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2.1 Désignation directe de l’argent

2.1.5 Nummus, sous forme de dérivés

ummus est un autre terme qui désigne l'argent monnayé198. Par rapport à

stips, nummus est déjà à niveau au dessus car il désigne des quantités

généralement plus importantes. Il revient presque autant sous forme simple que sous forme de dérivés ou de composés. Ses apparitions ponctuent le récit de façon assez régulière mais toujours homogène puisque nous le trouvons dès le livre I

et ce jusqu’au livre X. C’est un terme aussi attesté dans la littérature latine199. Il est souvent

accompagné de déterminants numéraux ou d’autres termes renvoyant au lexique de l’argent. Les plus nombreuses occurrences concernent les livres I et II. Ainsi au livre I, nous pouvons en trouver cinq exemples et trois au livre II, soit plus de la moitié des cas. Dès le récit des mésaventures de Socrate, au livre I, 7, nummus est utilisé sous forme de comparatif :

Nam, ut scis optime, secundum quaestum Macedoniam profectus, dum mense decimo ibidem attentus nummatior revortor.200

Nummatior est ici employé avec quaestum. Cela place le personnage dans le monde du

commerce. Le quaestus est la cause alors que nummatior est la conséquence. Cela sous entend des opérations financières. Le comparatif met en valeur le résultat qui implique l’acquisition

d’une quantité supérieure de nummus. Dans l’esprit du mercator, ce mot est positif201.

Cependant il est associé à un individu qui va connaître bien des revers : le dépouillement par des voleurs, la mendicité sur ordre de Méroé, la sorcellerie et la mort causées par cette dernière. L’environnement qui entoure le terme est ici déterminant pour son sens. Le passage livre I, 21 fonctionne de façon identique :

196 C’est un usage connu de ille : il fait référence aux éléments les plus éloignés dans l’espace ou le temps à l’inverse de iste. D’ailleurs l’utilisation méliorative n’aurait ici pas de sens puisqu’elle entre en contradiction avec la vision d’ensemble des passages 18 à 20 du livre VI.

197APULEE, Métamorphoses, VI, 18. 198ERNOUT-MEILLET, 2001, 451.

199PLAUTE, les Bacchis, 609, Casina, 258, Persa, 663, Pseudolus, 81 et 97 ; CICERON, Pro Fonteio, IV, XI,

Pro Cluentio, 102, De Lege Agraria, I, 11, Pro Flacco, 44, In Pisonem, 61, De finibus, IV, 31, De Officiis, III, Lettres à Atticus, V, 21 sont les exemples les plus représentatifs. Puisqu’il s’agit de deux auteurs de genres et

de thèmes tout à fait opposés, cela montre la stabilité du terme.

200APULEE, Métamorphoses, I, 7, « comme tu le sais, en effet, j’étais allé en Macédoine pour mon commerce. Après neuf mois d’efforts soutenus, j’en revenais, mieux garni d’écus ».

201 Le mot intervient de fait dans le discours de Socrate, I, 7.

Inibi iste Milo deversatur ampliter nummatus et longe opulentus verum extremae avaritiae et sordis infimae infamis homo.202

L’adjectif nummatus203, ici accompagné de l’adverbe intensif ampliter, annonce non pas les

qualités mais les défauts de Milon. Un parallèle est établi entre les deux expressions hyperboliques ampliter nummatus et longe opulentus et de l’autre côté extremae avaritiae et

sordis infimae infamis homo. Les doublons censés être en opposition comme l’annonce la

conjonction adversative verum se renforcent. D’ailleurs les expressions semblent créer une gradation dépréciative et hyperbolique. Ainsi passons-nous de l’idée de posséder de la monnaie en quantité à celle d’avoir en surcharge des biens matériaux et financiers puis à celle de l’avarice pour finir sur une vision totalisante d’homme avili. La progression négative est sensible. Dans un tel cadre, alors que nummatus pouvait être une donnée positive, le terme ne peut être interprété de façon neutre ou méliorative. Apulée fait en sorte de faire coexister et se confronter des notions de nature différente. Quel est le but recherché ?

Les passages du livre I, 24 et 25 sont surchargés de termes liés à l’argent. Nummus se trouve employé trois fois soit sous forme simple soit sous forme de diminutif au livre I, 24 :

Plane, quod est mihi summe praecipuum equo, qui me strenue pervexit, faenum atque ordeum acceptis istis nummulis tu, Photis, emito’.204

Ce discours de Lucius, anodin en apparence, annonce la scène à venir avec le vendeur de poissons. A ce titre, ce passage résonne de façon grotesque et contradictoire face à ce qui va

suivre. Apulée joue encore ici sur des oppositions205. Or la monnaie est caractérisée par un

diminutif qui laisse penser qu’il s’agit d’une dépense qui ne pèsera pas sur le budget de

Lucius206. Le déterminant démonstratif renforce cette idée. Ces nummuli peuvent paraître

dérisoires pour le personnage et, en ce sens, le démonstratif prendrait un sens péjoratif. Les pièces sont directement tendues à Photis de la main à la main. Le démonstratif pourrait alors

être traduit par « prends les quelques pièces que voici207 ». En comparaison avec le passage à

suivre au marché et l’écoeurement ressenti par Lucius, nous pouvons remarquer que le

202 APULEE, Métamorphoses, I, 21, « c’est là que demeure ton Milon, un homme qui possède des écus et du bien en abondance, mais décrié pour son extrême avarice et sa bassesse sordide ».

203 L’adjectif est formé sur le radical nummus auquel a été ajouté le suffixe –atus203. Le suffixe forme des noms d’action et implique une idée de possession de caractéristiques physiques ou morales.

204APULEE, Métamorphoses, I, 24, « le plus important pour moi de beaucoup, c’est mon cheval, qui m’a bravement porté jusqu’ici ; tiens, Photis, prends ces quelques pièces et achète-lui du foin et de l’orge ». 205 D’un côté, il met en valeur l’importance du cheval qu’il qualifie avec le superlatif de super (summe

praecipuum), au milieu d’un double datif qui met en regard le cheval avec lui-même ; de l’autre côté, il

utilise un ablatif absolu pour désigner le moyen de nourrir son animal.

206 Selon ERNOUT-MEILLET, 2001, 451, nummulus désigne à la fois la menue monnaie et la mauvaise herbe, probablement le rhinante, cf. PLINE L’ANCIEN, Histoires naturelles, 18, 259.

personnage a fait preuve de présomption à donner avec prodigalité des pièces pour que son

animal puisse se nourrir208. Les deux scènes sont à rapprocher lexicalement. C’est justement

le mot nummus qui est réemployé lors de l’épisode du marché, comme en clin d’œil à cette scène prémonitoire au livre I, 24-25 :

Inque eo piscatum opiparem expositum video et percontato pretio, quod centum nummis indicaret, aspernatus viginti denariis praestinavi ; […] prudentis condiscipuli valido consilio et nummis simul privatus et cena.209

Ce passage au marché aux victuailles s’oppose aussi à la scène précédente de par la quantité d’argent en jeu. L’évaluation d’un produit, et ce que cela suscite comme désaccords, est ici

mise en valeur210. Le déterminant numéral centum employé avec nummus indique une somme

a priori impressionnante. En réalité, le mot nummus renvoie à une unité inférieure au denier

d’argent puisqu’il correspond au sesterce, depuis le IIè siècle av. J.-.C211. Le lot mis en vente

est opiparem, ce qui insinue que les sens du personnage sont mis en branle212. La thématique

de l’argent fait à nouveau intervenir les sensations213. La transaction apparaît de façon

symbolique. La quantité de termes renvoyant au lexique de l’argent convie le lecteur à mesurer l’importance de la transaction. Même si Lucius parvient à en faire baisser le prix, comme l’indique le passage de centum à viginti, le nom a lui aussi évolué et compense la réduction. Le tarif est-il alors si économique ? A l’époque d’Apulée, le sesterce vaut quatre fois moins que le denier. Donc, Lucius réussit à acheter son produit vingt sesterces de moins que prévu, ce qui constitue déjà une réduction intéressante. Quand, à la fin du passage considéré, Lucius est placé en situation d’échec à cause de son condisciple, c’est le terme

nummus contre toute attente qui est indiqué. Au lieu de choisir le mot denarius, de valeur plus

élevée, Apulée a préféré nummus. L’alternance entre les termes invite à se poser la question de leur interchangeabilité. La présence du denier est-elle liée au fait que Lucius réussisse à

208 Son animal, lui, mangera alors que lui-même sera contraint à jeûner à cause de la conduite outrecuidante de Pythias et l’avarice extrême de Milon. D’ailleurs les deux épisodes de repas chez Milon sont à rapprocher selon DRAKE, 1969, 339-361. Selon lui, les deux épisodes du dîner sans dîner de Lucius chez Milon, I, 22-23, et de son entretien avec Milon dans la chambre de ce dernier, I, 26, doivent être considérés en même temps que l’épisode Pythias, qu’il fixent. L’importance thématique de ces trois passages est explorée. 209APULEE, Métamorphoses, I, 24-25, « j’y vois exposé un magnifique lot de poissons ; j’en demande le prix :

cent sesterces ; je refuse : à vingt deniers j’en fais l’emplette ; […] l’énergie avisée de mon sage condisciple m’avait privé tout ensemble et d’argent et de souper ».

210 La question de savoir fixer un prix est un problème épineux était déjà évoqué par ARISTOTE, Ethique à

Nicomaque, IX, 1, 1164b : le prix d’une chose devrait être fixé par l’acheteur et non le vendeur.

211 Cf. NADJO, 1989, 90.

212 La vue est le premier sens marqué par le produit qui va certainement lui mettre l’eau à la bouche et lui rappeler par la-même que son ventre crie famine.

213 Cependant la réaction de Lucius est sans équivoque : il est aspernatus. Le participe du déponent aspernor prouve que le personnage est choqué par le prix indiqué.

obtenir une réduction ? Et celle du mot nummus à la fin s’entend-elle comme l’expression du retournement de situation que subit Lucius ? Dans ce cas, nummus est connoté négativement par le contexte.

Au livre II, les occurrences de nummus s’inscrivent dans la même lignée. Il intervient encore dans une scène de transaction financière. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’acheter des

realia mais des services. Un negotiator, Cerdon, s’apprête à céder une quantité d’argent

impressionnante en soi mais présentée comme dérisoire pour le négociant au livre II, 13 :

Quem cum electum destinasset ille, iam deposita crumina, iam profusis nummulis, iam dinumeratis centum denarium, quos mercedem divinationis auferret.214

L’auteur joue encore en cette occasion sur les effets d’accumulation pour mettre en valeur la chute du récit. Les mots crumina, nummulis, denarium et mercedem sont de sens proche,

comme reliés logiquement215 : ils contiennent un sens de plus en plus grand les uns par

rapport aux autres. Apulée présente une scène de la vie quotidienne de façon très imagée : il fait exprès de suspendre le mouvement de mise à disposition de la monnaie afin de mettre en valeur la chute à venir, quand le négociant récupérera précipitamment son argent. La progression induit une hiérarchie terminologique. Nummulus, présenté en début de procédure, a moins de valeur que denarius et lui est donc inférieur.

La mésaventure se clôt sur la réutilisation du diminutif au livre II, 14 :

Haec eo adhuc narrante maesto Cerdo ille negotiator correptis nummulis suis, quos divinationis destinaverat, protinus aufugit.216

La conclusion de l’épisode fait clairement écho à son début de par cette répétition à laquelle s’ajoute l’insistance sur le statut du personnage. Il avait déjà été fait mention de la profession de Cerdon auparavant. La répétition a alors valeur d’insistance et l’ajout du démonstratif ille normalement mélioratif introduit en réalité une distance critique et ironique. Le choix du diminutif nummulus est le même qu’au passage précédent. Il est donc cohérent d’y voir un

214APULEE, Métamorphoses, II, 13, « on lui en désigne un entre tous, et déjà notre homme avait déposé sa bourse, répandu sa monnaie, compté cent deniers au devin pour prix de sa consultation ».

215 Crumina indique l’endroit qui sert à contenir l’argent. Nummulus, employé sous forme de diminutif, renvoie à une quantité d’argent de valeur inférieure à denarius qui le suit. Cependant accompagné du participe (profusis, nummulis) indique que la quantité est importante. Dans ce contexte, le diminutif se comprend davantage dans un sens affectif que comme diminuer le montant en question. C’est ce que confirment les

centum denarii. Comme précédemment, au livre I, 24, denarius est comparativement supérieur à nummulus.

L’énumération inclut donc une gradation. De plus, le numéral centum désigne une somme d’argent conséquente. Le nom merces exprime la finalisation de l’opération de vente et inclut logiquement toutes les sommes énoncées précédemment. Il s’agit en ce sens d’une synecdoque de part sa signification englobante. 216APULEE, Métamorphoses, II, 14, « il n’avait pas fini sa lamentable histoire, que Cerdon, notre négociant,

sens affectif217. Le récit contient une tonalité assez mordante218. Le terme apparaît dans un

environnement négatif qui provient de la situation elle-même219. L’univers décrit est de ce

point de vue peu reluisant. La traduction suivante pourrait, me semble-t-il, mettre en valeur la

distance critique introduite par Apulée220 : « il n’avait pas fini sa lamentable histoire, que

Cerdon, notre brave négociant, raflait ses chères221 petites pièces prévues pour payer la

prédiction et prenait vivement la fuite ». Comment l’estimation fallacieuse de la transaction peut-elle ne pas interroger le lecteur dans ces exemples ?