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Aux frontières de l’économie complexe

L'économie complexe est un courant de recherche qui s'est structuré à la fin des années 1980 et qui vise à intégrer à l'économie les mathématiques les plus modernes ainsi que les modèles de physique statistique. Nous allons voir qu'en cela l'économie complexe marque une véritable rupture avec l'économie antérieure. Puis nous prendrons pour exemple les principaux modèles d'Alan Kirman, connu pour son œuvre depuis longtemps dans le cadre de la complexité. En comparant ce type de modèles économiques à ceux de la physique, nous verrons apparaître toute la profondeur du rapprochement qui a été opéré.

La tradition systémique en économie

La formalisation systémique en économie est aussi ancienne que la discipline elle-même. À ce propos, il est coutumier de citer en exemple le tableau de François Quesnay [1759] qui reprend le raisonnement de Richard Cantillon [1755] en le calquant sur le modèle du système sanguin. Mais ce n’est qu’à partir des premiers marginalistes français et anglais (Léon Walras, Francis Y. Edgeworth, William Stanley Jevons, Franklin Fisher, Vilfredo Pareto) que la physique systémique incarnée par la mécanique classique est devenue la matrice ordinaire du raisonnement économique [Mirowski, 1989 ; Cohen, 1994]. Pourtant, aussi surprenant soit il, et malgré les innovations de John Keynes, la matrice s’est figée et n’a pas su intégrer les progrès accomplis par la physique, notamment la physique statistique. Et il a fallu attendre que la théorie de l’équilibre général soit portée à son sommet par Kenneth Arrow et Gérard Debreu, puis confrontée à ses paradoxes par

ceux-là mêmes qui la défendaient (théorème des équilibres multiples de Sonnenschein [1972 et 1973] - Debreu [1974] - Mantel [1974, 1976]) pour que les économistes tournent à nouveau leur regard vers la physique de leur temps. Le fait le plus marquant de ce retour fut sans doute le colloque « The economy as an evolving complex system » organisé en 1987 au Santa Fe Institute à l’initiative de Kenneth J. Arrow. Avec le recul permis par les vingt ans qui ont passé depuis, le colloque de 1987 apparaît être le véritable acte fondateur du courant de recherche que nous connaissons maintenant sous le nom d’économie complexe.

Parmi la riche littérature qui illustre l’économie complexe, nous allons nous attarder sur les travaux d’Alan Kirman. Notre choix se justifie par le fait que Kirman est connu à la fois comme un important représentant de l’économie complexe et comme un des économistes qui ont le plus souligné la proximité de leur démarche avec celle des sociologues.

Les travaux de Kirman sont variés : histoire de la pensée économique (de Vilfredo Pareto, de Gérard Debreu), théorie des jeux, et modélisation de situations réelles. Le fil conducteur de l’ensemble s’inscrit clairement dans la tradition mathématique d’Arrow-Debreu et vise à amender la théorie de l’équilibre général en supposant que les agents économiques interagissent les uns avec les autres [Kirman, 2007] :

« Agents no longer make independent decisions, and they interact with each other, if there are

markets for commodities. Their interaction then reduces the difference between demand and supply. » [Debreu, 1998]

Les deux questions fondamentales sont alors : comment émerge un groupe social puis quelles sont les influences du groupe social sur les indicateurs économiques agrégés ? Kirman a enrichi cette problématique par plusieurs études : l’étude des marchés financiers, l’étude du marché aux poissons de Marseille, l’étude du marché aux légumes de Marseille et une étude consacrée à l’origine des préférences des agents économiques. L’ensemble représente environs trente cinq articles publiés ou non et qui ont été rédigés entre 1990 et 2005 par plus de quinze co-auteurs. Parmi les co-auteurs les plus importants de cette série, on retrouve des membres actifs de l’économie complexe. Kirman d’abord, en tant que co-auteur de The Economy as an Evolving

Complex System II [Arthur et al., 1997], qui est l’ouvrage de référence actuel de l’économie

complexe. Le physicien Gerard Weisbuch ensuite, connu pour son livre Complex Systems

Dynamics, édité par le Santa Fe Institute en 1999. Enfin, les mathématiciens Hans Föllmer

[Föllmer et al., 2003, 2005] et Ulrich Horst [Horst, 2001a, 2001b, 2002, 2003, 2004], clairement inscrits dans un cadre d’interactions statistiques. Régulièrement, des articles de synthèse ont été rédigés [Kirman, 1999b ; 2001 ; 2005 ; Kirman, Teschl, 2004 ; Kirman, Tuinstra, 2005 ; Horst, Kirman, Teschl, 2006]. Plusieurs de ces textes sont connus pour souligner fortement les liens entre

l’économie complexe et la sociologie des réseaux [Kirman, 1999b, 2001]. Mais nous présenterons ici un modèle plus récent qui reprend le même formalisme que celui utilisé pour toutes les autres études citées [Kirman, 1999a ; Kirman, Teschl, 2004 ; Horst, Kirman, Teschl, 2006]. Ce modèle fait le lien avec le concept sociologique d’identité, introduit en économie par Amartya Sen [1999, 2004] et George Akerlof [Akerlof, Kranton, 2000, 2002, 2005]. C’est cette dernière version du modèle – « Changing Identity : The Emergence of Social Groups » – [Horst, Kirman, Teschl, 2006] que nous allons soumettre à la comparaison avec le modèle grand-canonique de la physique statistique.

Un exemple éloquent : le modèle de Horst et al. [2006]

L’objectif du modèle de Kirman et al. intitulé « Changing Identity : The Emergence of Social Groups » [Horst et al., 2006] est d’incorporer (endogénéiser) la formation des préférences des agents économiques à la théorie économique. C’est un sujet récurrent en microéconomie contemporaine mais il est traité ici de façon ambitieuse puisque les auteurs souhaitent tenir compte à la fois des préférences individuelles et des préférences sociales tout en soulignant les interactions qui existent entre les préférences d’un individu et les caractéristiques de son groupe. On suppose que l’adhésion d’un individu à un groupe modifie le groupe, et c’est ce groupe ainsi modifié qui va influencer les préférences de l’individu. Selon l’évolution du groupe, l’individu révise ou non son choix initial en quittant ou non le groupe. Toute la problématique se résume alors au choix d’un groupe social opéré par un individu quelconque.

Formellement, l’identité de chaque agent économique est représentée par l’ensemble de variables aléatoires

(

ta

)

a t a

t x z

c , , . Le temps t a une fonction purement calculatoire et n’a aucune signification particulière [Kirman, 2007, p. 13]. Chaque variable représente un critère de l’identité :

c → le « what-identity criterion », x → le « where-identity criterion » et z → le « who-identity criterion ». Concrètement, C =

{

c1, ⋅⋅,cn

}

est l’ensemble des préférences individuelles que peut

adopter un individu et Xt:

(

xt, ,xtm

)

1 ⋅⋅

= est l’ensemble des préférences sociales partagées par les membres d’un groupe. Les deux catégories de préférences sont supposées être de nature identique,

i. e. CX . Par hypothèse, le groupe social auquel appartient l’agent a est noté a t

x . Le groupe est

assimilé aux préférences des agents qui le forment. L’inconvénient est que les préférences collectives évoluent au cours du temps. De façon à ne pas compliquer inutilement le modèle, tous

les groupes existant au temps t = 1 sont repérés par un label. L’ensemble des labels forme l’ensemble Y tel que ya Y

{

m

}

t ∈ := 1,2,⋅ ⋅⋅, . Enfin, la variable z, aussi appelée « image de soi »,

signifie que les individus sont caractérisés à la fois par des préférences individuelles et des préférences sociales :

(

a

)

t a t a t c y

z+1= +1, +1 . Pour plus de clarté dans notre présentation, nous allons résumer ces différents éléments en les comparant avec les notations standard que Ulrich Horst propose pour décrire tous les jeux stochastiques à M joueurs auxquels se rattachent les modèles de Kirman, que ce soit les modèles du marché aux poissons et le modèle de marché financier [Horst, 2003, p. 6] :

Notations de Horst, 2003 Notations de Horst, Kirman, Teschl, 2006

( )

(

I,X,Ui ,β ,Q,y

)

=

Σ est le jeu tel que

N’est pas noté : on supposera que

(

) ( )

(

)

(

I, C× X× Y , U ,β ,π xt, c,x,z

)

=

Σ

{

M

}

I = 1,2,⋅ ⋅⋅, est un ensemble fini de joueurs

N’est pas noté, seul l’individu a est directement pris en compte54

X R est un espace d’action convexe et

compact commun à tous les joueurs

(

C× X× Y

)

R

nm : i U R ×

iIX R est la fonction d’utilité du joueur iI U

(

xt,ct,zt,c,z,y

)

( )

0,1 ∈

β est un facteur d’escompte (commun ou non à tous les joueurs)

0 2 1+ >

= β β β

Q est un noyau statistique de X sur R 2

(

)

y z c z ct t xt , ; , , π ∈

y R est le point de départ du processus

{ }

Yt tN (en général une chaîne de

Markov)

(

c ,,z y

)

est le point de départ du processus stochastique

Pour résumer le tableau ci-dessus, l’agent a classe toutes les identités qui lui sont accessibles à l’aide de la fonction d’utilité U. Puis, à chaque étape t, il attribue une probabilité de choix π xtà chacune de ces identités accessibles en tenant compte de son utilité, ainsi que de l’utilité

de l’identité de départ. Le coefficient β est alors identique à l’inverse du coefficient de régression 54 L’équation de la fonction g

t (voir plus bas) révèle incidemment que le nombre d’agents est identique au nombre de

linéaire entre U et π xt ; plus β se rapproche de 0 et plus la probabilité π xtest proportionnelle à

l’utilité U.

Comparaison formelle avec le modèle grand-canonique

Nous pouvons maintenant comparer le modèle de Kirman et al. au modèle grand-canonique de Gibbs. Pour ce faire, nous numéroterons les équations du modèle économique avec le même numéro que celui que nous avons attribué aux équations du modèle de physique55. L’écriture de la fonction d’utilité U

(

xt,ct,zt,c,z,y

)

montre que c’est le modèle canonique qui est appliqué.

Modèle canonique Horst et al. 2006

T kB⋅ = 1 β (Par hypothèse, β = β1+ β 2 0 1 2 1+ < = < β β β ) (1) 2 2 1 ij j i m v E = ⋅ ⋅ U

( )

⋅ = u

(

c,z,xty

)

J1ctcJ2 ztz + ε

(

c,z,y

)

(5a)

= ⋅ = ≈ N i i i i p E E U 1

(

xt,ct,zt,z,y

)

=

CU

(

xt,ct,zt,c,z,y

) (

y,y;dct+1

)

V µ

= = 1 0 j ij jN µ 0 (2)

(

)

Z E p i i ⋅ − = exp β

(

)

(

( ))

( )

(

)

⋅ ⋅ ⋅ ⋅ = y z c t t xt U U y z c z c ˆ , ˆ , ˆ exp exp , , ; , β β π (3)

(

)

= ⋅ − = 1 exp i i E Z β

cˆ,ˆz,yˆexp

(

βU

( )

)

La lecture de ce tableau permet de saisir d’un coup d’œil la symétrie flagrante entre les deux modèles. À vrai dire, le modèle physique est littéralement plaqué sur la situation économique. Du coup, certaines distorsions apparaissent qui forment autant de divergences non sur la forme

mais bien sur le fond56.

a. La fonction d’utilité est relativement complexe et tient compte d’une utilité directe

(

y

)

t

x z c

u , , de l’état

(

ct,zt,yt

)

mais aussi de la dérive des préférences actualisées par rapport aux

préférences initiales. La dérive des préférences est intégrée sous la forme des valeurs J1 et J2.57 b. De plus, le choc exogène aléatoire ε

(

c ,,z y

)

n’a pas d’équivalent physique. Pourtant, bien que les auteurs soient peu diserts à son sujet, il est absolument indispensable. La fonction π xt

montre qu’en réalité, tout se passe comme si les véritables individus du modèle économique étaient les identités accessibles, notées

(

cˆ,zˆ,yˆ

)

. Comme toutes les identités sont formées en dernier ressort par des préférences c, cela signifie que ce que mesure la probabilitéπ xt, est en fait la probabilité de

rencontre entre deux préférences. Autrement dit, chaque identité ne rassemble que deux préférences, une dite individuelle et l’autre dite sociale. Toutes les préférences étant issues du même ensemble C (elles sont de la même espèce), il est logique que le formalisme de l’ensemble grand canonique soit remplacé par celui de l’ensemble canonique. Par contre, lorsque le nombre de préférences considéré est faible (i. e., le cardinal de C est petit) – et c’est le cas dans les principaux exemples où les auteurs envisagent le cas minimal avec deux préférences c et deux groupes y [exemple 4.7. p. 23] – alors plus rien ne justifie la nature aléatoire des variables, et toute la démonstration s’effondre. D’où l’importance du choc exogène aléatoire ε

(

c ,,z y

)

. Sa valeur est définie comme p

[

ε

(

c,z,y

)

b

]

= exp

[

exp

(

β ⋅b

)]

. Cependant, ce choc exogène reste difficile à interpréter en termes économiques et il est d’ailleurs négligé dans tous les calculs. Il pourrait être vu comme une petite erreur commise par l’agent économique a lorsqu’il calcule la valeur de l’utilité des différentes identités U, ou bien comme l’influence de paramètres non pris en compte par le modèle. Les auteurs préfèrent y voir la marque de l’hétérogénéité des agents économiques [p. 15]. Mais dans ce cas, il faudrait admettre que cette marque d’hétérogénéité, dont l’impact sur leurs préférences est direct, est distincte de leur identité… Ce qui ne fait que reporter le problème. c. Dans le même ordre d’idée, les auteurs rendent compte des processus

{ }

ct et

{ }

xt par les

séries récursives

(

ta

)

y t a t a t c x c c+1= + α − et xt+1= α ⋅xt +

(

1− α

) ( )

F gt+1 avec

( )

= ∞ → ⋅ = n a a t n t z n g 1 1 lim : δ .

56 Le fait que le signe de l'utilité soit positif ne pose guère de problème. Dès lors que la fonction d’utilité est ordinale, il

peut tout aussi bien être négatif comme l'est le signe de l'énergie en physique.

57 Elle a en fait de la forme (E

i - µiNi), mais Kirman a visiblement renoncé à considérer le cas où les préférences

individuelles et les préférences sociales seraient de nature différente, car cela rendrait problématique l'interaction individu - groupe.

Malheureusement, les auteurs ne disent rien sur la valeur de la constante α. Dans le modèle physique, elle correspond à un facteur de dissipation, c'est-à-dire à la part d’une quantité qui est échangée avec l’extérieur (la chaleur qui se dissipe hors du système, dans le cas du modèle canonique). Si α était nul, il faudrait passer au formalisme micro-canonique, celui du modèle initial de Boltzmann. Mais ici, cette variable décisive, qui conditionne l’existence d’un point d’équilibre tout autant que la valeur de β, reste sans interprétation économique.

Comme l’on pouvait s’y attendre, (et notre remarque sera valable pour tous les modèles de Kirman ainsi que pour la très grande majorité des modèles de l'économie complexe) il est bien difficile de trouver une analogie économique à chacune des nombreuses variables du modèle de physique statistique. Il reste que ce type de modèles présente un avantage considérable : il est soluble. En effet, certaines configurations du couple (α, β) permettent au système de tendre vers une situation d’équilibre. Dans ce cas, il est possible d’optimiser la fonction d’utilité U et d’attribuer une seule identité à chaque agent économique (πxt tend vers μ quelle que soit la situation

de départ). En termes physiques, cela reviendrait à dire que si le système est à peu près fermé (α → 1, les échanges de chaleur avec l’extérieur sont négligeables) alors, lorsque la température tend vers le zéro absolu (1/β → 0), les particules cessent de s’agiter en tout sens. Tout le problème réside alors dans ce paradoxe : dans le modèle, l’identité microscopique des agents se fixe lorsqu’un phénomène macroscopique extérieur et inconnu le décide, l’équivalent d’une « température sociale ».