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Dans les années 1960, de nombreux économistes américains ont observé que l'accroissement des investissements et de la quantité de travail ne suffisait pas à expliquer la totalité de la croissance économique [Denison, 1962 ; Clark, 1962 ; Schultz, 1963 ; Becker, 1964 ; Drucker, 1969]. La croissance inexpliquée par les modèles macroéconomiques a été attribuée aux gains de productivité du travail permis par l’accroissement du niveau d’instruction des travailleurs américains. Dès lors, l’instruction des travailleurs a été considérée comme un quatrième facteur de production (après la terre, le capital technique et le travail), connu sous le nom de capital humain [Becker, 1964]. Tel quel, ce concept a joué un rôle déterminant dans l'élaboration de la théorie du choix rationnel, que ce soit en économie avec Gary Becker ou en sociologie avec James Coleman. Mais l'introduction de ce nouveau facteur de production est aussi venue compliquer la théorie des salaires. En effet, selon la théorie économique standard, la rémunération d'un facteur de production est supposée tendre vers sa productivité marginale. Donc, les salaires devraient s'aligner sur la productivité permise par l'instruction. Or, les études empiriques menées sur le sujet ont montré que la relation salaire / instruction est beaucoup plus complexe qu'attendue. Une très riche littérature économique s'est alors développée autour de ce thème [Piore, 1973 ; Spence, 1974a et 1974b ; Carnoy, Carter, 1975]. À la fin des années 1970, Glenn Loury a tenté d'expliquer la croissance économique résiduelle non par une seule ressource nouvelle, mais par deux : le capital humain et le capital social [Loury, 1976,

1981]. Le terme de capital social19 est alors défini comme « Les effets de la position sociale d'un

individu sur l'acquisition des différents éléments constitutifs du capital humain normal » [Loury,

1976, p. 46]

Sous cette forme, le concept de capital social n'a pas vraiment séduit les économistes, sans doute à cause de la difficulté qu'il y a à mesurer précisément son impact sur la productivité [Loury, 1976, p. 46 ; Solow, 1995 ; Temple, 2001 ; Durlauf, 2002]. En revanche, le concept a été largement mis à contribution par les sociologues et notamment par Pierre Bourdieu [1980, 1983, 1985], James Coleman [1988, 1990], Ronald Burt [1992, 1995, 2000] ou Nan Lin [1995, 1999, 2000, 2001]. Ces derniers ont parfois vu dans le concept de capital social un objet propre à affaiblir le concept de capital humain, jugé trop utilitariste [Granovetter, 1981] et donc, in fine un moyen de discréditer [Favereau, 2003] ou au moins d'amender la théorie du choix rationnel. En sociologie, le capital social est ainsi devenu un ensemble de « ressources » [Bourdieu, 1980, p. 2 ; Lin, 2000, p. 786], de « valeurs partagées » ou de « normes » [Putnam 1995, p. 6720, Fukuyama, 1995, 1999], de « capacités » [Portes 1998, p. 6], bref une « variété d'entités différentes » [Coleman 1990, p. 302] liées à un réseau de relations. Les relations peuvent être de toutes natures, institutionnelles ou non institutionnelles [Bourdieu, 1980] ou simplement la confiance en l'autre [Putnam, 1995]. Toutefois, tantôt le réseau observé est réduit au réseau personnel d'un seul individu [Bourdieu, 1980, p. 2 ; Lin, 1995 ; Burt, 1997 ; Portes 1998], tantôt il s'agit du réseau social complet ou autrement dit, de la structure sociale elle-même [Coleman 1990, p. 302 ; Putnam 1995, 1993, p. 167].

Actuellement, le concept de capital social, tel que développé par les sociologues, s'est répandu dans l'ensemble des sciences sociales, et en particulier en sciences politiques, en sciences de l'éducation, en géographie, en urbanisme, etc. Il est aussi mobilisé par un très grand nombre d'économistes. À ce propos, les centaines d'études et analyses économiques qui se réfèrent au capital social répètent à l'infini un plan similaire. Après avoir constaté la très forte polysémie du concept de capital social, elles mentionnent les définitions retenues par Pierre Bourdieu [1980], James Coleman [1990] et Robert Putnam [1993, 1995]. Puis elles adoptent la définition de Robert Putnam :

« Le capital social… s’entend des caractéristiques de l’organisation sociale telles que la

confiance, les normes et les réseaux, qui peuvent améliorer l’efficience de la société en facilitant des actions coordonnées » [Putnam, 1993 p. 167].

Un tel plan présente un avantage pédagogique certain et fait la force d'ouvrages de synthèse dont le meilleur exemple est sans doute celui que Sophie Ponthieux a consacré au capital social. 19 D'après Coleman [1990], le terme de capital social a été forgé par L. J. Hanifan [1916, 1920].

20 Robert Putnam n'est pas un sociologue mais un politologue, professeur à l'université de Harvard. Sa définition du

Mais sa pertinence est surtout méthodologique. Car le parti pris qui consiste a retenir la définition de Putnam plutôt qu'une autre permet d'établir des corrélations statistiques entre l'évolution d'un indicateur de gain – généralement la croissance au niveau macroéconomique ou le profit au niveau microéconomique – et des indicateurs de l'état du capital social – tels que le degré de confiance dans une société, ou le nombre moyens de liens sociaux entretenus par un individu. En ce qui concerne le réseau social générateur du capital social, il est systématiquement étudié selon l'approche de Mark Granovetter [1974 ; 1985], Ronald Burt [1992, 1995] et Nan Lin [1995] (voir plus loin le concept de réseau social).

De nombreuses études macroéconomiques ont été consacrées au capital social, souvent publiée sous l'égide de la banque mondiale, de l'OCDE ou de l'Union européenne [Helliwell, Putnam, 1995 ; Grootaert, 1997 ; La Porta et al., 1997 ; Knack, 1997 ; Woolcock, 1999 ; Temple, 2001 ; Durlauf, Fafchamps, 2005]. Mais une part importante de cette littérature est dispersée au travers de branches de l'économie connexes à la macroéconomie comme l'économie du développement [Hyden, 1994 ; Rubio, 1997, Narayan-Parker, 1997 ; Woolcock, 1998], l'économie de la connaissance [Westlund, 2006 ; Nahapiet, Ghosal, 2000], l'économie de l'innovation [Fountain, 1997 ; Maskell, 2000 ; European Commission, 2002, 2003], l'économie spatiale [Krugman et al., 1999 ; Fujita, Krugman, 2003 ; Gertler, 2003 ; Bathelt et al., 2003 ; Pecqueur, Zimmermann, 2004], l'économie du travail [Friedman, Krackhardt, 1997 ; Brinton, 2000 ; Barnabé Aguilera, 2002 ; Delattre, Sabatier, 2003] ou l'économie de la santé [Sirven, 2006, 2007 ; Kawachi

et al. 2007]. Par ailleurs, l'approche néo-institutionnaliste cherche elle aussi à s'approprier le

concept de capital social, comme en témoigne les intéressants articles de Philip Keefer et Stephen Knack [Knack, Keefer, 1997 ; 2008].