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2.1 Désignation directe de l’argent

2.1.4 Stips, dans le conte de Psychè

Le livre VI concentre le plus d’occurrences puisque nous en trouvons six entre les passages 18 à 20. C’est en plein cœur du conte de Psychè. Dans quelle mesure l’univers divin serait-il entâché de ces stipes ? En réalité, ce terme refait surface lors de la catabase de Psychè

aux Enfers. Ce motif épique rappelle les récits d’Homère182, de Platon183, de Virgile184,

d’Ovide185, pour ne faire intervenir qu’eux. Chez Homère, Platon ou Ovide, il n’est pas

explicitement et directement fait mention de l’argent comme moyen pour les héros de passer aux Enfers ou d’en revenir. Par contre au livre VI de L’Enéide de Virgile, Enée doit remplir certaines conditions pour accéder aux Enfers. Parmi les exigences de la Sibylle du temple

d’Apollon à Cumes, il doit se munir d’un rameau d’or186. La référence à l’aureus, même si ce

181APULEE, Métamorphoses, XI, 10, aereis et argenteis immo vero aureis etiam sistris argutum tinnitum

constrepentes.

« De leurs sistres de bronze, d’argent et même d’or, ils tiraient un son clair et aigu ».

182HOMERE, Odyssée, XI, 206-208. Même si Ulysse, lui, n’effectue pas une descente aux Enfers mais dans un voyage au delà de l’Océan, au pays des Cimmériens, il effectue une nécromancie.

183PLATON, République, X, 614b-615b. Le mythe d’Er reprend la structure de l’Orphisme et du Pythagorisme cf. Adam, 1963, 378-380.

184VIRGILE, Enéide, VI, 268-336 ; 384-425 ; 679-702 ; VIRGILE, Géorgiques, IV, 453-530 concernant le mythe d’Orphée.

185OVIDE, Métamorphoses, X, 1-142 ; XI, 1-193, sur le mythe d’Orphée.

n’est que sous la forme de matériau et non de monnaie, renvoie à la qualité de l’objet. Est-il possible de considérer que cela lui confère une valeur spécifique ? Le glissement nous rapprocherait ainsi de l’utilisation de l’argent dans les Métamorphoses d’Apulée. Cette vision de Charon, le nocher, exigeant un paiement pour traverser le Styx n’est pas nouvelle. Selon

Diodore de Sicile, elle trouverait son origine dans des coutumes funéraires égyptiennes187.

Utiliser un tel lieu commun issu de la tradition orale et surtout égyptienne invite se poser des

questions sur l’œuvre d’Apulée188.

Même avant la catabase de Psychè, l’argent s’avère un élément essentiel du récit. Dans quelle mesure cet élément lui permettra-t-il ou non de survivre ? La tour intervient quand Psychè ne voit d’autre solution que le suicide face à l’ultime épreuve de Vénus. Elle lui fait alors part des précautions à prendre, au livre VI, 18 :

Sed non hactenus vacua debebis per illas tenebras incedere, sed offas polentae mulso concretas ambabus gestare manibus at in ipso ore duas ferre stipes.189

Le déterminant numéral employé avec stips est doublement essentiel à la narration puisqu’il met en valeur ce qui permet de poursuivre la quête et ce qui permet surtout de survivre. La vie de Psychè ne tient qu’à un fil, à deux pièces. L’argent est présenté comme un outil de passage, outil d’autant plus important qu’il est vital. D’ailleurs l’inversion entre la nourriture placée dans la main et la monnaie dans la bouche sert de métaphore à la métamorphose des objets et de leurs valeurs. Les realia mettent en valeur ce processus. Cette vision est-elle une spécificité du monde d’en-bas ou serait-ce le fonctionnement même de l’être humain ? En tout cas, le monde des Enfers lui aussi est contaminé par les effets négatifs de l’argent, au livre VI, 18 :

Ergo et in inter mortuos avaritia vivit nec Charon ille Ditis exactor tantus deus quicquam gratuito facit.190

sacer ; hunc tegit omnis / lucus, et obscuris claudunt convallibus umbrae. / Sed non ante datur telluris operta subire, / auricomos quam quis decerpserit arbore fetus.

187DIODORE DE SICILE, Bibliothèque Historique, I, 92 et 96. Plus précisément, cela renvoie à la mythologie égyptienne concernant le cycle journalier du soleil comme le retrace ASSMANN, 2001, 263 et 282, prenant appui sur BARGUET, 1967, Le Livre des Morts des Anciens Egyptiens. Cf. aussi AMELINEAU, 1913, 1-59 pour une approche comparative de l’Enfer égyptien et de l’Enfer virgilien. Voir aussi LESUEUR, 1992, 15-25 qui présente une étude sur le livre VI en général et ses antécédents religieux et philosophiques.

188 Bien sûr, le lien avec la religion d’Isis n’est pas loin. De plus, la littérature orale fait partie de l’atmosphère du récit avec l’allusion au discours milésien dès le livre I, 1.

189APULEE, Métamorphoses, VI, 18, « mais ne va pas au moins t’avancer ainsi les mains vides à travers ces ténèbres ; tiens dans chacune d’elles un gâteau de farine d’orge pétri avec du vin additionné de miel, et dans ta bouche porte deux pièces de monnaie ».

190APULEE, Métamorphoses, Ibid., « ainsi même chez les morts vit l’avarice, et un dieu comme Charon, le percepteur de Dis, ne fait rien pour rien ».

Ici, l’avarice est personnifiée puisqu’elle est le sujet du verbe vivo et arrive au centre d’une opposition presque oxymorique entre les mortui et le verbe vivo. De plus la préposition adverbiale et ainsi que l’adverbe de négation nec dans la proposition suivante placent cette figure allégorique au dessus des dieux. Eux aussi sont régis par l’argent. Or, ici, la comparaison n’est pas insignifiante : Charon est qualifié de deus et d’exactor de Pluton. Le terme exactor est très fort et contient un double sens. Il renvoie au sens d’exécuteur, de celui qui agit au nom de. Mais il se comprend aussi dans le sens de celui qui fait rentrer l’argent, perçoit l’argent. Dans le Laurentianus 68, 2, au lieu d’exactor on trouve la leçon et pater.

Apulée n’est pas le premier à employer ce terme191 et surtout il l’emploie dans l’Apologie192.

Mais il paraît alors plus satisfaisant du point de vue de la logique du texte et des intertextualités de préférer l’adjectif exactor. Dans quel système de valeur s’intègre les nombreuses occurrences du nom stips ? Il s’agit d’un des termes du champ lexical de l’avarice. Il n’est pas étonnant de voir Charon lui-même caractérisé d’avare au livre VI, 19 :

Ac deinde avaro navitae data quam reservaveris stipe.193

Le glissement de l’allégorie à l’individualisation est à la fois subtil et éloquent. Charon a fini par incarner cette cupidité ou cette avarice dont on nous avait dit qu’elle avait son siège aux Enfers. D’ailleurs, il n’est plus nommé par son nom mais par une reprise nominale à à la manière d’une synecdoque restrictive. Dans un tel contexte, il n’est pas innocent d’avoir confronté Psychè à l’avare nocher et à Cupidon puisque les deux termes proviennent de

racines qui veulent dire désirer avidement, convoiter avec les sens194. Les Stipes sont ainsi

placés dans un environnement évocateur. Même le déterminant démonstratif ille, qui peut prendre un sens mélioratif en contexte, ne vient pas connoter positivement stips au livre VI, 20 :

Nec morata Psyche pergit Taenarum sumptisque rite stipibus illis et offulis infernum decurrit meatum.195

191 Tite-Live, Quintilien et Sénèque sont les auteurs qui utilisent à plusieurs reprises ce terme. Cf. TITE-LIVE,

Ab Vrbe Condita, II, 5, IX, 17, XXXVI, 26, XXXIX, 18, XLV, 37. Cf. aussi QUINTILIEN, Institution

Oratoire, I, 3, I, 7 ; Cf. aussi SENEQUE, Dialogues, I, 1, IV, 28, V, 3 ; De Beneficiis, I, 1-2, VII, 23, VII, 24 ;

De Clementia, I, 19 ; Questions Naturelles, I, 16.

192APULEE, Apologie, XVIII, si Publicola regum exactor. « Si Publicola l’auteur du bannissement des rois ».

193APULEE, Métamorphoses, VI, 19, « tu donneras ensuite à l’avare nocher la pièce de monnaie que tu auras réservée ».

194ERNOUT-MEILLET, 2001, 158, signale qu’il « se dit souvent d’un désir violent et instinctif, sensuel ». 195APULEE, Métamorphoses, VI, 20, « sans tarder, Psyché se rend au Ténare. Dûment munie des pièces de

Le démonstratif196 sert ici à désigner les pièces dont la tour a parlé auparavant dans le récit197. Il apparaît, au vu de ces recherches, que stips est constamment employé dans des sens négatifs.