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Les définitions substantives des réseaux : Parrochia, Moreno

Dans son article de 2005 « Quelques aspects historiques de la notion de réseau », Daniel Parrochia présente en les illustrant les divers sens du mot français réseau. L'objectif est de montrer l'ancienneté et la diversité des réseaux, et plus encore l'utilité du concept de réseau. On peut toutefois reprocher à ce travail d'adopter un point de départ francophone alors que l'essentiel de la littérature consacrée aux réseaux est anglophone. Or, là où la langue française emploie le seul mot

réseau, la langue anglaise en emploie deux ou trois : net (et parfois web) et network. Quoi qu'il en

classer selon un critère substantiel.

Daniel Parrochia commence sa démonstration à partir de « la préhistoire de la notion de ré­

seau ». Il est vrai que, si l'on suit les dictionnaires étymologiques28, le concept de réseau est très an­ cien et était associé à l'origine à des objets constitués de fils (ou liens) attachés ensemble à inter­ valles réguliers par des nœuds. Initialement, il s’agissait de filets de chasse ou de pêche. Mais le concept a toujours été très large, ce qui explique son extension ultérieure à des objets aussi divers qu’une toile d’araignée ou une voilette de tulle. En français, ce concept à longtemps était désigné par l'ancien mot ret29, son équivalent anglais étant net30.

Parrochia passe ensuite aux différents sens du mot réseau au cours des derniers siècles dans l'objectif de capter l'élargissement du concept. Sachant que les deux méthodes aboutissent aux mêmes conclusions, nous préfèrerons ici procéder à une comparaison diachronique entre langue française et langue anglaise. À partir de 1560, le mot réseau a de plus en plus concurrencé le mot rets, de même qu'en anglais, le terme network a fait reculer le mot net. Dès le XVIe siècle, les mots réseau et network ont servi à désigner le système sanguin puis les canaux fluviaux, les voies de chemin de fer (XIXe s.), les réseaux câblés de télécommunication (XXe s.), etc. Pris en ce sens, le concept de réseau est métaphorique par rapport à celui de filet. Un réseau se définit alors comme un ensemble d’objet ayant l’apparence d’un filet. Il est remarquable que cet élargissement du concept de réseau soit venu concurrencer celui de système. On parlera indifféremment de réseaux ferroviaires ou de système sanguin, de réseau ou de système de télécommunication, de réseau de neurones comme de système nerveux.

Ceci dit, Daniel Parrochia n'aborde pas les réseaux de personnes et encore moins les réseaux sociaux, préférant reprendre à leur sujet les propos injurieux de Pierre Musso [1997]. Quoiqu'il en soit, le concept de réseau de personnes est apparu au début des du XIXe siècle [dictionnaire Guizot, 1828]. D'abord dans l'expression « réseau de fonctionnaires », le mot a pris son autonomie pour signifier « ensemble de personnes, d'organismes, en relation pour agir ensemble » [TLFI]31. Le concept de réseau a été introduit pour la première fois en sciences sociales en 1932 par le sociologue Leopold von Wiese [Mercklé, 2004, p. 17] en lui donnant le sens de « groupe de personnes interconnectées ». Mais c'est indubitablement le docteur Jacob Moreno qui en a 28 Ici, le travail de Parocchia est paradoxal car s'il est habituel de faire l'étymologie d'un mot, en revanche, il n'est pas

possible de faire l'étymologie d'une notion. Par exemple, les mots gouvernant et dirigeant ont un sens proche alors que leur étymologie est radicalement différente. À l'inverse, des mots étymologiquement proches peuvent renvoyer à des notions très éloignées tels que tête et test (carapace, coquille).

29 L'étymologie de réseau est la suivante : de resel / reseuil « filet » (vieux français), de retiolus « petit filet » (latin), de

rete / retis « filet » (latin).

30 L’étymologie de net est la suivante : de net (vieil anglais), de *natjan « maille, réseau » (germanique commun), de

nedh-/negh- « lier, nouer » (indo-européen). À comparer avec le latin nodus « nœud » [Picoche, 1994, p. 379 ; voir aussi http://www.etymonline.com/, art. « net ».].

popularisé l'usage, notamment grâce au succès de son ouvrage paru en 1934 : Who Shall Survive ?. Moreno s'est rendu célèbre pour ses études sur les enfants et les adolescents. En 1934, il a conclu que lorsque les individus sont amenés à établir des liens amicaux avec des personnes qui ne font pas partie de leur groupe social (la classe d'école, un dortoir), le genre ou la race, ils le font de façon prévisible.

Le raisonnement de Moreno suit alors quatre étapes :

- Il commence par un inventaire des individus et des relations affectives qu'ils nouent entre eux.

- Puis il passe à une analyse structurale des groupes et des relations entre groupes. Concrètement, cela revient à tracer un graphique des relations, appelé « sociogramme ».

- Le sociogramme sert à mettre en lumière des régularités au sein des relations, appelées pour l'occasion « courants psychologiques » :

« Nous avons découvert que les courants [psychologiques] ne franchissent pas au hasard les

lignes du groupe et parfois même celles de la collectivité [...] » [Moreno, 1934, p. 308]

- Jacob Moreno émet alors l'hypothèse que les relations sociales se déploient au sein de structures physiques :

« Nous avons été amené à penser que sous ces courants qui s’écoulent et se transforment sans

cesse, il devait exister une structure permanente, un réservoir commun, un même lit qui reçoit et mêle ses courants, quelque différents que puissent être leurs buts. » [Moreno, 1934, p. 308]

Ce sont ces structures que Moreno appelle « réseaux », ou « réseaux sociométriques » :

« [les courants] dépendent de structures plus ou moins permanentes qui réunissent les

individus en de larges réseaux. » [Moreno, 1934, p. 308]32

De tels réseaux relèvent plus de l'électromagnétisme voire de l'occultisme que de la sociologie : « […] ce sont des réseaux authentiques, doués de vie et d’énergie réelle, qui circulent autour

de chaque individu […] » [Moreno, 1934, p. 203], « Les courants sociaux [s’écoulent] à travers les réseaux comme l’eau à travers une conduite, mais, alors que la forme de la conduite n’est pas modelée par l’eau qui y circule, les courants modèlent les réseaux qu’ils parcourent ». [Moreno, 1934, p. 313]

On est ici bien loin de la définition structurale du réseau social proposée par exemple par Wasserman et Faust :

« Un réseau social consiste en un ou plusieurs ensemble(s) fini(s) d'acteurs et la relation ou

les relations définie(s) entre eux. » [Wasserman, Faust, 1994, p. 20]

Pour être plus clair encore, le concept de réseau sociométrique n'a rien à voir avec celui de réseau social. Le seul point commun entre sociométrie et analyse des réseaux sociaux est méthodologique en ce sens que réseaux sociométriques et réseaux sociaux peuvent être représentés par un graphique, appelé sociogramme chez Moreno et graphe chez Wasserman et Faust [p. 71].