selon Gross (1975 : 48).

Une transformation peut y opérer, comme l’illustrent les exemples [21] et [22] : [21] *On trouve chez (la salle + l’amphithéâtre) une grande volonté de nuire. [22] Ses discours ennuient les gens de (l’administration + de la salle).

A.H. Ibrahim (2001) propose une classification des verbes français qui s’inscrit dans la méthode en syntaxe élaborée par M. Gross et qui prend en compte les propriétés syntaxiques définitoires et aussi des éléments importants dans l’interprétation sémantique. On trouve une description de la classification syntaxique élaborée par M. Gross chez A.H. Ibrahim :

Dans les classifications du LADL31 de Maurice Gross, pratiquement tous les verbes de la Table 1 de Méthodes en syntaxe (73 verbes) s’appliquent sans changement de structure actancielle et d’une manière quasi universelle à n’importe quel verbe ou proposition qui ne contient pas d’opérateur mais en fait pratiquement

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La notion « humain » est sémantique. M. Gross (1975 : 47) l’utilise dans son étude en lui associant des propriétés de forme.

tous les verbes analysés dans Méthodes en syntaxe sauf ceux des tables 2 et 332 (mouvement-déplacement et causatifs de mouvement déplacement) donc environ 3 000 et de manière particulièrement flagrante ceux des tables 4 (attrister, exalter, exciter, réjouir…), 6 (croire, désirer, faire, vouloir… mais pas les verbes de perception qui y apparaissent) et 9 (annoncer, communiquer, dire…) sont, via de légères transformations, des verbes opérateurs. (A.H. Ibrahim, 2001 : 85)

La méthode en syntaxe proposée par M. Gross regroupe ainsi dans une même classe les verbes qui partagent les mêmes caractéristiques syntaxiques. La description des ensembles sémantiques dépend, dans ce cas, des analyses des propriétés effectuées en syntaxe. La syntaxe est donc le point de départ du classement de M. Gross. Dans un second temps, s’y ajoutent les propriétés sémantiques afin d’éclairer la nature de certaines caractéristiques syntaxiques. Observons, à titre d’exemple, les verbes suivants, qui acceptent une complétive (Qu P) et un actant (sujet ou complément « humain ») :

[23] Qu P agace Nhum Qu P déplaît à Nhum Nhum hait Qu P

Nhum aime à ce que Qu P

Nhum rêve de ce Qu : (Gross, 1975 : 220)

Beaucoup de verbes partagent les mêmes propriétés syntaxiques que les verbes agacer,

déplaire, haïr, aimer, rêver. En revanche, du point de vue sémantique, ces verbes mentionnés

en [23] correspondent à « une activité psychologique ».

La classification de M. Gross est particulièrement intéressante pour nous puisqu’il regroupe dans une classe (la classe 4) l’ensemble des verbes psychologiques (1975 : 245-271). Selon lui, cette classe regroupe des verbes sémantiquement homogènes (1975 : 170). Cela montre la nécessité d’intégrer la composante sémantique dans l’étude du lexique pour la détermination des différents phénomènes linguistiques.

Ces travaux, qui s’inscrivent dans le cadre de la linguistique transformationnelle, associent de manière rigoureuse la description lexicale et la description syntaxique. Elle exploite les liens entre formes syntaxiques et sens. Nous retrouvons la même démarche dans les travaux de Harris (Harris et al., 1989 ; Harris, 1991), dans les lexiques-grammaires de M. Gross (1990) et les classes d’objets de G. Gross et ses collègues (G. Gross, 1994 ; Le Pesant et Mathieu-Clas, 1998).

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Harris, par exemple, utilise une démarche mathématique qui consiste à calculer le sens en étudiant l’environnement distributionnel en vue de déterminer le fonctionnement des éléments du lexique dans leur entourage lexico-syntaxique à travers la description linguistique de textes spécifiques. M. Gross et G. Gross, quant à eux, étudient de manière systématique la jonction du lexique et de la grammaire. Le modèle du lexique-grammaire réfléchit sur le lexique et les expressions figées (M. Gross, 1985) et s’intéresse notamment à la description du fonctionnement du lexique en partant des structures syntaxiques dans lesquelles le lexique se produit. Le modèle des « classes d’objets » s’intéresse ainsi systématiquement à la description sémantique de la combinatoire lexicale des mots en question. Voici quelques exemples que nous reprenons de M. Gross (1981) et qui permettent de décrire les structures :

[24] Paul admire Léon.

[25] Paul a (éprouve) de l’admiration pour Léa.

[26] Paul est admiratif envers Léa. (M. Gross, 1981 : 37)

Dans les exemples ci-dessus, le verbe support dans « avoir de l’admiration pour qqn » fait partie des verbes support « purs, sémantiquement “vides” » (M. Gross, 1981 : 37). Or, des verbes support comme « entrer », dans « entrer en fureur », peuvent exprimer les phases aspectuelles du sentiment33 (c’est la phase inchoative, ici, qui exprime le début de l’affect). Au cours de notre étude, ces valeurs phasiques seront analysées plus en détail (notamment dans le chapitre IV, section 3).

Quant à Buvet et al. (2005), ils appliquent un modèle à la classe des affects qui consiste à distinguer les « émotions » (comme la joie) des sentiments (comme l’amour). Cette distinction est faite grâce à l’étude des propriétés de sous-catégorisation et des opérateurs lexicaux appropriés34.

À la différence des conceptions étudiées plus haut, qui partent de la syntaxe pour étudier les particularités sémantiques, nous considérons cependant que l’étude des V_affect devrait

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Étudier les verbes support constitue une visée qui ne nous concerne pas essentiellement dans le cadre de cette recherche. Pour plus de détails sur ces réflexions, cf. G. Gross (1996), Gaatone (2004). Nous pensons qu’une étude sur l’expression des affects par l’intermédiaire des verbes support dans une perspective contrastive français-arabe peut constituer une piste fructueuse de futures recherches.

34 Parmi les opérateurs appropriés, nous notons à titre d’exemple la préposition « à », qui se combine avec les noms de la classe « émotion » et non pas avec ceux de la classe « sentiment ». Ainsi, on peut dire « à ma grande joie », mais pas « *à mon grand amour ». Nous n’allons pas approfondir la description de ce modèle, dans le cadre de notre travail, étant donné que nous nous intéressons notamment aux travaux qui portent sur les V_affect. Pour plus de détails sur l’application de ce modèle sur les affects, cf. Buvet et al., 2005.

davantage porter sur l’analyse linguistique de leurs propriétés syntaxico-sémantiques (Ruwet et Mathieu).