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Considérations générales sur l’Empire Romain

our effectuer un parallèle entre l’univers d’Apulée et le monde réel de son époque, commençons par considérer la société en question. L’empire

romain domine le bassin méditerranéen depuis le siècle d’Auguste431. Cela

implique donc une grande étendue géographique qui était sous domination romaine. Que regroupe la société romaine et comment est-elle organisée ? Elle est constituée de groupes et individus inégaux physiquement, économiquement et socialement : femmes, enfants, riches, pauvres, esclaves, affranchis, citoyens, étrangers…

Si les citoyens romains bénéficiaient d’une forme d’égalité juridique432, la cité romaine,

elle, était constituée de nombreux groupes et individus inégaux433. Dans cette société,

l’argent était l’outil de base pour opérer des distinctions entre les citoyens. Le cens permettait de déterminer le niveau des citoyens et leur intégration dans une classe plus ou moins riche, importante et décisive. La question de l'argent dans un tel système ne peut être

anodine. Le cens décidait de la position sociale et politique434. Cette hiérarchie du census

remonterait à Servius Tullius, selon Tite-Live, Cicéron et Denys d’Halicarnasse435. Pour

autant, ce n’était pas le seul critère d’évaluation. L’organisation de la société romaine antique est complexe. Il suffit en cela de considérer les ordines romains et leur nombre. La notion même d’ordo est problématique. Même si ce terme est traditionnellement traduit par

ordre ou classe436, ces appellations n’éclairent en rien ce que recouvrait originellement

431 Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, Rome a réalisé « l’unification durable du monde méditerranéen », selon ARNAUD-LINDET, 2001, 176. Au 2e siècle, Trajan conquiert la rive gauche du Danube sur les Daces et une partie du Proche-Orient ; Hadrien adopte davantage une politique défensive et de repli en Asie. Les problèmes extérieurs commencent à partir du règne de Marc-Aurèle. Cf. ARNAUD-LINDET, 2001, 233.

432 Ce que Caton l’Ancien, dans un fragment d’un discours inconnu transmis par FESTUS, 408, 33 L., appelait aequa iura et aequa libertas.

433NICOLET, 1977b, 726. 434NICOLET, Id., Ibid.

435 TITE-LIVE, Ab Urbe Condita, I, 42, 4 : adgrediturque inde ad pacis longe maximum opus, ut,

quemadmodum Numa divini auctor iuris fuisset, ita Servius conditorem omnis in civitate discriminis ordinumque quibus inter gradus dignitatis fortunaeque aliquid interlucet posteri fama ferrent. Cf. aussi

CICERON, De Republica, II, 39-40 ; DENYS D’HALICARNASSE, IV, 16-21. La datation exacte du classement centuriate ne pourrait pas remonter à une date aussi haute. Cf. CIZEK, 1990, 185.

436 C’est ce qu’indique BERANGER, 1970, 225 sq.

ordo437. Or la définition même du Populus Romanus repose sur les ordines. Cicéron, pour désigner l’ensemble du peuple romain, emploie l’expression Senatus, equester ordo, ceteri

ordines438. La même conception se retrouve chez Cornelius Nepos, Tite-Live, Suétone

notamment439. S’agissait-il davantage d’un cadre juridique, économique, politique,

social440 ? Le mot classe, avec tout ce qu’il implique comme conception moderne, ne

saurait convenir à la réalité socio-économique de l’antiquité romaine. Les différentes recherches en la matière établissent bien que ce terme désigne « un assez large groupe de

population, placé dans des conditions économiques et sociales similaires441 », ce qui est le

propre de nos sociétés capitalistes modernes. Ce concept de classe permet d’envisager les contrastes et oppositions que les groupes entretiennent les uns par rapport aux autres. Or, dans la Rome antique, il suffit de penser aux Sénateurs et aux Chevaliers pour constater que ces groupes n’étaient pas radicalement en opposition, même s’ils présentaient certaines

différences442. Un ordo n’est ni une classe socio-économique ni un ordre distinct443. Ce

sont des réalités sociales différentes, économiques, juridiques et politiques qui coexistent sans pour autant se recouper totalement. De toute façon, comme le rappelle C. Nicolet, la

société romaine ne peut entrer dans un cadre rigide et unique444.

437 COHEN, 1975, 259-282 apporte une bonne vision d’ensemble de la notion et de ses points d’achoppement. Cf. aussi BERANGER, 1975, 78-79.

438CICERON, Cluent., 150-151 ; Imp. Pomp., 17-18 ; Rab. Post., 27 ; Sen., 10 ; Pis., 45 ; Sest., 137 (proximi

ordines), 138 (quicumque ordo). Cf. COHEN, 1975, 260.

439CORNELIUSNEPOS, Att., 13, 6 ; TITE-LIVE, I, 30 ; V, 23, 4 ; XXIII, 49, 3 ; XXXIV, 44, 5 ; XXXIX, 44, 1 ; SUETONE, Aug., 41. Cf COHEN, 1975, 260.

440 Voilà autant de questions que soulève l’étude de COHEN, 1975, 259-282.

441COHEN, Id., 262. Voir à ce sujet SCHUMPETER, 1951, 137-147, 209-211 ; BENDIX,LIPSET, 1966, 6-11 ;

DAVIS, MOORE, 1945, 242-249. Pour un résumé récent et pour une bibliographie plus vaste, voir

BALANDIER, 1974, 112-169.

442 Les travaux de NICOLET, 1966, 327 sq. ont brillamment mis en valeur le fonctionnement de ces deux ensembles. THEBERT, Sept. - Oct. 1980, 907, précise et affine le propos de C. Nicolet : « démontrer la supériorité écrasante de la terre dans les activités des chevaliers permet d'écarter les analyses qui assimilent abusivement l'ordre équestre au monde des affaires et l'érige en deuxième puissance de l'État romain opposée à une aristocratie sénatoriale foncière ». Le champ d’activité des différents ordres ne dépendrait pas de leur statut. ANDREAU, 1980, 914 reprend les conclusions de Y. Thébert mais va plus loin : « si, à la suite de Ricardo et de Marx, on cherche à mettre les classes sociales en rapport avec l'organisation économique, il me paraît impossible d'en fonder la définition sur la division des grands secteurs économiques. Il n'y a pas de classe du commerce, ni de classe de l'agriculture (prises globalement et en tant que telles). (…) Il faut donc préciser quels rôles économiques jouent, dans le commerce et la vie financière, dans les activités d'extraction et de transformation, dans l'agriculture même, les sénateurs, les chevaliers (ou telle ou telle catégorie de sénateurs et de chevaliers), les marchands et armateurs qui ne font pas partie des deux grands ordres. Ces recherches tendent à montrer qu'il est malaisé de mettre en rapport une classe sociale et une activité économique particulière.

443 Voir en cela l’étude de COHEN, 1975, 281-282, et en particulier sa conclusion particulièrement éclairante. 444NICOLET, 1988, 102, « Se demander, en effet, si la société romaine est une « société d'ordres » ou une « société de classes », si elle « fonctionne » fondamentalement sur des « formes économiques » ou « civiques » est, bien évidemment, une fausse question. Comme toute société quasiment, elle fait jouer

A cela s’ajoute encore le dénombrement de ces ordines. D’un point de vue purement militaire, fiscal et comitial existaient, depuis le IIIe siècle avant Jésus-Christ, cinq classes de citoyens romains qui chacune était divisée entre seniores et iuniores. La place dans l’armée et la contribution fiscale aux charges financières dépendaient de la

richesse, évaluée lors des opérations de census445. Se dégagent trois groupes principaux :

les equites, les pedites et les proletarii. A côté de cela, le census dressait aussi la liste des Sénateurs et des chevaliers qui étaient les deux ordres dominants dans la cité romaine. Mais en plus de ces ordines, existaient d’autres ordines qui pouvaient désigner un statut, une fonction particulier comme l’ordre des juges, l’ordre des publicains et l’ordre des tribuns de la plèbe. Cette analyse repose sur l’étude très complète de C. Nicolet et précise

la vision traditionnelle446 la plus répandue qui veut que la société romaine se divise en trois

ensembles : le Sénat, les chevaliers, le peuple. L’association de ces trois éléments reprend l’appellation d’ordre sénatorial et d’ordre équestre qui entraîne logiquement celle

d’ « ordre plébéien »447. Toutefois ces divisions économiques, militaires, juridiques,

fiscales n’interviendraient que de façon spécifique chacune. La discrimination détaillée entre les cinq classes est presque toujours évoquée dans des contextes purement politiques

et électoraux448. L'argent était le repère clé différenciant cinq groupes, parmi les citoyens,

des patriciens aux prolétaires les plus démunis. J. Andreau répertorie de façon très claire

les diverses possibilités de revenus des élites449.

À partir des réformes de Marius450 et l'introduction d'une rémunération pour

l'armée, la répartition par classes, qui permettait originellement, entre autres, de déterminer la position occupée par les citoyens romains dans l'armée, se trouva progressivement désuette. Il s’agissait dès lors d’une armée professionnelle composée d’hommes motivés

par l’argent451. De ce fait, et aussi à cause des évolutions sociales, la classification connut

des changements. Auguste poursuit et achève de transformer l’armée romaine en armée

plusieurs registres ». 445NICOLET, 1977b, 726-727.

446FORCELLINI, 1871, 516-517. BENGSTON, 1967, 53. 447BERANGER, Id., 79.

448 PITTIA in ANDREAU,CHANKOWSKI, 2007, 463.

449 Pour ANDREAU, PITTIA, FRANCE, 2004, 79, le patrimoine foncier et agricole ; les autres activités économiques non agricoles ; la vie politique et militaire ; les activités en rapport avec la culture et le divertissement ; la gestion de la parenté et des amitiés étaient tout autant d’activités qui généraient des revenus.

450 D’après ce que nous raconte SALLUSTE, Bellum Iugurthinum, 84.

451GRIMAL, 1968, 164. Le recrutement s’effectua alors parmi les proletarii, les plus pauvres, cf.PIGANIOL, 1967, 436-437.

permanente sous le Principat452. Il redéfinit aussi l’ordre sénatorial et l’ordre équestre453. Ainsi, à époque impériale, on identifie trois classes (ordines) distinctes : les patriciens, les chevaliers et le peuple. Mais en parallèle, commencent à se dégager deux ensembles : les

honestiores (composés des Sénateurs et des chevaliers) et les humiliores (regroupant les

autres citoyens)454. Il ne s’agit pas de deux classes sociales clairement définies455 mais de

différences de statut social et économique. L’honestior dispose de tria nomina qui ont une forte valeur, attestant ainsi de sa solvabilité et de sa fiabilité. A l’inverse, l’humilior reste plus difficile à définir précisément, même s’il semble que logiquement il ne dispose pas des éléments précédemment cités concernant l’honestior. À côté de ces groupes qui recensaient les citoyens, se trouvaient réunis tous les individus à part, notamment les esclaves et les affranchis. Il serait ainsi possible de déterminer trois grandes catégories : les

honestiores, les humiliores et les non-citoyens456. Quel(s) élément(s) de ces classifications Apulée reprend-il dans son œuvre ? Et dans quelle mesure l’argent a-t-il sa place dans la constitution de l’univers des Métamorphoses ? C’est ce que nous serons amenés à nous demander au fil de cette étude.