• Aucun résultat trouvé

Les définitions structuro-fonctionnelles des réseaux : Barnes, Lemieux, Curien

En 1954, John Barnes a publié une étude fondatrice « Class and Committees in a Norwegian Island Parish ». Pendant deux ans, Barnes a étudié l’ensemble des relations sociales au sein de la petite ville de Bremnes (4 600 habitants), située sur une île de la Norvège. Barnes y a pratiqué des entretiens en face-à-face avec les habitants. Puis il les a complétés par des observations de terrain typiques de l’anthropologie. Son travail se distingue de ce qui se fait aujourd'hui en analyse des réseaux sociaux, d'une part parce qu'il défini plusieurs catégories de réseaux et, d'autre part, par ce qu'il donne une définition structuro-fonctionnelle du réseau social.

Au sujet de la ville de Bremnes, Barnes distingue trois « champs » qui sont autant de catégories de relations : le champ territorial, constitué d’unités administratives (commune, paroisses, hameaux, etc.), le champ industriel, constitué d’unités économiques (chalutiers, coopératives, usines de traitement du poisson, etc.) et le champ social, rassemblant les relations informelles telles que les liens d’amitié et de parenté, hérités ou formés personnellement.

Pour Barnes, le champ social est

« une sorte de réseau [c’est-à-dire] un ensemble de points (individus ou groupes) dont

certains sont joints par des lignes, qui indiquent qu’ils sont en interaction. » [Barnes, 1954]

Le mot réseau est pris ici dans un sens structural, exactement comme chez Wasserman et Faust. Or, cette définition est si extensive qu'elle pourrait tout aussi bien s’appliquer aux deux autres champs. C'est donc pour préciser sa pensée que Barnes en vient à définir plusieurs types de réseaux. Vient tout d'abord le « réseau global », dit aussi « réseau complet », qui rassemble les relations relevant des trois champs. Ensuite, Barnes introduit un second critère, la fonction des interactions, pour subdiviser le réseau global en autant de sous-réseaux qu'il y a de champs. Le réseau du champ économique a une fonction économique, le réseau du champ territorial a une fonction politique et le réseau du champ social a une fonction sociale. Mais alors que les fonctions économique et politique sont déterminées de façon positive, la fonction sociale est définie négativement, comme un résidu :

« [le réseau social est] cette partie du réseau global qui reste quand on enlève les chaînes

d’interaction qui relèvent strictement des systèmes industriel et territorial. » [Barnes, 1954]

de Bremnes est structurée autour d’un « système de classes sociales » (class system). Cependant, alors que Marx imaginait une structure inégalitaire formée de plusieurs classes sociales résultant des contraintes du système économique, Barnes découvre sur l'île une société égalitaire émergeant d'un réseau social sans discontinuités. Il appelle cette structure sociale spécifique un « réseau de classes » (class network).

Il est donc important de distinguer dans les premiers travaux de Barnes, ceux-là mêmes qui sont jugés fondateurs par l'analyse des réseaux sociaux, les trois concepts que sont le réseau

complet, le réseau de classes et le réseau social. Le réseau complet est la représentation de la

totalité des relations sociales. C'est lui qui est identique au réseau social de l'analyse des réseaux sociaux ! Le réseau de classe est une forme particulière de la structure sociale. Il est une caractéristique du réseau complet. Enfin, le réseau social de Barnes concerne les seules relations informelles, comme le sociogramme de Moreno. Mais, contrairement au réseau sociométrique de Moreno, le réseau social de Barnes n'a pas de réalité physique ; ce n'est qu'un concept méthodologique, comme le réseau social de l'analyse des réseaux sociaux.

Le choix de l'approche structuro-fonctionnelle, qui consistent à privilégier l’étude des relations informelles, est une des caractéristiques importantes de l'École de Manchester d’anthropologie composée, pour l'essentiel, de John Barnes, de Clyde Mitchell et d'Elizabeth, Bot [Mercklé, 2004]. Et il a fallut que les anthropologues fassent d'importants efforts théoriques [Barnes, 1972] et académiques pour faire oublier cette spécificité33.

De manière beaucoup moins attendue, une telle approche apparaît aussi en filigrane dans la célèbre étude que Mark Granovetter a consacré au marché du travail américain [1973, 1974]. Mark Granovetter s'appuie en effet sur un classement fonctionnel des relations sociales divisées en deux « dimensions » : formelles et informelles [Granovetter, 1974, p. 5]. Les relations formelles de Granovetter correspondent aux relations institutionnelles qui forment le « groupe constitué » (corporate group) de Barnes, construit par l'addition du champ industriel et du champ territorial. Quant aux relations informelles, elles constituent « la dimension sociologique » (sociological

dimension) [Granovetter, 1974, p. 6] que veut faire apparaître Granovetter. Cette dimension est,

comme chez Barnes, un reste, qui suppose une définition préalable, substantive et/ou fonctionnelle de l'ensemble des relations.

Plus récemment, l'approche structuro-fonctionnelle des réseaux s'est développée de façon très nette dans le cadre de ce que nous avons appelé l'analyse des réseaux hétérogènes.

33 Par exemple, Barnes et Mitchell se sont investis dans l'organisation du colloque interdisciplinaire annuel « The Sun

Dans les années 1990 surtout, de nombreux chercheurs ont étudié des réseaux hétérogènes, c'est-à-dire formés d'éléments et/ou de relations de nature différentes. C'est le cas d'économiste comme Patrick Cohendet [1997] et Nicolas Curien [2000] et de sociologues, comme Michel Callon [Callon, 1991, 1997 ; Callon, Law, 1997]. Ces trois chercheurs ont d'ailleurs contribué à l'ouvrage collectif Réseau et coordination, publié en 1999. Nous leur adjoindrons le politologue Vincent Lemieux dont les travaux plus anciens, bien qu'indépendants des premiers, présentent de grandes analogies. Par souci de simplification, nous ne présenterons à titre d'exemples que les résultats de Nicolas Curien et de Vincent Lemieux. Avantage leur est donné au motif qu'ils ont fait l'objet d'ouvrages synthétiques, à savoir Économie des réseaux [2000] de Nicolas Curien et Les

réseaux d'acteurs sociaux [1999] de Vincent Lemieux.

Dans ces ouvrages, les auteurs s'attachent à donner deux classifications des réseaux : une classification ontologique et une classification fonctionnelle. Les deux sont reliées par une étude structurale appelée « morphologie des réseaux » [Curien, 2000].

Dans les deux cas, la classification ontologique correspond très sensiblement à celle de Daniel Parrochia [1993, 2005]. Les éléments du réseau peuvent être des objets ou des personnes. On opposera le réseau « concret », « technique » [Curien] ou « physique » [Lemieux] au réseau « abstraits » [Curien, p. 20], appelés aussi « réseaux d'acteurs sociaux » [Lemieux]. Le réseau technique est constitué d'un « support physique » (un réseau de transport, un réseau électrique, un réseau de communication téléphonique) et d'acteurs (i. e. des personnes, prises individuellement ou collectivement). Un réseau « abstrait », dit encore « non-technique », est un réseau qui est « dépourvu de support physique » [Curien, p. 20]. Autrement dit, un réseau abstrait est un réseau constitué uniquement de personnes. Les relations du réseau sont divisées en catégories appelées « couches » [Curien] ou « relations » [Lemieux]. Ces catégories de relations correspondent exactement à des champs, au sens de Barnes, et sont définies par leur fonction. Ce sont :

- « les liens » [Lemieux], sans correspondance chez Curien,

- la « couche basse » ou « infrastructure » [Curien], appelée « les transactions » par Lemieux [p. 13],

- la « couche médiane » ou « infostructure » [Curien], appelée « les contrôles » par Lemieux [p. 14]

- et la « couche haute » ou « services finals » [Curien] absente chez Lemieux.

Les liens de Lemieux désignent tantôt les fils du réseau (concept de filet) [p. 14] tantôt les lignes de la représentation du réseau (concept de sociogramme) [p. 15]. L'infrastructure permet d'acheminer des flux, que ce soit des flux d'énergie, des flux de véhicules, des flux d'information, etc. Ce seront tantôt les rails d'un réseau ferré, tantôt les câbles d'un réseau téléphonique ou bien les

chaussées d'un réseau routier, etc. L'infostructure permet de contrôler, de commander, de piloter, d'optimiser l'infrastructure. Par exemple, l'infostructure est composée des postes d'aiguillage et de la signalisation du réseau ferré ou des centraux téléphoniques d'un réseau de communication. Enfin, la couche haute correspond à la fonction du réseau qui fournit un service, au sens économique du terme, à l'utilisateur final. Par exemple, se déplacer, recevoir une information, disposer d'énergie, etc.

Une fois dégagées les fonctions élémentaires des réseaux, les auteurs cherchent à établir une classification des réseaux. Chaque classe de réseaux constitue une alternative au concept de réseau social. Nicolas Curien construit deux classes : les « réseaux-intermédiation », lorsque la « couche haute » existe, et les « réseaux-interconnexion », dans le cas contraire. Quant à Vincent Lemieux, il se lance aventureusement dans la construction de onze classes distinctes, ce qui est mathématiquement impossible à l'aide des trois seules fonctions qu'il a retenues. Il doit alors introduire en cours de route des distinctions substantives ad hoc concernant les relations. En voici deux exemples : « Les réseaux de communication ont pour finalité34 de transmettre de

l'information » [p. 25] et « Nous avons dit des réseaux de soutien qu'ils avaient pour finalité spécifique d'apporter de l'aide matérielle, informationnelle ou relationnelle à des personnes qui en ont besoin » [p. 66].

Néanmoins, ces différentes définitions structuro-fonctionnelles sont loin d'être sans intérêt dans la mesure où elles permettent de rendre compte avec une grande économie de moyens d'une foule de faits économiques et sociaux.