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Qu'est-ce que la sociologie économique ?

La réflexion sur l’articulation entre l’économie et la sociologie a débuté au XIXe siècle, avec Auguste Comte. Après Comte, le débat a perduré et a intéressé de nombreux courants de recherche, en sociologie comme en économie [Cusin et Benamouzig, 2004, pp. 13 et 449]. Actuellement, il est le plus vif en ces endroits particuliers des sciences sociales où économie et sociologie se rencontrent. Du côté de la sociologie, on peut citer la sociologie of economic life de Neil Smelser, la

sociology of economics de Fred Block [Smelser, Swedberg, 1994, p. 20], la new economic sociology de Mark Granovetter [Convert, Heilbron, 2005] et la socio-économie de Pierre Bourdieu

[Abraham, 2005]. Du côté de l'économie, les contributeurs sont nombreux, particulièrement dans les rangs de courants réputés hétérodoxes comme l'économie des conventions, la théorie de la régulation, le néo-marxisme ou l'institutionnalisme. Dans une moindre mesure, des courants plus orthodoxes se signalent aussi tel que le néo-institutionnalisme [Convert, Jany-Catrice, Sobel, 2008] et la théorie du choix rationnel de Gary Becker, qu'il nomme parfois lui-même economic sociology [Becker, in Swedberg 1990a]. L'ensemble de ces approches forment-elles un tout cohérent ou bien est-il juste un fourre-tout accueillant, un regroupement de recherches hétéroclites ? La majorité des commentateurs penchent pour la première option [Zelizer, 1988 ; Mingat, 1988 ; Granovetter, 1990 ; Smelser, Swedberg, 1994 ; Philippe Steiner, 1999]. Cependant, force est de constater que leur réponse est partisane et qu’elle repose sur deux hypothèses. 1. La théorie du choix rationnel de Becker devrait être retranchée de l’ensemble [Swedberg, 1994, p. 21]. 2. Il faudrait que tous les autres courants admettent une même définition de la sociologie économique, si possible celle forgée par les promoteurs de la nouvelle sociologie économique (new economic sociology).

Voici trois versions de la définition donnée à la sociologie économique par la nouvelle sociologie économique.

D'après Viviana Zelizer, la finalité de la sociologie économique est de devenir

« (…) un modèle théorique d’interaction qui explorera et expliquera la variabilité complexe

historique, culturelle et socio-culturelle de la vie économique » [Zelizer, 1988, p. 631].

La méthode à employer est précisée par Richard Swedberg :

« [La sociologie économique est] l'application de la perspective sociologique aux

phénomènes économiques » [Smelser, Swedberg, 1994, p. 3].

En 1999, Philippe Steiner tente la synthèse en affirmant que

« La sociologie économique étudie les faits économiques en les considérant comme des faits

sociaux. Elle s'adresse aux économistes et aux sociologues pour qu'ils étudient ces faits en considérant la dimension de relation sociale que comportent de tels faits sans négliger pour autant la dimension intéressée qui est centrale. [Swedberg, 2003] » [Steiner, 1999, p. 3]

Ces définitions éclairent très bien ce que veut être la nouvelle sociologie économique. Mais en ce qui concerne le cadre plus général de la sociologie économique contemporaine, elles font l’objet d’un flot de critiques. Nombreux sont ceux qui récusent l'idée même de fait économique [Orléan, 2005 ; Abraham, 2005]. En effet, comment partir de ce postulat alors qu’en même temps on est à la recherche d’une définition à la fois de la sociologie et de l’économie ? Autrement dit, les faits économiques préexiste-t-ils à la science économique ou sont-il identifiés par elle ? Dans le cas où il n’appartiendrait pas à l’économie de définir l’objet de son étude, pourquoi la sociologie accepterait- elle sans discuter la catégorie des faits économiques ; est-ce une catégorie nécessaire à la théorie sociologique ? Et dans le cas contraire, celui où l’économie est supposée légitime à construire la catégorie des faits économiques sur la base de ses méthodes et hypothèses propres, pourquoi la sociologie lui refuserait-elle ensuite d’employer ces mêmes méthodes pour appliquer une

perspective économique aux phénomènes économiques ? Le paradoxe est trop visible pour être

passé sous silence. Si la sociologie économique n’est que l’application d’une perspective sociologique à des faits économique, elle se dissout d’elle-même [This Saint-Jean, 2005]. Certes, la sociologie est en droit d'appliquer sa méthode aux objets quelle identifie tels que le sport, le travail, l'éducation, etc. L'existence d'une sociologie du sport ne choque pas plus que celle d'une économie du sport. En revanche, comme le rappelle Yves-Marie Abraham, construire une sociologie économique plutôt qu'une sociologie de l'économie, interroge. La question de la définition du fait économique et de sa relation avec le fait social est ici essentielle. Doit-on en conclure comme Abraham que cet ensemble d'approches n’est qu’une pure vue de l’esprit, qu’il n'existe pas ? Ou

bien qu'il n'est au mieux qu'une branche de la sociologie à la vue particulièrement troublée, et que l'on devrait appeler plus justement sociologie de l'économie ? [Abraham, 2005] Ce serait alors adopter une vision bien réductrice d'une discipline scientifique en général et de la sociologie économique en particulier.

Une discipline, une approche ou un champ de recherche ne peut pas se définir seulement par son objet (supposé nécessairement unique) ou sa méthode (supposée unique elle aussi). À ce compte là, ni l'optique ni la chimie n'existeraient plus ! Car il est notoire que l'optique ne connaît pas la nature de son objet ! La théorie corpusculaire et la théorie ondulatoire cohabitent en son sein lorsqu'il s'agit d'expliquer les phénomènes lumineux, alors que ces deux théories sont radicalement incompatibles du point de vue de leurs hypothèses. Quant à la chimie, ses méthodes sont fort variées, allant de la chimie analytique par dosage, chromatographie ou spectrographie - quand elle est chimie analytique - à la numérisation informatique de modèles abstraits - quand elle est chimie théorique. Comme l’avait déjà signalé Vilfredo Pareto [1917, p. 44], une vision des disciplines scientifiques aussi réductrice n'est pas tenable. Nous définirons donc le concept de discipline scientifique ainsi :

« [Une discipline scientifique est un] ensemble spécifique de connaissances qui a ses

caractéristiques propres, sur le plan de l'enseignement, de la formation, des mécanismes, des méthodes et des matières » [Palmade, 1977]

Il est vrai que les matières abordées par la sociologie économique semblent parfois hétéroclites et que ses méthodes peuvent paraître manquer d'homogénéité. Bref, que « la sociologie

économique se heurte à un problème d'hétérogénéité épistémologique » [Convert, Jany-Catrice,

Sobel, 2008]. Doit-elle se concentrer sur les faits économiques, comme la nouvelle sociologie économique de Mark Granovetter ? Sur les faits rationnels, comme le suppose Gary Becker ? Ou sur les institutions au sens d'habitudes sociales, comme l'on fait Marcel Mauss et Thorstein Veblen ? À partir de chacun de ces objets, il est loisible de construire une sociologie économique spécifique. Pourtant, ces approches, existantes ou potentielles, se recoupent toutes très largement, et encore ne sont elles que quelques exemples parmi tous les possibles. Il faut donc se garder de trancher trop vite de peur de passer à côté de ce qui est sans doute la véritable finalité de la sociologie économique : réfléchir à son objet.

Comme le dit joliment André Orléan, quelle que soit sa diversité théorique,

« (…) la sociologie économique trouve son origine dans l’insatisfaction croissante éprouvée

par de nombreux chercheurs face à des sciences sociales de plus en plus spécialisées et, ce faisant, ignorantes les unes des autres. » [Orléan, 2005]

Pour autant, la sociologie économique n'est pas qu'une « sensibilité », qu'un ensemble de « lignes de problématisation communes » [Convert, Jany-Catrice, Sobel, 2008]. Chacune de ses manifestations a ses institutions. Par exemple, la nouvelle sociologie économique a ses manuels, comme The Handbook of Economic Sociology [Smelser, Swedberg, 1994], et ses revues, par exemple le Journal of Socio-Economics, la Socio-Economic Review, la Revue Française de Socio-

économie. De plus, elle s'intéresse à des matières bien définies, notamment le fonctionnement des

marchés [Steiner, 1999] et fait appel pour cela à diverses méthodes.

Pour conclure, la sociologie économique est un terme générique qui désigne un vaste projet de « non spécialisation scientifique » dont l'objectif immédiat est d'expliquer la variabilité « historique, culturelle et socio-culturelle de la vie économique. » Certes, les sociologues ont beaucoup fait en ce sens, notamment François Simiand, Maurice Halbwachs, Marcel Mauss, Georg Simmel ou encore Gabriel Tarde. Mais il ne faudrait pas oublier qu’un tel projet a été, et est toujours, la clé de voute de pratiquement toutes les grandes écoles d’économie, que ce soit l’école classique de Karl Marx à John Stuart Mill, l’école historique allemande de Gustav Schmoller à Max Weber, l’école de Lausanne de Léon Walras à Vilfredo Pareto, l’école autrichienne de Cal Menger à Friedrich Hayek, l’école institutionnaliste de Thorstein Veblen à John Commons. En ce domaine, les prétendus paradigmes positiviste, individualiste, holiste, interactionniste, institutionnaliste, etc. sont bien moins pertinents que la volonté décidée d’analyser les faits de production, d’échange et de consommation dans leur contexte historique et culturel. Est-ce à dire que la sociologie économique a toujours existé ? Non, puisque par définition, ce projet de non spécialisation est intervenu seulement après la spécialisation de l'économie et de la sociologie, soit sensiblement à partir des années 1930.