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CHAPITRE IV. LA DIMENSION ASPECT DE LA COMBINATOIRE DES V_AFFECT V_AFFECT

3. L’aspect phasique : inchoatif, cursif, terminatif

3.2. L’expression de l’aspect phasique cursif

La phase cursive (ou continuative, médiane) renvoie à un affect que l’expérient est en train d’éprouver. Elle est liée de la sorte avec l’aspect duratif.

Le tableau suivant illustre les combinaisons les plus spécifiques pour les V_affect en français et les classe par fréquence décroissante de l’indice du log.likelihood159.

V_émotion collocatif cat_collocatif construction Log.likelihoo

d

admirer se lasser V ne pas se lasser d’~ 42,8534

admirer cesser V ne cesser d’~ 11,8235

envier - - - -

étonner finir V ne pas finir de ~ 118,821473

étonner cesser V ne pas cesser de ~ 90,67067583

étonner continuer V continuer de/à ~ 51,56500433

énerver - - - -

Tableau 32 : Associations les plus spécifiques des V_affect en français pour l’aspect phasique cursif

On y constate les combinaisons des V_affect les plus spécifiques en français. La première observation qui ressort de ce tableau concerne la structure V + V qui est la seule construction impliquée dans l’expression de la valeur phasique médiane du V_sentiment

admirer et, avec plus de variété, du V_émotion étonner. Ce sont des verbes, modifiés par un

verbe aspectuel à la forme négative, dans des périphrases phasiques, qui représentent des fréquences élevées dans l’expression de cette valeur. Ces deux verbes (admirer et étonner) s’associent préférentiellement et dans des proportions inégales avec les modifieurs ne pas se

lasser de et ne cesser de. L’association ne finir de accompagne fréquemment le verbe étonner.

Quant aux verbes envier et énerver, on remarque qu’ils ne sont pas concernés par la combinatoire exprimant l’aspect phasique cursif.

La comparaison interlinguistique fait ressortir que les constructions véhiculant cette valeur sont absentes dans le corpus arabe. En revanche, en français, l’expression de l’aspect

cursif (phase médiane) à travers les périphrases (ne pas finir de, continuer à/de, ne cesser de, ne se lasser de) + V_affect est assez fréquente. On retrouve donc le sens de la continuité,

voire de la phase médiane du sentiment (admiration). Voici quelques exemples avec le verbe

admirer :

[126] Cette disponibilité pour l’action commune est renforcée par un président français qui semble à la fois admirer l’Amérique et apprécier les Américains : la « fluidité » du pays et « l’énergie » de son peuple. Reprenant une formule souvent utilisée par Hubert Védrine, Nicolas Sarkozy a beaucoup fait référence aux « rêves » qu’inspire le Nouveau Monde. Mais avant de sombrer dans l’euphorie, rappelons qu’en la matière il ressemble à Jacques Chirac qui, lui aussi, arriva à l’Élysée épris d’un pays où, jeune homme, il avait vécu et que plus tard, adolescent, il avait

continué d’admirer. (Le Monde, 19/5/2007)

[127] Je voulais le faire vivre sans le juger. C’était un homme extrêmement intelligent, instruit, polyglotte. Et un joyeux compagnon. Et un monstre sous d’autres aspects. Tout cela dans une situation politique compliquée, où les intérêts occidentaux dominaient. En Ouganda, beaucoup l’admirent encore comme un libérateur. (Le Figaro, 24/2/2007)

Ces exemples illustrent la valeur cursive : en [126] et [127], il s’agit, respectivement, du verbe introducteur continuer de et de l’Adv modifieur encore qui véhiculent la valeur. Les expérients respectifs Jacques Chirac et le sujet nominal beaucoup poursuivent dans l’état d’admiration.

D’autres cas plus spécifiques sont relevés dans le corpus français avec : ne pas se lasser

d’admirer, ne pas cesser d’admirer, n’en pas finir. Les exemples suivants en témoignent :

[128] Balades en terres atlantiques ; Nature La Loire, ses châteaux et leurs jardins à la française… Le voyageur ne se lasse pas d’admirer leurs symétries classiques et leurs audaces. Mais le mélange de douceur et d’énergie, si particulier à la vallée du grand fleuve, a favorisé bien d’autres créations jardinières, de la plus simple à la plus élaborée. (Ouest-France, 2/6/2008)

[129] Ce film testament, âpre et fort, s’achève sur une note de grâce ineffable. Comme si le génie tourmenté de Bergman s’abandonnait enfin à la paix et à la confiance, comme s’il atteignait l’harmonie surnaturelle qu’il n’a cessé d’admirer chez Jean-Sébastien Bach : « La musique de Bach nous console de notre manque de foi », a-t-il écrit dans son magnifique ouvrage, Laterna

Magica. (Le Figaro, 31/7/2007)

[130] Longs plans-séquences, gros plans, écran élargi par la profondeur de champ : on n’en finit pas

d’admirer. Jacques Siclier FILM Orson Welles (EU, 1948, N., v.o., 103 min). Avec Orson

Welles, Jeanette Nolan, Dan O’Herlihy. 20.50 FRANCE 3 ; Autopsy Marié, un enfant, Éric Mercadier, commandant de police chevronné et fatigué, entame une nouvelle enquête criminelle. (Le Monde, 4/11/2007)

Nous pouvons observer que la négation a pour effet de changer la valeur terminative des verbes cesser et finir. La négation affecte la périphrase terminative (cesser d’admirer, se

lasser d’admirer) afin de véhiculer la valeur progressive et non terminative du sentiment

comme ce serait le cas dans une phrase affirmative160.

On constate que les modifieurs continuer d’admirer, ne pas cesser d’admirer ou ne pas

finir d’admirer signifient que le locuteur ressent toujours le sentiment (admiration), d’où le

sens de la continuité. Ces exemples sont assez nombreux dans le corpus français. Le sémantisme de l’aspect continuatif est lié ainsi à la négation qu’on utilise pour l’interprétation de la valeur terminative (ne pas cesser, ne pas finir). Le V_admirer semble avoir plus d’affinités avec les V modifieurs marquant la phase cursive.

En revanche, la comparaison interchamps met en avant d’autres exemples. Nous constatons que les périphrases avec n’en finir pas, continuer de, ne cesser de se trouvent, aussi, dans la construction avec ce V_émotion ponctuel, comme en [131] et [132] :

[131] Le chef Ferran Adria met le monde en ébullition Son rêve, ce serait d’inventer la glace chaude. En ce moment, il travaille à un biscuit de framboise sans farine, ni œuf : « La texture serait mille fois meilleure », dit ce Catalan de 45 ans, faux air de Robert De Niro, les yeux écarquillés de passion, un accent à couper au couteau. Dans son restaurant niché dans une calanque en Espagne, entre Roses et Cadaques, il sert des plats qui n’en finissent pas d’étonner la planète et d’agacer les traditionalistes. (Ouest-France, 24/4/2007)

[132] Mais la secrétaire d’État à la Famille continue à s’étonner que Rama Yade, la ministre de « talent », celle à qui elle a souvent envoyé des « SMS de félicitations » après ses prestations à la télévision ou à la radio, n’aille pas au combat des européennes. « Quand on a des responsabilités politiques, on a des devoirs. Le devoir de servir et de porter les couleurs de son parti politique », a martelé la conseillère régionale de Lorraine qui s’est dite prête à partir au combat aux régionales en 2010, mais qui ne sait pas encore qui sera tête de liste dans la région Lorraine. (Le Figaro, 22/12/2008)

Ces exemples montrent que la phase cursive n’est donc pas exclue de la combinatoire du verbe étonner (émotion causée ponctuelle). Dans l’exemple [131], on constate que la phase terminative de l’émotion (surprise) est niée, d’où le sens de la valeur durative qui est

160

Nous reviendrons sur les verbes cesser d’admirer, se lasser d’admirer à la forme affirmative, qui véhiculent la valeur terminative, avec plus de détails dans la section 3.3.

étroitement liée à la valeur cursive. Cette observation nous permet de nuancer notre hypothèse : les verbes cursifs associés au verbe d’émotion (s’)étonner renvoient en quelque sorte au sens de la continuation, voire à la valeur durative de l’affect, comme nous l’avions analysé dans le chapitre III, section 2.1.2.

Il serait pertinent de les signaler ici afin qu’ils soient en cohérence avec notre description de différentes phases véhiculées par les V_affect. À partir de nos observations, la valeur cursive concerne aussi les affects (admiration et surprise) dans leur déroulement, comme le souligne Kastler (1995). En [132], la périphrase verbale continuer à en témoigne, car elle révèle le trait de prolongation au niveau de l’émotion d’étonnement ressenti par la secrétaire d’État. En revanche, en [131], la continuation est exprimée grâce à la négation, qui permet de passer de la perspective terminative sur l’émotion vers la perspective continuative sur celle-ci. Ces collocatifs au présent indiquent l’aspect inaccompli et véhiculent, de ce fait, une émotion en cours de déroulement.

En résumé, on relève un patron syntaxique spécifique lié à la valeur phasique cursive en français (par le recours aux périphrases verbales) (V + V_infinitif), tandis qu’aucune combinaison pour l’aspect cursif n’est relevée en arabe. Cela pourrait être expliqué par le fait que le temps et l’aspect se recoupent en arabe (Sartori, 2012). C’est le verbe admirer qui est le plus concerné, et aussi le verbe étonner. Comme nous l’avons constaté dans les exemples étudiés, les verbes modifieurs, se trouvant souvent dans des constructions de négation, se combinent exclusivement avec le V_affect mis à l’infinitif. Cette périphrase (V + V_affect inf) permet de véhiculer une émotion non bornée, c’est-à-dire sans début ni fin, d’où l’expression de l’aspect duratif.

Dans la prochaine section, nous analyserons les combinaisons des V_affect qui renvoient à l’expression de la phase terminative.