• Aucun résultat trouvé

L’aurum dans le conte de Psyché : le décor

2.2 L'argent en tant que matière

2.2.3 L’aurum dans le conte de Psyché : le décor

Aux livres V et VI, en plein cœur du conte de Psychè, refont surface l’adjectif aureus et le nom aurum pour indiquer la matière des realia. Nous trouvons déjà une description particulièrement fournie et riche du palais de Cupidon au livre V, 1 :

Nam summa laquearia citro et ebore curiose cavata subeunt aureae columnae, parietes omnes argenteo caelamine conteguntur bestiis et id genus pecudibus occurrentibus ob os introeuntium.278

Le passage rappelle étrangement, comme nous l’avions signalé, la description du mobilier de Byrrhène au livre II, 19. Les quatre matériaux sont les mêmes que dans le livre II : le thuya, l’ivoire, l’or et l’argent. Ils sont également présentés dans le même ordre. Le vocabulaire graduel reproduit la vision descendante et verticale : le regard suit une trajectoire qui va du haut vers le bas. La perception visuelle accompagne la présentation de la demeure, comme le rappellent l’adverbe curiose et plus directement le nom os. L’argent est un élément central dans la mise en place du locus amoenus. Le lexique de l’argent, de la valeur dans le palais de

Cupidon suscite l’attention et se trouve régulièrement dans le passage : argentum279, lapis

pretiosus280, gemmae et monilia281. Chaque partie de la bâtisse est ainsi caractérisée par un matériau remarquable ou complétée par des bijoux, des éléments qui font référence à la valeur, l’estimation financière. La description du palais d’Eros le situe à la fois hors du monde

mais en même temps l’associe à la prairie humide et fleurie282. N. Fick y reconnaît le luxe des

palais orientaux et la douceur des « parcs orientaux »283. L’argent se retrouve au cœur des

276 Style grec de l’Isis de Pompéi, présentée sur la planche 13 de TRAN TAM TINH, Isis à Pompéi, 1964, 156. 277FICK, 1998, 31-51. Sur le caractère sophistiqué de la description, cf. PIGEAUD, 1983, 523-532.

278APULEE, Métamorphoses, V, 1, « les plafonds, aux lambris de thuya et d’ivoire sculptés avec art, sont soutenus par des colonnes en or ; les parois, revêtues toutes d’argent ciselé, offrent aux regards, dès qu’on entre des bêtes sauvages et d’autres animaux ».

279APULEE, Métamorphoses, Ibid., qui magnae artis suptilitate tantum efferavit argentum.

280 APULEE, Métamorphoses, Ibid., enimvero pavimenta ipsa lapide pretioso caesim deminuto in varia picturae

genera discriminantur.

281APULEE, Métamorphoses, Ibid., vehementer iterum ac saepius beatos illos qui super gemmas et monilia

calcant !

282 Cf. étude menée par ANNEQUIN, 1994, 227-276.

283FICK, 1969, 378-396. Cf. aussi GRIMAL, 1943, 75, 86. Le modèle du palais apparaît dans APULEE, De

différentes interprétations. Pour G. Puccini-Delbey, sous l’apparence magnifique du palais de

Cupidon, se cache un univers lié aux passions humaines284. La présence de l’or dans ce cadre

rejoint étrangement cette interprétation. L’aurum, de même que l’argentum, se trouvent à différents endroits de la représentation. Celui-là encadre plutôt la description alors que

celui-ci est à une position plus centrale. L’aurum fait en effet partie des derniers éléments décrits285.

L’accumulation de terminologie pécuniaire crée un effet hyperbolique286. Une évaluation

juste de la situation, des valeurs est-elle possible face à la surabondance de mots renvoyant à l’argent ? La valeur de la demeure considérée n’est pour autant pas affaiblie par ce

phénomène, au contraire287. Or comme une conséquence logique et attendue de ce cadre

financier, l’aspect lumineux qui en découle est noté288.

Ce locus amoenus, qui peut paraître anodin ou ne servir que le cadre du récit renvoyant ainsi au monde divin que cotoie Psychè, ressurgit au livre V, 8 :

Sic allocuta summas opes domus aureae vocumque servientium populosam familiam demonstrat auribus earum lavacroque pulcherrimo et inhumanae mensae lautitiis eas opipare reficit.289

Le lexique de l’argent est mis en valeur par la chaîne de caractérisations placées autour du

nom opes290. Alors que le Laurentianus 68, 2 contient la leçon locumque, D. Robertson et J.

Hanson choisissent vocumque mettant ainsi en valeur la perception visuelle. Le point de vue adopté est ici interne et reproduit la vision des sœurs de Psychè sur ce qui les entoure. Le mélange des différents sens et en particulier auditifs et visuels rappelle que l’argent est un élément sensible et qu’il trouble régulièrement les sens des personnages. La perception sensible des realia et des êtres apparaît comme un frein à l’accès à la connaissance du vrai. Cela n’est pas sans rappeler la vision platonicienne qu’Apulée n’est évidemment pas sans

284PUCCINI-DELBEY, 2002, 291-293, considère que le palais de Cupidon ainsi que la demeure de sa mère tiennent davantage du locus horridus que du locus amoenus.

285APULEE, Métamorphoses, Ibid., iam ceterae partes longe lateque dispositae domus sine pretio pretiosae

totique parietes solidati massis aureis splendore proprio coruscant, ut diem suum sibi domus faciat licet sole nolente.

286 La traduction présente dans l’expression sine pretio pretiosae annule le sens initialement négatif annoncé par la préposition sine.

287 C’est ce que prouve le rajout des massi aurei juste après.

288 L’or détient son splendor proprius et la maison semble briller de son propre dies. Ce terme est placé au-dessus de sol et valorise ainsi davantage la demeure.

289APULEE, Métamorphoses, V, 8, « leur parlant de la sorte, elle leur montre les immenses richesses de la maison d’or, leur fait entendre le peuple de voix qui la sert, leur offre pour se restaurer, après un bain luxueux, les copieux raffinements d’une table faite pour les immortels ».

290 En un groupe nominal, se trouve résumé l’ensemble des composantes de la maison. D’ailleurs ne reste plus que l’adjectif aureus, ce qui montre qu’il surpasse et englobe à lui seul tous les autres termes. Placé en fin de l’expression, il reprend et précise le terme générique ops introduit par l’adjectif au superlatif summus. La traduction de Vallette, qui s’accorde avec le texte établi par Robertson, insiste sur le concours des sens dans cette phrase.

connaître291. Le fait que l’argent soit un élément mobile, liquide n’est pas sans entrer en confrontation avec la pensée platonicienne. Le fonctionnement de l’argent exerce une fascination car l’argent représente ce que le philosophe platonicien cherche à fuir. L’argent est lié au monde du désir, au monde de la fluidité. Apulée, dans son roman, apporte quelque chose de neuf au platonisme par la caractérisation du monde comme le symbole du devenir et de la passion.

La fin de la première rencontre entre les sœurs s’arrête sur les bijoux, comme objet d’attraction privilégié de l’esprit féminin, dans le même passage :

Auro facto gemmosisque monilibus onustas eas statim vocato Zephyro tradit reportandas.292 Les compléments de l’adjectif onustus placés en tête de proposition mettent en valeur les éléments précieux et en particulier l’aurum qui les compose. Le participe parfait passif factus insiste sur son caractère travaillé et peut sous-entendre des realia très variés. Cependant, la présence des gemmosa monilia agit comme une restriction de la signification. D’ailleurs l’expression est hyperbolique pour en faire sentir le prix, la valeur élevés car l’adjectif

gemmosum précise le sens de monile. Les personnages en présence sont des femmes : elles

sont en cela associées aux objets précieux. L’usage de bijoux dans l’accoutrement féminin est bien attesté chez les Romains et remonterait à la coutume étrusque. M. Cristofani et M. Martelli mettent en évidence les bijoux somptueux de la tombe étrusque de Larthia, tombe

Regolini-Galassi de Cerveteri293. La satire de la femme et de son amour des richesses

matérielles est évidente294. Ici, les objets précieux, et plus précisément les realia composés

d’or et de pierres précieuses, sont utilisés par Psychè pour détourner l’attention de ses sœurs. Pour autant Psychè, elle-même n’est pas indifférent à l’égard de l’aurum. Dès son arrivée au palais, elle est sensible au décor, au livre V, 2:

Sed praeter ceteram tantarum divitiarum admirationem hoc era praecipue mirificum, quod nullo vinculo nullo claustro nullo custode totius orbis thensaurus ille muniebatur.295

291 Cf. PLATON, République, VII, 514a-519e.

292APULEE, Métamorphoses, Ibid., « elle les charge d’or ouvragé et de colliers de pierres précieuses ; après quoi, sans plus attendre, elle appelle Zéphyr et les lui confie à remporter ».

293 Cf. CRISTOFANI, MARTELLI, 1983, 96-106 et 261-264. Cf. aussi LIEBERT, 2006, 66-68. L’amour des femmes romaines pour les bijoux, imitant en cela les femmes étrusques, est visible chez PETRONE,

Satyricon, Première partie, LXVII.

294 Le livre VI des Satires de Juvénal est consacré aux femmes et dépeint leurs travers. Les richesses matérielles et le luxe en général sont aussi présents dans la caricature féminine :

Nil non permittit mulier sibi : turbe putat nil, Cum virides gemmas collo circumdedit, et cum

Auribus extensis magnos commisit elenchos, v. 457-459.

295APULEE, Métamorphoses, V, 2, « mais plus que ces immenses richesses, si étonnantes soient-elles, ce qui surtout tient du prodige, c’est ni chaîne, ni fermeture, ni gardien ne défend ce trésor venu du monde entier ».

Pour autant, à la différence de bien des personnages, elle n’est pas fascinée par les richesses

matérielles et elles ne suscitent pas chez elle un désir d’appropriation296. Ce qui l’étonne, c’est

que ces objets ne soient pas sous clé. Ce qui est condamnable pour Apulée ce n’est pas l’objet en lui meme, c’est la passion chez des gens qui ne sont pas maîtres d’eux memes. Cependant, tout est relatif, car elle-même interagit avec l’argent et les répercussions sont désastreuses

pour son couple297. Même lorsque le personnage observe une certaine neutralité par rapport

azu monde de l’argent, il est quand meme pris dans ce monde, ne serait ce qu’à travers le desir des autres, en occurrence ses sœurs.

Le lexique lié à l’argent structure le récit, la pensée même des personnages en présence et à travers eux de la société. Apulée surcharge les différentes scènes du livre V, 9, de terminologie financière, ce qui est un marqueur net des enjeux sous-jacents. Dans quelle mesure l’argent fait-il accéder aux sens philosophiques, religieux et littéraires des Métamorphoses ? L’argent est un élément qui s’infiltre ainsi partout dans le récit. Il apporte avec lui la question de son statut. Les hommes, à son contact, prennent position face à lui. L’argent est mobile et est un fluide qui traverse les êtres et les realia. Au livre V, 9, il s’agit du discours d’une des deux sœurs. Même lorsqu’on est dans neutralité par rapport argent, c’est le désir des autres qui va faire qu’on est pris dans un réseau dont les conséquences seront négatives :

Haec novissima, quam fetu satiante postremus partus effudit, tantis opibus et deo marito potita sit, quae nec uti recte tanta bonorum copia novit ? Vidisti, soror, quanta in domo iacent et qualia monilia, quae praenitent vestes, quae splendicant gemmae, quantum praetera passim calcatur aurum.298

La deuxième phrase reprend et développe de façon plus précise les opes et la copia bonorum énoncés dans la première. La question rhétorique reproduit le mépris ressenti par les sœurs pour un comportement qu’elles jugent inadapté et paradoxal. L’esprit des sœurs de Psychè

296 D’ailleurs, la juxtaposition des trois compléments d’agent du verbe munio employé au passif opère une sorte d’anesthésie des propriétés habituellement négatives qui découlent de l’aurum. Les termes qui renvoient à l’argent créent une antithèse entre divitia – très général – et thensaurus – très précis. Ce dernier mot annonce la dernière épreuve de Psyché. Les deux moments entrent en opposition : ici, la richesse est laissée à portée de Psyché et, en cela, elle semble adopter un meilleur positionnement.

297 Alors qu’initialement les sœurs de Psychè la recherchaient par inquiétude pour elle, l’apparition de l’argent modifie leur façon de penser. Une inversion est même créée puisqu’au lieu de préserver la vie de leur sœur, elles sont prêtes à la sacrifier pour l’argent. L’évaluation des êtres et des realia est fortement dépendante de cette notion dans les Métamorphoses. C’est ce que note également Robertson au livre V, 8 : « la naissance et le développement d’une jalousie envieuse, étouffant les affections naturelles, sont bien observées, et cette analyse ajoute au rôle traditionnel des deux méchantes sœurs un intérêt psychologique ».

298APULEE, Métamorphoses, V, 9, « elle, la dernière venue, fruit tardif d’une fécondité qu’elle a tarie, possède d’immenses richesses avec un dieu pour époux, et elle ne sait même pas user comme il faut de cette abondance de biens. Tu l’as vu, ma sœur : que de colliers, et de quel prix, traînant dans la maison ! et ces étoffes éclatantes, ces étincelantes pierreries, sans parler de cet or sur lequel on marche partout ».

semble éprouver une véritable stupéfaction face à une surabondance de stimuli. Apulée imite l’altération de la pensée que subissent les sœurs comme le prouvent les répétitions et accumulations de termes (tantis, tanta, quanta, qualia, quae, quae, quantum). Or quels realia refont surface et culminent sur aurum ? Il s’agit encore une fois des monilia et gemmae qui encadrent les vestes. Le mouvement, initialement peu cohérent, peut s’analyser

verticalement299. Une fois le venin distillé, l’envie ne tarde pas à gagner les sœurs, thème qui

est déjà décrit par Lucrèce300.