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Au début des années 1930, le psychologue américain Jacob Moreno étudiait les relations entre enfants d'une même classe. Constatant que certains enfants nouaient entre eux des relations amicales au-delà de leurs différences d'âge, de sexe ou de race, il a eu l'idée de représenter graphiquement les relations affectives entre enfants, de façon à les rendre apparentes. Ces graphiques, toujours d'actualité, sont nommés sociogrammes. Les relations affectives ainsi révélées forment, par définition, un réseau sociométrique [Moreno, 1934]. Sociogrammes et réseaux sociométriques ont rencontré un très grand succès dans les milieux académiques. Certains psychologues ont suivi Jacob Moreno comme Kurt Lewin [1936], Leo Katz [1937] ou Fritz Heider [1946] et ont institué sur le plan académique un courant de recherche appelé sociométrie. Mais d'autres scientifiques se sont aussi montrés intéressés et en particulier les mathématiciens, les anthropologues puis les sociologues [Scott, 1991 ; Wasserman et Faust, 1994 ; Lemieux21, 1999 ; Mercklé, 2004].

Les mathématiciens ont tâché de décrire les réseaux sociométriques des psychologues à partir de notions rationnelles telles que le nombre de relations, leur degré de réciprocité ou leur degré de convergence. Peu à peu, ce champ de recherche s'est structuré sous le nom de psychologie

mathématique22 avec des auteurs tels qu'Alex Bavelas [1950], Dorwin Cartwright, Alvin Zander

[Cartwright, Zander, 1953], Frank Harary, Robert Norman [Harary, Norman, 1953], Claude Flament [1963a, 1965] ou encore John Boyd [1969].

Parallèlement, certains anthropologues anglais, et en particulier Alfred Radcliffe-Brown [1940] et Siegfried Nadel [1957], ont introduit dans leurs travaux le concept de réseau :

« L’observation directe, nous montre que (...) les être humains sont reliés entre eux par un

réseau complexe de relations sociales. J’emploie le terme de structure pour dénoter ce réseau de relations existantes ». [Radcliffe-Brown, 1940]

Le procédé a été repris par les membres du département d’anthropologie sociale de 21 Vincent Lemieux est un politologue canadien. Mais il est très fréquemment cité par les sociologues.

22 Le terme psychologie mathématique renvoie au nom d'une revue dans laquelle ont été publié certains des travaux cités

(Boyd, 1969, par exemple). Les sociologues [Scott, 1991 ; Wasserman, 1994 ; Mercklé, 2004] parlent plus volontiers de théorie des graphes ou théorie mathématique des graphes pour désigner les travaux de ces mêmes auteurs, principalement à cause du titre de deux ouvrages de Harary et Norman [1953] et de Flament [1963]. La distinction entre ces deux champs des mathématiques est délicate. D'une part, la théorie mathématique des réseaux est beaucoup plus vaste que la psychologie mathématique appliquée aux réseaux sociométriques puisqu'elle s'intéresse aussi aux réseaux de télécommunication et aux réseaux informatiques. D'autre part, toute la psychologie mathématique ne relève pas de la théorie mathématique des réseaux.

l’Université de Manchester et en particulier John Barnes, Elizabeth Bott et Clyde Mitchell. C'est en 1954 que John Barnes a publié le texte fondateur de cette « école de Manchester ». Durant deux ans, Barnes a étudié l’ensemble des relations sociales au sein de la petite ville de Bremnes (4 600 habitants), située sur une île de la Norvège. Il y a analysé les relations sociales en termes de système et de sous-systèmes. Chaque niveau d'analyse (système et sous-systèmes) est défini deux fois : une première fois par sa fonction et une seconde fois par sa structure23. Selon la terminologie de Barnes, le système pris dans son ensemble est appelé « réseau global » ou « réseau complet ». Le système se subdivise en trois sous-systèmes appelés « champs » : le champ industriel, qui rassemble les relations économiques, le champ territorial, qui rassemble les relations formelles non-économiques (administratives, associatives, confessionnelles) et le champ social qui rassemble les relations restantes. En termes de structure, chaque champ se définit comme un sociogramme

« (...) une sorte de réseau [c’est-à-dire] un ensemble de points (individus ou groupes) dont

certains sont joints par des lignes, qui indiquent qu’ils sont en interaction (...) » [Barnes, 1954]

Les champs économique et politique (territorial) forment ensemble le groupe constitué (corporate group). Ils s'opposent à une catégorie résiduaire, le réseau social (social network),

« (...) cette partie du réseau global qui reste quand on enlève les chaînes d’interaction qui

relèvent strictement des systèmes industriel et territorial. » [Barnes, 1954]

À la fin des années 1960, Clyde Mitchell a appliqué le formalisme mathématique de la psychologie mathématique aux travaux de l'anthropologie sociale et en particulier à ceux de Barnes [Mitchell, 1969, 1974]. Un processus comparable était déjà en cours au sein de la sociologie américaine. En effet, dans les cercles de ce que l'on appelle aujourd'hui la sociologie mathématique, plusieurs sociologues se sont emparés à leur tour du concept de réseau social, et en particulier Harrison White [1963] et James Coleman [Coleman et al., 1966]. Le rôle de Harrison White a été tout à fait déterminant [Mullins, Mullins, 1973 ; Azarian, 2000 ; Rème, 2005]. Faisant la synthèse des travaux de Nadel [1957] et de Boyd [1966], il a poussé loin la formalisation des relations sociales. Surtout, il a appliqué la mathématisation des réseaux à toutes les relations sociales, qu'elles soient informelles, « territoriales » (au sens de Barnes) ou économiques. Ses premières études ont d'ailleurs porté sur le fonctionnement du marché du travail [Lorrain, White, 1971 ; White et al., 1976 ; Boorman, White, 1976]. Les travaux de White ont donné naissance à un véritable courant de recherche caractérisé par une méthode – la représentation mathématique de réseaux sociaux – et un objet – l'étude des institutions sociales en général et des marchés en particuliers. Sur le plan 23 C'est le propre de l'approche « structuro-fonctionnaliste » des prédécesseurs de Barnes tels que Radcliffe Brown et

théorique, les auteurs les plus marquants de ce courant sociologique ont été, outre Harrison White, Mark Granovetter [Granovetter, 1973, 1974, 1985], Linton Freeman [1979] et Ronald Burt [Burt, 1992].

À partir de 1980, H. Russel Bernard et Alvin Wolfe ont eu l'idée de lancer une série de colloques interdisciplinaires sous le nom de « The Sun Belt and the European Meetings ». [Freeman, 2004, p. 153]. Ces colloques ont permis de concrétiser la fusion des travaux centrés sur les réseaux sociaux, qu'ils relèvent de la psychologie mathématique, de l'anthropologie sociale ou de la sociologie mathématique. Le résultat de cette synthèse a été popularisé sous le nom d'analyse des

réseaux sociaux par l'exposé magistral qu'en ont fait Stanley Wasserman et Katherine Faust

[Wasserman, Faust, 1994]24.

Par rapport à l'émergence de cette nouvelle approche interdisciplinaire, les économistes se sont tout d'abord contentés de jouer le simple rôle d'observateurs attentifs. Ce fut le cas, par exemple, d'Oliver Williamson [Williamson, in Swedberg, 1990 p. 122]. Puis, ils ont commencé à s'intéresser aux études portant sur le marché du travail, réalisées par les sociologues relevant de l'analyse des réseaux sociaux. C'est le cas notamment de Kenneth Arrow [Arrow, 1998, p. 98]. Mais à partir des années 1990, c'est tout un courant de recherche qui s'est développé au sein de l'économie dans le but de mettre à profit le concept de réseau social :

« un virage essentiel a pu être finalement concrétisé à partir du milieu des années 1990 grâce

précisément au rapprochement de ces deux types d’apports fondamentaux : le développement d’une économie des interactions et celui de la sociologie des réseaux. » [Cohendet et al., 2003, p. 16]

Par « sociologie des réseaux », il faut comprendre la sociologie économique marquée par l'analyse des réseaux sociaux, et en particulier les travaux de Harrison White [White et al., 1976 ; White, 1992], Mark Granovetter [1973, 1985], Alain Degenne et Michel Forsé [1994], Brian Uzzi [1996] et Michel Callon [1999]. Par « économie des interactions » il faut comprendre l'économie

complexe (complexity economics) initiée par Kenneth Arrow et Brian Arthur [Arthur et al., 1997 ;

Arthur, 1999 ; Rosser, 2003].

Le point de départ de ces économistes est la théorie de l'équilibre général de Kenneth Arrow et Gérard Debreu [Arrow, Debreu, 1954 ; Debreu, 1959]. Devenue dominante dans les années 1960, au moins en économie théorique, cette théorie a beaucoup souffert de l'énonciation du théorème de Sonnenschein [Sonnenschein, 1972, 1973 ; Debreu, 1974 ; Mantel, 1976]. Selon ce théorème, même en respectant les hypothèses très restrictives de la micro-économie standard, les courbes 24 Au sujet de l'histoire de l'analyse des réseaux sociaux, voir Scott, 1991 ; Wasserman et Faust, 1994 ; Lemieux, 1999,

d'offre et de demande peuvent avoir une forme quelconque, ce qui interdit l'unicité et la stabilité de l'équilibre économique général [Kirman, 1989, 1992]. Les économistes ont alors cherché des modèles mathématiques capables de rendre compte de la complexité du système économique vu comme un vaste réseau d'agents en interaction, toujours en déséquilibre au sens économique du terme [Kirman, 1997a et b]. Les économistes ont alors fait appel à des modèles empruntés à la physique (les agents étant assimilés à des atomes) [Hildenbrand, 1971 ; Föllmer, 1974 ; Durlauf, 1993 ; Blume, 1993] qu'ils ont associés à la théorie des jeux (pour rendre compte des interactions) de John Von Neumann et Oskar Morgenstern [1944] remaniée par des auteurs tels que Thomas Schelling [1960, 1971, 1978] ou J. M. Sakoda [1971]. C'est donc à partir des années 1990 qu'une part non négligeable des économistes adhérant à la démarche de l'économie complexe a commencé à décrire la structure des interactions qu'ils étudiaient à l'aide du formalisme proposé par l'analyse des réseaux sociaux.

Actuellement, ce programme de recherche, qui réunit économie complexe et analyse des réseaux sociaux, porte le nom d'économie des réseaux. Sur la seule période 1993 – 2005, Andrea Galeotti a dénombré un peu plus d'un millier de publications associant les mots économie et réseaux [Galeotti, 2005]. Dans le domaine, de nombreux ouvrages sont déjà parus. Citons seulement The

Economics of Networks de Patrick Cohendet, P. Llerena, H. Stahn, et G. Umbhauer [1998], Networks and Markets édité par James Rauch et Alessandra Casella [2001], Social and economic networks in cooperative game theory de Marco Slikker et Anne van den Nouweland [2001], Social Network Analysis and Game Theory de Vincent Buskens [2002], Complex social networks de

Fernando Vega-Redondo [2007], Connections de Sanjeev Goyal [2007] et Social and Economic

Networks de Matthew O. Jackson [2008], Networks, Crowds, and Markets, de David Easley et Jon

Kleinberg [2010] et Handbook of Social Economics de Jess Benhabib, Matthew Jackson et Alberto Bisin [2010].