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2.1 Désignation directe de l’argent

2.1.1 L’argent en tant que monnaie

2.1.1.2 L’aurum et les sensations

Aurum, même complété d’un nombre, est-il garant de la probité du possesseur ? Rien

n’est moins sûr : ainsi au livre VII, 4, se trouve-t-il entre les mains d’un voleur, ce qui appelle

à s’interroger sur celui qui l’utilise125. L’argent prend, progressivement, une place de choix

121APULEE, Métamorphoses, IV, 16, traduction personnelle, « il admire la taille de l’animal et, ravi de la générosité si opportune de son camarade, il nous fait compter, séance tenante, dix pièces d’or tirées de sa cassette, comme aux porteurs, s’agissant, croyait-il, d’un sujet de joie pour lui ».

122 Le vendeur, l’acheteur et l’objet mis en vente. Aristote mettait déjà en rapport ces différents éléments dans

Ethique à Nicomaque, V, 9. Cf. aussi MOREAU, 1969, 349-364.

123 Mais pour ces deux derniers, la proposition subordonnée conjonctive n’intervient pas directement après

gaudii sui puisque chez Hanson gerulis est placé avant et chez Helm gerulis decem aureos est mis avant.

124 Traduction personnelle.

125 Sed ille, qui commodum falsam de me notoriam pertulerat, expromptis mille aureum quos insutu laciniae

contexerat quosque variis viatoribus detractos, ut aiebat, pro sua frugalitate communi conferebat arcae, infit etiam de salute commilitonum sollicite sciscitari.

La mention de l’argent, employé avec un déterminant numéral à valeur hyperbolique, intervient en plein milieu du vocabulaire du mensonge, de la tromperie (falsam, contexerat, detractos). La falsa notoria renvoie à la

dans le récit. Au livre VII, 8, la mention d’aurum agit comme une détonation dans l’univers des brigands :

Et diloricatis statim pannulis in medium duo milia profudit aureorum126.

Le choix de placer aurei séparé de ses déterminants numéraux et en fin de phrase crée un effet de retardement, d’attente, qui reproduit le comportement des spectateurs – les voleurs – autour de Tlépolème, alias Hémus. D’ailleurs le complément circonstanciel de manière, in

medium, met bien en valeur le sens engagé dans le procédure : la vue. L’aurum est utilisé

sciemment comme un outil de persuasion. C’est le moyen de s’attirer la captatio

benevolentiae des brigands. La somme avancée rappelle aussi indirectement que le

personnage est de haute qualité et cela permet aussi de faire perdre leurs moyens aux voleurs. L’argent court-circuite la perception sensible et l’appréhension raisonnée du monde de ceux

qui en sont affectés127. Il agit ainsi comme marqueur de la faiblesse humaine de ceux qui en

sont dépendants. En quoi cette association de l’argent avec les sensations est-elle particulièrement importante ? La philosophie antique, et en particulier Platon, s’était

interrogée sur la place des sensations chez l’homme128. Quelle position Apulée adopte-t-il

concernant les sensations en lien avec la thématique de l’argent ? L’argent apparaît-il

davantage comme un agitateur des sensations129, qui empêche le fonctionnement de la

rationnalité ou comme un révélateur de la nature profonde des êtres en présence ?

fama qui encadre l’objet de la médisance (de me). La proposition subordonnée relative qui vient préciser

l’origine et le lieu de conservation de l’argent apparaît de façon péjorative. La vision finale de la soi-disant

frugalitas du personnage n’en ressort que plus ironique et paradoxale. Dans cet univers, l’adjectif substantivé aureum ne redore pas le blason du voleur mais met en valeur la soustraction frauduleuse sous-jacente.

126APULEE, Métamorphoses, VII, 8, « et, dénouant en même temps ses guenilles, il répandit aux yeux de tous deux mille pièces d’or ».

127 Ce n’est d’ailleurs pas un cas isolé. Au livre VII, 8, encore, l’aurum est associé à nouveau aux perceptions sensorielles, dans le discours de Tlépolème :

Offero brevi temporis spatio lapideam istam domum vestram facturus auream’.

Ici l’aurum joue-t-il ici sur plusieurs niveaux. Sa place en fin de phrase et de discours est déjà remarquable. Il s’agit de définir le matériau dans lequel serait réalisé l’édifice. Mais, par effet de métonymie, cela sert à désigner aussi l’ensemble des pièces détenues dans la demeure. Ce discours avive la curiosité de l’auditoire en jouant sur leur perception auditive. De ce fait, pouvons-nous considérer les sensations comme révélatrice de la nature profonde des êtres ? Si cela rejaillit jusque sur le lecteur, ne serait-il pas plus juste de voir la capacité propagatrice de l’argent ? Cela convoque ainsi un troisième sens, créant une synesthésie qui permet encore de mettre en valeur l’aurum et ses incidences sur l’homme.

128PLATON, Théétète, 151d-187a : Socrate, et à travers lui Platon, remettent en question l’affirmation de Théétète selon laquelle la science provient de la sensation. Cf. SEDLEY, 2004, 11. De même ARISTOTE,

Secondes Analytiques, livre I, 71a-73, oppose la sensation qui ne peut servir à établir une connaissance

scientifique et la démonstration qui atteint l’universel. Pourtant pour Aristote, la sensibilité est une fonction de l’âme, mais une fonction incorporée (De la sensation et des sensibles, 436a6-11 et surtout 436b6- 8). L’âme est donc pour lui incorporelle et non pas séparée du coprs comme chez Platon. Selon Aristote, l’âme en tant que principe de vie est dotée de trois principes, dont l’un est la sensibilité, cf. De l’âme, 413a22-413b13.

129 C’est encore le cas au livre IX, 18,

Au livre IX, 18, le mot aurum intervient à deux reprises d’affilée, ce qui connote fortement le passage considéré. La scène en tant que telle survient dans le récit de catabase morale de Myrmex. La première occurrence peut renvoyer à l’or en tant que monnaie ou à l’or en tant que matière :

Certusque fragilitatis humanae fidei et quod pecuniae cunctae sint difficultates perviae auroque soleant adamantinae etiam perfringi fores130.

Cependant la présence de pecunia est un indicateur significatif qui fait penchant la balance vers la monnaie plus que vers le matériau. Et ici aucune équivoque n’est possible concernant la valeur dépréciative que revêt la notion, comme le prouvent les nombreux termes du lexique

de l’adversité (fragilitatis, cunctae difficultates, adamantinae fores)131. La terminologie

financière est clairement mise en valeur. La traduction suivante pourrait, peut-être, mieux

calquer le texte latin132 : « Et conscient de la fragilité qui est le propre de la fidélité humaine,

conséquence à la fois de ce que toutes les difficultés sont pour l’argent du domaine de l’accessible, et de ce que les portes même en acier se retrouvent régulièrement défoncées par

puellae destinasset, ipsi vero decem libenter offerret.

L’aurum contribue encore à mobiliser les sensations humaines. La scène ici présentée fait intervenir à la fois le sens du toucher et le sens de la vue (manu, demonstrat) reproduisant les ressentis des personnages en présence. Or les deux sens convoqués sont tournés vers l’aurum. Ce terme est surchargé de caractérisations. Il est placé au centre d’un groupe nominal étendu dont il est le noyau : il est précédé de deux adjectifs juxtaposés qui se renforcent l’un l’autre (candentes solidos)129 et il est suivi de deux propositions subordonnées relatives introduites par l’antécédent qui qui renvoie à aurei et complète les déterminants numéraux. L’adjectif substantivé se trouve ainsi employé en facteur commun. Les deux adjectifs placés avant mettent en valeur les attributs qui font de l’or un matériau de qualité – il brille – et une monnaie de choix – il est résistant. Ils renvoient aussi chacun aux deux sens initialement employés dans la phrase : la vue avec

candentes et le toucher avec solidi. Quel est l’effet produit sur le lecteur ? Les sensations sont mises en alerte.

La synesthésie convient également d’autres sens, dont l’ouïe : le personnage, et à travers lui le lecteur, semble percevoir l’argent à tous niveaux. Les déterminants numéraux créent une gradation décroissante qui recrée la descente morale. D’ailleurs pour mieux mettre en valeur la facilité avec laquelle la transaction financière est menée, les verbes utilisés semblent indiquer que les deux parties ne participent pas à l’estimation. Philésithère se fait seul décideur de l’évaluation. Le point de vue de la femme et de Myrmex n’est même pas évoqué, comme s’il n’avait pas lieu d’être. Le passage peut ainsi s’interpréter comme l’allégorie de la frugalitas humanae fidei. Myrmex n’en est alors qu’une illustration, mais c’est un exemplum

grave dans le sens où l’univers d’Apulée n’a rien de léger. C’est l’interprétation dégagée par STEPHENSON, 1964, 87-93. Pour lui, l’histoire de Myrmex se rapproche des comédies de Térence. Cependant de grandes différences existent : chez Apulée, les personnages sont tournés vers l’argent dans le livre IX, les récits ne sont pas comiques et présentent même un réel danger, ce qui n’est pas le cas chez Térence.

130APULEE, Métamorphoses, IX, 18, « sachant bien que la fidélité humaine est chose fragile, qu’il n’est aucun obstacle qui résiste à l’argent et qu’on voit l’or forcer jusqu’aux portes d’acier ».

131 Encore une fois Apulée joue sur des effets d’opposition qui font paraître l’argent comme la solution de facilité, l’élément qui surpasse tout. C’est ce que laisse supposer le chiasme entourant le verbe être au subjonctif, sint. Alors que les difficultates sont présentées au pluriel, renforcées par le déterminant indéfini

cunctae, l’argent est au singulier à chaque fois (pecuniae, auro). Et la proposition suivante fonctionne de

même puisque le singulier aurum employé seul s’oppose aux fores adamantinae. Certes le pluriel de fores, qui est l’utilisation attendue pour ce mot, s’accompagne de l’adjectif adamantinae qui insiste sur son caractère infranchissable.

l’or ». Ici l’allégorie de l’aurum participe à la mise en place de la valeur symbolique de l’argent.