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Le cépalisme latino-américain, comme la théorie de la régulation, sont deux écoles profondément marquées par la perspective structuraliste. Elles partagent aussi l'objectif de construire une alternative à la théorie marginaliste. Pourtant, comme nous allons le voir, l'« économie orthodoxe », comme l'appellent ses détracteurs, n'en est pas moins structuraliste. Il semblerait même qu'elle le soit plus complètement encore dans la mesure où la structure y est supposée agit sur les agents économiques sans aucune intermédiation institutionnelle.

De fait, la science économique a été anciennement et fortement influencée par l'analyse systémique. Il est aujourd'hui trivial de souligner combien fut forte la volonté de certains économistes de construire leurs théories sur le modèle des sciences « dures » telles que les mathématiques, la physique de Newton, voire la biologie. En 1874, Léon Walras annonce fièrement

« [… qu'] il y a une économie politique pure qui doit précéder l’économie politique appliquée,

et cette économie politique pure est une science tout à fait semblable aux sciences physico- mathématiques. Si l'économie politique pure ou la théorie de la valeur d'échange et de l'échange, c'est-à-dire la théorie de la richesse sociale considérée en elle-même, est, comme la mécanique, comme l'hydraulique, une science physico-mathématique, elle ne doit pas craindre d'employer la méthode et le langage des mathématiques. » [Walras, 1874]

Pour construire cette économie politique pure, il utilise les travaux d'Antoine Cournot qu'il dit avoir découverts. Il faut dire que, bien qu'ayant peu retenu l'attention lors de leur parution, les Principes

mathématiques de la théorie des richesses de Cournot [1838] introduisent la physique dans les

sciences sociales. Tout d'abord, Cournot y décrit les relations économiques comme formant un système dont toutes les parties sont en interaction. Ensuite, il applique à ce système les concepts (élasticité, équilibre, loi) et les mathématiques différentielles de la physique.

Une attitude comparable se retrouve chez Alfred Marshall qui regrette en ces termes l'imperfection de la science qu'il professe :

« Cette façon de mesurer les mobiles [de l'action humaine par les prix, qui est le propre de l'économie politique] n'est certes pas absolument exacte ; si elle l'était, l'économie politique

occuperait le même rang que les sciences physiques les plus avancées, et ne serait pas, comme elle l'est en réalité, parmi les sciences les moins avancées. » [Marshall, 1890, p. 54]

Et lui aussi, pour faire progresser l'économie politique, au moins jusqu'au niveau atteint par la biologie de son temps, se tourne vers les mathématiques d'Antoine Cournot [Marshall, 1890, p. 14]. Une grande partie de la science économique a poursuivi sur cette voie, avec, pour ne citer qu'eux, John Hicks [1937], Paul Samuelson [1947] ou Gérard Debreu [1959].

Cependant, le fait que les économistes se soit inspirés de la physique classique ne fait pas pour autant de leurs modèles l'expression d'une pensée structuraliste. C'est pourtant le cas, au moins pour Walras, l'école de Lausanne et l'école néowalrasienne. Sur le plan méthodologique, l'ensemble des individus d'une société de marché sont représentés comme des atomes en interaction. Dans ce cas, l'interaction est formée par l'échange de marchandises, y compris le travail. De plus, le système est finalisé puisqu'il tend vers un équilibre caractérisé par un certain niveau de richesse. Le processus de régulation en jeu est, selon les auteurs, la concurrence ou le commissaire priseur crieur de prix. Comme l'a souligné Xavier Ragot [2003], en se basant sur la définition de la structure donnée par Piaget [1968] (voir plus haut) c'est le système de prix à l'équilibre qui constitue la structure sociale :

« Par définition même, le système de prix walrasien est un système de prix invariant par des

transformations qui donnent les fonctions de demande excédentaire nettes sur chaque marché en fonction des prix relatifs, et des fonctions qui donnent la transformation des prix en fonction des demandes excédentaires nettes. Comme aux prix walrasien, les demandes excédentaires nettes sont nulles sur tous les marchés, les prix sont invariants. » [Ragot, 2003,

p. 15]

Sur le plan historique, un certain nombre de travaux ont déjà souligné la proximité entre les travaux de Walras et ceux de de Saussure. D'une part, les deux hommes ont fait partie d'une même communauté de pensée théorique, à la fin du XIXème siècle [Lalleman, 1982]. D'autre part, de Saussure s'est inspiré de l'économie politique pure walrasienne [Piaget, 1968, p. 65]. De Saussure écrit par exemple :

« […] la dualité dont nous parlons [entre diachronie et synchronie] s’impose déjà

impérieusement aux sciences économiques. Ici, […] l’économie politique et l’histoire économique constituent deux disciplines nettement séparées au sein d’une même science ; les ouvrages parus récemment [allusion à Walras, 1874 ou à Pareto, 1906] sur ces matières accentuent cette distinction. En procédant de la sorte on obéit, sans bien s’en rendre compte, à une nécessité intérieure : or c’est une nécessité toute semblable qui nous oblige à scinder la linguistique en deux parties ayant chacune sont principe propre. C’est que là, comme en économie politique, on est en face de la notion de valeur ; dans les deux sciences, il s’agit d’un système d’équivalence entre des choses d’ordres différents : dans

l’une un travail et un salaire, dans l’autre un signifié et un signifiant. » [De Saussure, 1916,

p 115]

Comme on le voit, si l'on admet que la linguistique de de Saussure est structurale, alors il est légitime de considérer que la théorie qui lui a fourni tout prêt le cadre formel de sa pensée l'est aussi.