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L'émergence de la sociologie positiviste en Europe, sous la forme d'une science de mieux en mieux institutionnalisée et toujours plus acerbe à l'encontre de la science économique, a suscité de la part des économistes des réactions très vives. Mais pour éviter tout contre-sens, il faut entendre par économiste les auteurs qui ont réellement enseigné la science économique au sein d'institutions académiques. C'est pourquoi il faut mettre à part Karl Marx et considérer ici que Vilfredo Pareto et Max Weber se sont positionnés par rapport à la sociologie en tant qu'économistes et non en tant que sociologues.

La réaction de Karl Marx par rapport à Auguste Comte et « son école » fut désinvolte. Elle nous est parvenue sous la forme d'une modeste critique reléguée dans une note de bas de page du Capital (publié en 1867) et dans un bref passage d'une lettre à son ami Friedrich Engels :

« ... En plus de cela, j'étudie aussi Comte en ce moment, puisque les Anglais et les Français

font tant de bruit autour de ce type. Ce qui les aguiche, c'est son côté encyclopédique, la synthèse. Mais c'est lamentable comparé à Hegel (même si Comte, en tant que mathématicien et que physicien lui est de par sa profession supérieur, je veux dire supérieur dans le détail, Hegel demeurant, même ici, pour l'ensemble, infiniment plus grand). Et toute cette merde de positivisme est parue en 1832 ! » [Marx, Lettre à Engels du 7 juillet 1866, cité par Clain,

1983].

Trente ans plus tard, John Stuart Mill (1806-1873), souvent qualifié de dernier des Classiques, n'est guère plus conciliant. Il a d’abord semblé adhérer à la sociologie et il l’a même soutenue, au moins en subvenant aux besoins financiers de son ami Auguste Comte, pendant près de dix ans. Mais face à l'ambition démesurée du positivisme comtien, Mill se ravise et prend le problème au sérieux pour finalement admettre que :

« Le temps semble donc venu où chaque philosophie, non seulement doit se former une

opinion sur ce mouvement intellectuel, mais encore le peut utilement exprimer [...] » [Mill,

1893, p. 3].

Mill consacre alors deux cents pages à montrer combien le fond de la sociologie de Comte est fondamentalement mauvais :

« (…) nous estimons que c'est dans leur caractère général que les spéculations subséquentes

sont fausses et trompeuses, tandis que, tout à travers cette mauvaise tendance générale, nous trouvons, en détail, une foule de pensées et de suggestions précieuses. » [Mill, 1893, p. 5]

Plus, en se réclamant de David Hume, Mill tente de démontrer que Comte n’est pas l’inventeur du positivisme ! Il met en pièces l'œuvre de Comte et tente de bâtir un positivisme alternatif

compatible avec l'utilitarisme. Ce faisant, il confesse implicitement que la question posée par Comte quant à la scientificité de l'économie était légitime.

Dans son ouvrage majeur, L’économie politique (1878), le néo-classique Stanley Jevons (1835-1882) développe une analyse proche de celle de John Stuart Mill. C’est en ce sens qu’il est positiviste si l’on tient absolument à ce qu’il le soit. L’ouvrage s’ouvre sur une justification de la science économique par rapport à ceux qui « haïssent » l’économie ou nourrissent contre elle des « préjugés ». Mais Jevons se garde bien de les nommer, peut-être de peur de leur faire trop de publicité. Puis, pour échapper à la critique, il donne à l’économie une définition très restrictive :

« L’économie politique traite de la richesse des nations ; elle recherche les causes qui font

une nation plus riche et plus prospère qu'une autre. Son but est d'enseigner ce qu'il faut faire pour diminuer autant que possible le nombre des pauvres, et mettre chacun à même, en règle générale, d'être bien payé de son travail. » [Jevons, 1878, p. 10]

Une seconde barrière de défense est ensuite élevée par Alfred Marshall [1842-1924] contre les prétentions de la sociologie. Répondant à Comte, Spencer et Mill, il défend l’autonomie de l’économie au sein des sciences humaines en adoptant lui aussi une définition restrictive (« [l’éco­ nomie] est donc, d'un côté, une étude de la richesse ; de l'autre, et c'est le plus important, elle est

une partie de l'étude de l'homme. » [Marshall, 1890]). Puis, s'inspirant du positivisme non-comtien

de ses prédécesseurs, il dresse une seconde barrière en donnant à l'économie une méthodologie for­ tement mathématisée, empruntée directement à la physique. Avec Marshall, l'économie anglaise s'est définitivement mise à l'abri de la sociologie. Mais le prix à payer fut lourd : la science écono­ mique s'est trouvée emmurée par ses propres défenses disciplinaires. Cette stratégie d'isolement a duré un siècle et est encore vivace aujourd'hui. Pour preuve, la définition de l'économie donnée par Paul Samuelson (1915-2009) qui paraît incroyablement alambiquée comparée à celle de Jevons :

« L'économie est l'étude de la façon dont l'homme et la société choisissent, avec ou sans re­

cours à la monnaie, d'employer des ressources productives rares qui sont susceptibles d'em­ plois alternatifs, pour produire divers biens et les distribuer en vue de la consommation pré­ sente ou future des différents individus et groupes qui constituent la société. » [Samuelson,

1947]

Comme le rappelle Edmond Malinvaud, professeur honoraire du Collège de France, l'im­ portant est de ne pas laisser l'économie s'emparer d'objets si larges qu'ils pourraient la mettre en concurrence avec les autres sciences sociales :

« [...] je ne crois pas, pour le moment, au succès des tentatives qui se proposent de com­

prendre, précisément et dans sa globalité, le développement économique et social.

relations réciproques entre les phénomènes économiques et les autres phénomènes sociaux. Mais il faudrait à mon avis, situer ces efforts dans des projets plus modestes. Chaque projet traitant d’un type particulier de relation, a quelque chance d’aboutir à des résultats limités mais sûrs. »

[Malinvaud, 1991, p. 37]

Pourtant, cette abdication mutilante de la science économique face à la sociologie a été combattue par toutes les autres écoles d'économie.