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Reprenant l'idée d'une économie mathématisée et aussi rigoureuse que peut l'être la mécanique de Newton, Léon Walras (1834-1910) a décomposé la science économique en trois parties : l’économie pure, l’économique politique appliquée et l’économie sociale [1874]. La distinction entre les trois branches est purement épistémologique : « leurs critères respectifs sont le

vrai pour l'économie pure, l'utile ou l'intérêt pour l'économie appliquée, le bien ou la justice pour l'économie sociale ». Walras entreprend donc de rédiger trois traités : Éléments d’économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale [1874], Études d’économie sociale. Théorie de la répartition de la richesse sociale [1896] et Études d’économie politique appliquée. Théorie de la production de la richesse sociale [1898]. Mais en pratique, le troisième livre est très largement

inachevé. Vilfredo Pareto (1848-1923) reprend les travaux de Léon Walras, à ceci près qu’il abandonne l’appellation « économie sociale » pour celle de « sociologie ». Comme l’a souligné Philippe Steiner, Pareto organise effectivement une articulation entre sociologie et économie. Ajoutons qu'il s'agit de sa sociologie et de son économie. Pareto commence par se donner une classification des sciences dans laquelle la sociologie n’est encore qu’un projet :

« La société humaine est l'objet de nombreuses études. Les unes portent des noms spéciaux ;

ainsi le droit, l'histoire, l'économie politique, l'histoire des religions, etc. D'autres embrassent des matières encore confuses, dont la synthèse avec celles qui sont déjà distinctes, vise à étudier la société humaine en général. On peut donner à ce groupe d'études le nom de Sociologie. » [Pareto, 1917, p. 29]

Puis il explique clairement que la sociologie doit se contenter de compléter l’économie walrasienne :

« Exemple. Soit Q, la théorie de l'économie politique. Un phénomène concret O n'a pas

seulement une partie économique e, mais aussi d'autres parties sociologiques, c, g,... C'est une erreur de vouloir englober dans l'économie politique les parties sociologiques c, g,..., comme l'ont fait beaucoup de gens ; la seule conclusion exacte à tirer de ce fait, est qu'il

convient d'ajouter – ajouter, dis-je, et non substituer – aux théories économiques qui donnent e, d'autres théories qui donnent c, g,... » [Pareto, 1917, p. 42]

Mais à partir de là, nous ne pouvons plus suivre Steiner. Car la sociologie de Pareto n’a pas grand chose à voir avec la sociologie instituée en discipline par Comte et ses successeurs. Comme Mill avant lui, Pareto abreuve d’insultes la philosophie positiviste et renvoie dos à dos Auguste Comte et Herbert Spencer. Dans son Traité de sociologie générale [1917], il n’a de cesse de disqualifier la sociologie :

« Jusqu'ici, la sociologie a été presque toujours présentée dogmatiquement. Le nom de

positive, donné par Comte à sa philosophie, ne doit pas nous induire en erreur : sa sociologie est tout aussi dogmatique que le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet. Ce sont des religions différentes, mais enfin des religions ; et l'on en trouve du même genre, dans les œuvres de Spencer, de De Graef, de Letourneau et d'une infinité d'autres auteurs. » [Pareto,

1917, p. 31]

Pareto va plus loin encore que John Mill. Il ne se contente pas d’agonir la sociologie : il va jusqu’à la remplacer par sa propre sociologie, évidemment compatible avec l’économie qu’il enseigne à Lausanne.

Par comparaison, la stratégie de l’école historique allemande est beaucoup plus subtile. Gustav Schmoller (1838-1917) considère que l’économie est une science autonome divisée en deux grandes écoles : l’économie politique individualiste fondée par les Physiocrates et Adam Smith et l’économie politique socialiste de Karl Marx. Schmoller récuse ces deux écoles et entreprend comme l'ensemble de ses prédécesseurs de reconstruire l’économie pour en faire une « véritable science » [Schmoller, 1902, p. 228]. Dans cet objectif, Schmoller actionne deux leviers. Le premier est d’établir l’économie sur les faits économiques conçus comme des faits empiriques dégagés par la statistique et l'histoire économique. Le second est de professionnaliser la discipline en la spécialisant. Mais cette spécialisation ne doit pas conduire les économistes à l’isolement car ils ont besoin des résultats obtenus par les autres sciences pour perfection leur théorie :

« Que les documents historiques ne soient qu'une partie de ce que l'économie doit utiliser,

qu'il lui faille encore s'occuper de géographie, d'ethnologie, de statistique, de psychologie et de la technique, c'est ce qu'aucun homme raisonnable n'a jamais nié. » [Schmoller, 1902, p.

283]

L'absence de la sociologie dans cette citation ne doit pas induire en erreur. Car l'idée de Schmoller est bien d'arriver à une articulation de toutes les disciplines :

« Ma solution fut toujours : séparer la science en domaines spéciaux, d'après l'objet et la

mais les aborder avec des connaissances universelles, historico-philosophiques et sociologiques, qui permettent de saisir chaque détail comme la partie intégrante du tout. »

[Schmoller, 1902, p. 296]

Il y a donc chez Schmoller une nette ouverture d’esprit vis-à-vis des autres sciences, y compris par rapport à la sociologie positiviste. Toutefois, il ne faut guère se leurrer. Lorsque l’on en vient au fond des choses, son jugement est le même que celui de ces confrères. Et il n’hésite pas à attaquer brutalement le cœur du positivisme :

« (…) on ne pourra pas empêcher les véritables prophètes du moment de croire qu'ils ont trouvé

la « loi du développement »14. Herbert Spencer et les théoriciens de l'évolution, Mill et Auguste

Comte, ont essayé de formuler quelques-unes de ces lois, tout comme les socialistes et les manchestériens.15 Tout cela ne ressemblera jamais beaucoup à ce qu'on appelle des lois dans les

sciences de la nature. Et même on ne pourra guère y voir des lois empiriques. Ce que l'on a un peu trop à la légère appelé des lois de l’histoire, n'en étaient pas ; ce n'étaient souvent que des généralisations douteuses, ou bien de bien vieilles vérités psychologiques fort simples, d'où l'on croyait pouvoir tirer l'explication d'une masse considérable de faits historiques. » [Schmoller, 1902,

p. 316].

L’économie de Schmoller, éloignée du formalisme mathématique et définie extensivement, appelle donc une sociologie, ou du moins une psychologie sociale, respectueuse de son autonomie disciplinaire. Mais lorsqu’il écrivait, cette science restait encore à construire. C'est sans doute son confrère Max Weber (1864-1920) qui a le mieux répondu à cette exigence.

L’opposition de Max Weber à la sociologie positive est indubitable. Weber écrit par exemple :

« Si je suis devenu sociologue, c’est essentiellement pour mettre fin à cette industrie à base

de concepts collectifs dont le spectre rôde toujours parmi nous. » [Weber, cité par Boudon, 2003].

Les concepts collectifs incriminés sont les faits sociaux, au cœur de la réflexion des durkheimiens. Malgré leurs conflits, Weber reprend un positionnement compatible avec celui de Schmoller et construit une sociologie, dite sociologie compréhensive, dans laquelle les faits sociaux font place aux faits économiques, toujours réductibles, en dernier ressort, à des causes individuelles.

« (…) la sociologie compréhensive (telle que nous la concevons) considère l'individu isolé et

son activité comme l'unité de base, je dirai son «atome », si l'on me permet d'utiliser en passant cette comparaison imprudente » [Weber, 1913, p. 15]

Peut-on dire pour autant que la sociologie compréhensive respecte l’autonomie de la discipline 14 Allusion à la théorie des trois états historiques, fondement du cours de philosophie positive de Comte.

économique ? À première vue, cette sociologie est très extensive :

« Nous appelons sociologie (…) une science qui se propose de comprendre par

interprétation l'action sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets. »

[Weber, 1921, tome 1, p. 28]

Mais après avoir nettement séparé sa sociologie de la psychologie puis du droit [Weber, 1913, p.10-15], Weber l’articule avec l’histoire et la science économique :

« Cependant, en plus de son rôle qui consiste d'une part dans l'élaboration de formulations

purement idéaltypiques et d'autre part dans l'établissement de relations causales singulières d'ordre économique (…) il incombe encore à la théorie scientifique de l'économie d'autres tâches. Elle à encore à étudier l'ensemble des phénomènes sociaux pour déterminer dans quelle mesure ils sont conditionnés par des causes économiques : c'est le travail de l'interprétation économique de l'histoire et de la sociologie. D'un autre côté elle a aussi à étudier comment les événements et les structures économiques sont à leur tour conditionnés par les phénomènes sociaux en tenant compte de la diversité de nature et du stade de développement de ces phénomènes : c'est là le travail de l'histoire et de la sociologie de l'économie. » [Weber, 1917, p. 47]

Le projet interdisciplinaire de Schmoller est ainsi pleinement réalisé : économie et sociologie coopèrent. La compréhension des faits est le produit d’un va et vient entre l’histoire et la sociologie de l’économie d’une part, qui fournit « l’ossature » de l’explication des faits et une perspective économique de l’histoire et de la sociologie d’autre part qui constitue « la chair d'une véritable

explication ».

Soulignons toutefois ce fait : la condition d'existence de l’interdisciplinarité entre économie et sociologie se résume au remplacement complet de la sociologie positiviste par une sociologie écrite de la main d'un économiste, Vilfredo Pareto pour l'école marginaliste de Lausanne et Max Weber dans le sillage de l'école historique de Gustav Schmoller.