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Économie des réseaux et sociologie structurale

En économie des réseaux, les résultats obtenus par les stratégies économiques développées par les agents sont orientés par la structure du réseau dans lequel ces agents sont encastrés. L'étude de ces réseaux est donc essentielle. C'est pourquoi Sanjeev Goyal, Matthew Jackson, comme David Easley et Jon Kleinberg, consacrent systématiquement la première partie de leur manuel respectif à une analyse mathématique détaillée des différentes espèces de réseaux. Mais, de façon très parlante, cette analyse des réseaux est empruntée brutalement, sans aucune retouche, à l'analyse des réseaux sociaux des sociologues telle que présentée par Stanley Wasserman et Katherine Faust [1994]. 46 Alan Kirman publie en 2010 un ouvrage qui rassemble l'essentiel de ses travaux sous le titre de Complex Economics.

Comme pour minorer cet héritage sociologique, Matthew Jackson explique que

« Des recherches substantielles sur les réseaux ont été conduites en sociologie, économie,

physique, mathématiques et informatique, et ces disciplines ont adopté des approches différentes et traité des questions variées. » [Jackson, 2008, p. 13]47

Finalement, il se ravise et avoue en note de bas de page que

« L'analyse des réseaux sociaux est un champ d'étude central et bien développé en sociologie,

avec ses sociétés savantes, ses revues, ses conférences et des décennies de recherche consacrées au sujet. » [Jackson, 2008, p. 13].

Mais ce n'est pas encore assez. Car derrière l'étiquette d'analyse des réseaux sociaux se cache en réalité Mark Granovetter, éditeur de l'ouvrage de Wasserman et Faust, et plus encore la sociologie de son maître et ami Harrison White [Granovetter, 2000, p. 33], entièrement tournée contre celle de Talcott Parsons [Rème, 2005, p. 21].

Certes, Harrison White est surtout connu pour deux ouvrages majeurs : Identity and

control : A structural theory of social action [1992] et Markets from Networks: Socioeconomic Models of Production [2002]. Mais il est aussi à l'origine du développement considérable de

l'analyse mathématique des réseaux sociaux. Bien que très tôt intéressé par la sociologie, Harrison White a obtenu en 1955 un doctorat de physique [Mullins, Mullins, 1973 ; White, 2001 ; Azarian, 2003 ; Rème, 2003] à l'université de Harvard, dans le département de sociologie dirigé par Talcott Parsons. Il a ensuite soutenu une thèse de sociologie mathématique sous la direction de Harriet Zuckerman et Robert Merton. Rappelons que Robert Merton, Talcott Parsons et Clyde Kluckholn ont participé à la conférence Macy spéciale de 1946 intitulée « Teleological Mechanisms in Society ». Cette conférence avait pour but de faire dialoguer ces trois chercheurs avec Norbert Wiener et John von Neumann. On voit par là combien, dès le début de sa carrière, White a baigné dans un milieu marqué par l'interdisciplinarité et proche de l'approche systémique issues de la cybernétique si chère à l'économie complexe. Les premières recherches de White, en tant que sociologue, ont porté sur l'anthropologie structurale de Alfred Radcliffe-Brown, Claude Lévi- Strauss, Siegfried Nadel, John Barnes, etc. Et son premier ouvrage, Anatomy of Kinship : Kinship models for structures of cumulated roles, se situe bien à l'intersection de l'analyse structurale et de l'approche cybernétique [White, 1963].f de White est de proposer un structuralisme en sociologie alternatif à celui de Talcott Parsons. Il reproche en effet à ce dernier deux choses. Premièrement, White refuse de décomposer la société en sous-systèmes définis a priori tels que les trois sous- systèmes politique, social et économique. C'est l'« impératif anticatégorique » de l'analyse des réseaux sociaux [Emirbayer, Goodwin, 1994, p. 1414]. Deuxièmement, si White admet que la 47 Sanjeev Goyal reprend cette idée à la page 7 de son ouvrage [Goyal, 2007]

structure sociale existe, il reproche à Parsons de la bâtir sur « le mythe de la société comme entité

préexistante » [White, 1992, p. 9]. Autrement dit, White cherche à reconstruire les phénomènes

(relations, groupes sociaux, normes, institutions), leur évolution et leur structure, à partir de quelques relations mathématiques seulement. Pour atteindre son objectif, il utilise d'abord le formalisme mathématique d'André Weil [Lévi-Strauss, 1949] dans Anatomy of Kinship, puis les probabilités conditionnelles (chaînes de Markov) dans Chains of Opportunity [1970]. Mais à partir de cette date, White change de méthode. Il décrit les relations sociales comme formant un système ouvert caractérisé par une structure en forme de réseau (en cela, il s'oppose sur ce point à Levy- Strauss et rejoint Radcliffe-Brown, Siegfried Nadel et John Barnes).

« Nous développons deux des idées les plus importantes de Nadel. D’abord la structure

sociale correspond à des régularités dans les ensembles de relations entre entités concrètes. Elle ne constitue pas un accord entre des normes abstraites et des valeurs ou une classification des entités en fonction de leurs attributs. Deuxièmement, pour décrire la structure sociale, on doit agréger ces régularités d’une manière qui soit compatible avec leur nature inhérente en tant que réseaux » [Breiger, Boorman, White, 1976, p. 733-734].

Pour Nadel et Barnes, le réseau social structurant est composé des seules relations informelles (donc souvent affectives). Pour sa part, White entreprend de déduire la structure sans poser a priori de catégories économiques, sociales ou politiques. Il s'intéresse donc à toutes les relations, sans préjugé. Ce changement méthodologique radical s'est traduit par la création par White d'un nouveau département de sociologie à Harvard [Azarian, 2003, p. 195], la publication de la revue Social

Networks [Wellman, Berkowitz, 1988, p. 1] et la publication de trois articles fondateurs consacrés à

l'étude du marché du travail [Lorrain, White, 1971 ; Breiger, Boorman, White, 1976 ; Boorman, White, 1976]. Dans ces trois articles, White reprend le formalisme de Claude Flament [1963] et Clyde Mitchell [1969] et le complète en développant la méthode du block modeling [Rème, 2005]. Cette méthode consiste à considérer que

« [l'individu] a est structuralement équivalent à [l'individu] b si a est lié à tous les objets x [les individus x] de la catégorie C [du réseau C] exactement de la même manière que b l’est.

Du point de vue de la logique de la structure, a et b sont absolument équivalents, ils sont substituables » [Lorrain, White, 1971, p. 63]

Grâce au concept d'équivalence structurale, White peut définir mathématiquement les propriétés individuelles conçues comme des relations (« lié à tous les objets x ») et les limites des groupes sociaux (blocks) définis comme un ensemble d'individus structuralement équivalents. Ces résultats ont donné lieu à un torrent de publications [Scott, 1991]. Le mouvement ainsi initié s'est peu à peu structuré autour des élèves de White, en particulier Mark Granovetter, à travers le colloque annuel

interdisciplinaire appelé « Sun Belt meeting » [Freeman, 2004], les logiciels d'analyse des réseaux Ucinet, Netdraw et Pajek et le manuel de référence Social Networks Analysis de Stanley Wasserman et Katherine Faust [1994].

C'est l'ensemble de cette très riche tradition qui a été reprise par l'économie des réseaux et qu'elle résume en première partie de ses manuels.