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1.3 Les honestiores dans les provinces de l’Empire romain

1.3.5 En lien avec la religion

inalement un certain nombre de personnages sont associés à la religion dans les Métamorphoses. Nous envisagerons ces individus dans un ordre progressif. Le premier, qui a un impact assez réduit dans le récit, est un riche dévot qui apparaît au livre VIII, lorsque Lucius est au service des prêtres de la déesse Syrienne. Ces derniers, sous couvert de religion, encaissent l'argent et les offrandes des passants destinés au culte de la déesse Syrienne. Au cours d'une de leurs péregrinations

dans une ville, ils vont profiter de l'opulence d'un homme aisé547. Le dévot détient un

patrimoine foncier et économique important qui lui permet de recevoir les faux-prêtres. Il est également entouré d'un certain nombre d'esclaves et de serviteurs, dont notamment le cuisinier qui désirait faire cuire Lucius. A travers cet épisode surgit en arrière-plan la

545 APULEE, Métamorphoses, X, 12, novercae quidem perpetuum indicitur exilium, servus vero patibulo

suffligitur et omnium consensu bono medico sinuntur aurei, opportuni somni pretium.

« La belle-mère était condamnée au bannissement perpétuel, l'esclave était mis en croix ; du consentement général, on abandonnait au bon médecin les pièces d'or, prix d'un sommeil si opportun ». 546 NICOLET, 1988, 174.

547 APULEE, Métamorphoses, VIII, 30, inibi vir principalis, et alias religiosus et eximie deum reverens,

tinnitu cymbalorum et sonu tympanorum cantusque Phrygii mulcentibus modulis excitus procurrit obviam deamque votivo suscipiens hospitio nos omnis intra conseptum domus amplissimae constituit numenque summa veneratione atque hostiis opimis placere contendit.

« Là l'un des principaux de la cité, homme dévot en toutes choses et plain de vénération pour les dieux, attiré par le cliquetis des cymbales, le bruit des tambourins et les airs enivrants de la musique phrygienne, courut à notre rencontre et, comblé dans les voeux de recevoir la déesse sous son toit, il nous fit tous pénétrer dans l'enclos de son opulente demeure, où, pour se concilier la faveur de la divinité, il nous prodigua les marques du plus pieux respect et des victimes de choix ».

question de la religion et de ses serviteurs plus ou moins zélés. L'exemple apporté par les prêtres de la déesse syrienne est particulièrement flagrant en matière de malhonnêteté et de recherche de profit. A. Kirichenko met en valeur le fait que tous les personnages d’Apulée qui pratiquent la divination correspondent à des charlatans de la religion en quête

d’argent548. Cicéron considérait cela de façon très négative, comme il l’indique dans son

De divinatione549. Ce sont des individus qui se servent d'un patrimoine mobilier qui ne leur appartient pas pour faire des profits sur le dos des bonnes âmes qu'ils rencontrent. Que faut-il croire ou ne pas croire alors ? Cette question est essentielle dans un monde traversé par différents types de croyance. Cela soulève aussi la question de la nature et de la culture. Dans un univers dominé par les apparences, l’argent est un élément qui sème le trouble et le désordre. Le prêtre Zatchlas, au livre II, qui ramène Télyphron, le mort gardé par son homonyme, semble beaucoup plus respectable :

Zatchlas adest Aegyptius propheta primarius, qui mecum iam dudum grandi praemio pepigit reducere, paulisper ab inferis spiritum corpusque istud postliminio mortis animare550.

Le prêtre est immédiatement relié à l’argent puisque c’est ce qui le motive à effectuer son office. Associer religion et argent est une pratique courante. Ici la référence à grande

praemium n’est-elle pas un moyen d’effectuer une critique des religions à mystères ?

Seulement, comment s’y retrouver dans un monde aussi confus ?

En comparaison avec les prêtres de la déesse syrienne, les prêtres d'Isis font office de professionnels du culte. Bien qu'il soit malaisé de situer le niveau social de chacun, il est certain que cette catégorie est d'un prestige particulier et ne peut être placée dans les

humiliores. De plus, cette catégorie est en lien direct avec Lucius. Il retrouve sa forme

humaine grâce à un sacerdos551 choisi par la déesse Isis. Lucius va connaître une ascension

fulgurante dans ce culte puisque, à la fin, il occupera une position très importante552.

Lucius semble avoir fait le choix de la religion qui, selon lui, mérite d'être reconnue. Seules ombres au tableau : les sommes apparemment très importantes dépensées par

548KIRICHENKO, 2011, 202.

549 Cf CICERON, De divinatione, 1, 132.

550 APULEE, Métamorphoses, II, 28, « il y a ici un prophète égyptien de première catégorie, Zatchlas, avec qui j’ai traité au prix fort pour qu’il ramène quelques instants des enfers l’esprit du défunt et ranime son cadavre d’outre-mort ».

551APULEE, Métamorphoses, XI, 12.

552 APULEE, Métamorphoses, XI, 30, ac ne sacris suis gregi certero permixtus dservirem, in collegium me

pastophorum suorum immo inter ipsos decurionum quinquennales adlegit.

« Enfin, ne voulant plus me voir mêlé au commun dans l'exercice de son culte, il me fit entrer dans le collège de ses pastophores, et m'éleva même au rang de décurion quinquennal ».

Lucius pour intégrer ce culte553. Lucius investit tout son patrimoine et même ses vêtements dans ce culte. Maintenant, à nul moment, il n'est fait référence à un profit personnel d'un prêtre d'Isis ou d'Osiris. De plus, à la fin, Lucius est récompensé de ses efforts, puisqu'il gravit progressivement, et de façon d'ailleurs assez rapide et impressionnante, de nombreux échelons dans les cultes d'Isis et d'Osiris. Même si peuvent surprendre les références à l'argent, cela peut tenir de l'organisation même des cultes de l'époque qui était fondée sur l'argent. En ce sens, ces dépenses pour les rites dans le livre XI relèvent-elles de la

satire554 ? En tout cas, la logique semble inversée par rapport aux religions jusqu’alors

évoquées555.

Psychè est un être à part qui se distingue par sa naissance même, elle appartient à

une famille royale556. La naissance de Psychè la place déjà dans une famille plus que

privilégiée. Mais, comme l'annonce la présentation, de nombreuses différences séparent les aînées de Psychè. Déjà, contrairement à Psychè, les sœurs ne sont pas nommées : elles restent des ombres insignifiantes à côté de Psychè. D'autre part, leur attitude est totalement opposée. Alors que Psychè est ingénue, ses sœurs sont perfides et envieuses. Leur perfidie tourne d'abord à leur avantage puisque Psyché trahit la promesse faite à Cupidon. Cependant, leur propre cupidité exacerbée à la vue de richesses et des splendeurs dans le

palais de Cupidon cause leur perte557. Les soeurs détiennent pourtant un patrimoine foncier

et économique certain. En tant que filles de roi, elles ont certainement fait des mariages avec des personnages de la nobilitas, même s'ils sont des étrangers pour elles. Le palais de Cupidon, quant à lui, affiche nettement un patrimoine foncier extraordinaire, accompagné de richesses mobilières et économiques considérables. Cependant, le niveau est encore d'un autre ordre que celui des honestiores. Les dieux ne font pas partie de la société humaine et de ses contingences sociales et économiques. Et pourtant, de nombreux éléments

553 Il ne faut pas oublier que à l’époque d’Apulée, les initiations aux cultes à mystères coûtaient très cher, cf

MACMULLEN, 1981, 112.

554 En tout cas ce n’est ni le point de vue de KIRICHENKO, 2011, 202, ni celui de GRAVERINI, 2007, 76-83. 555 L’initié doit verser de fortes sommes au culte. L’argent n’est plus recherché en soi et pour soi. Une

nouvelle mutatio est opérée.

556APULEE, Métamorphoses, IV, 28, erant in quadam civitate rex et regina. Hi tres numero filias forma

conspicuas habuere, sed maiores quidem natu, quamvis gratissima specie, idonee tamen celebrari posse laudibus humanis credebantur, at vero puellae iunioris tam praecipua tam praeclara pulchritudo nec exprimi ac ne sufficienter quidem laudari sermonis humani penuria poterat.

« Il y avait, dans une ville, un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient trois filles d'une beauté remarquable. Les aînées, toutefois, si agréables qu'elles fussent à voir, n'avaient rien, semble-t-il, qu'une louange humaine ne pût célébrer dignement. De la plus jeune, au contraire, si rare, si éclatante, était la perfection que, pour en donner une idée, pour en faire même un suffisant éloge, le langage humain était trop pauvre ».

557 Chacune, croyant pouvoir prendre la place de Psychè, se jette de la roche où était censé les attendre Zéphyr.

concordent entre les deux mondes. Le dénominateur commun qui permet de les relier est avant tout Psychè. Dans son apparence première elle est identifiée à la déesse Vénus, ce qui lui vaut le courroux de Vénus. Se trouve en filigrane abordée à nouveau la question de la l’être et de l’apparence. Or, malgré tous les efforts de Vénus, pour la châtier, Psychè ne s'en trouve que plus associée au divin. Elle devient la femme de Cupidon sans le savoir ; elle porte l'enfant de Cupidon ; elle rencontre une multitude de dieux et de déesses ; elle est aidée par toute sorte d'êtres pour surmonter les épreuves de Vénus ; elle se rend aux Enfers et parvient à en revenir. Finalement, sur la demande de Cupidon, elle devient une déesse, lors d'une réunion exceptionnelle organisée par Jupiter. Psychè opère la jonction entre l'humain et le divin, entre l’être et le paraître. Or dans son récit l'argent est un élément bien présent. C'est l'élément qui déclenche l'envie chez ses soeurs. C'est aussi l'univers dans lequel elle évolue chez Cupidon. L’argent ne permet-il pas justement de créer des ponts entre des domaines normalement clos ? Ou au contraire serait-il un vecteur de dérégulation des êtres et des realia entre ce qu’ils sont et ce qu’ils semblent être ?

Les dieux sont également touchés par l'argent. Ce qui permet surtout de le savoir est la présence de l'argent ou de l'or autour d'eux, que ce soit Cupidon, Vénus, l'ensemble

des dieux romains, la déesse syrienne, Isis ou Osiris558. Les processions faites en leur

honneur contiennent ces éléments, comme nous pouvons le voir au livre X, juste avant les

jeux durant lesquels devait être exposé Lucius559. La procession en l'honneur d'Isis au livre

XI, avant que Lucius ne recouvre forme humaine, contient aussi de l'or560. Ce ne sont que

des exemples parmi d'autres. Dans chaque cas, les dieux, ou leur représentant humain, sont accompagnés d'or dans la description qui nous est faite. Ce n'est pas un trait inhabituel, loin de là, mais c'est un élément supplémentaire qui est à intégrer au réseau que compose l'argent. De façon beaucoup plus directe, les dieux doivent eux aussi obéir à la loi de

558 Voir le chapitre I à cet effet.

559 APULEE, Métamorphoses, X, 30, in modum Paridis, Phrygii pastoris, barbaricis amiculis umeris

defluentibus, pulchre indusiatus adulescens, aurea tiara contecto capite, pecuarium simulabat magisterium. Adest luculentus puer nudus (…) flavis crinibus usquequaque conspicuus, et inter comas eius aureae pinnulae cognatione simili sociatae prominebant ; quem caducaeum et virgula Mercurium indicabant.

« Dans le rôle de Pâris, le berger phrygien, un bel adolescent en tunique de femme, un châle oriental flottant sur les épaules, la tête coiffée d’une tiare d’or, faisait semblant de garder le troupeau. Arriva un ravissant garçon, nu, (…) qui s’attira les regards de tous les rangs du public par la blondeur de ses cheveux, des boucles desquels saillissaient deux petites ailes d’or solidaires, semblables et symétriques, et que son caducée et sa baguette désignaient comme étant Mercure ».

560 APULEE, Métamorphoses, XI, 10, primus lucernam claro praemicantem porrigebat lumine (…) aureum

cymbium (…) Ibat tertius attollens palmam auro subtiliter foliatam.

« Le premier présentait une lampe qui répandait une vive clarté (…) : c'était une nacelle d'or (…) Le troisième, en marchant, élevait une palme faite d'une feuille d'or délicatement travaillée ».

l'argent. C'est ce que rappelle l'amende fixée par Jupiter pour tout dieu qui serait absent au

rassemblement561. La réaction des dieux ne se fait pas attendre : les dieux accourent. Les

dieux, comme les hommes, sont soumis à la loi de l'argent qui semble acquérir un statut quasi divin. L'argent prend des formes similaires dans les deux cas : patrimoine foncier, économique ou mobilier reviennent à chaque fois. Elément mouvant, l’argent s’infiltre dans toutes les strates de la société humaine ou divine. Mais l’argent efface-t-il les frontières qui séparent les différentes sociétés en présence dans les Métamorphoses ? En tout cas il agit sur la nature de celui qui entre en son contact.

En tout cas concernant les honestiores, nous pouvons constater une diversité dans le traitement des personnages, leurs revenus financiers et leur lien général avec l'argent. Ce qui peut sembler étonnant est l'absence de référence évidente au patrimoine foncier de cette classe, alors que c'en est la base. Mais était-ce à l’époque un élément tangible, prioritaire dans la manière d’apprécier, d’évaluer la situation économique et financière d’un individu ? Entre les évergètes, ceux qui exploitent leur propriété, ceux qui participent activement à la vie politique, des catégories très différentes de style de vie sont présentes. Ce qui ressort est ainsi la variété dans le traitement, l'absence de référent uniforme, à l'image peut-être de la société impériale de l'époque.