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3. Statut socioculturel du Français en Tunisie : au-delà de la communication primaire

3.1. Statut officiel du français et importance de l’enseignement

3. Statut socioculturel du Français en Tunisie : au-delà

de la communication primaire

3.1. Statut officiel du français et importance de l’enseignement

Au moment de l’Indépendance, la république naissante s’érige dans une totale dépendance de la France. L’enseignement en français, dans tous les niveaux scolaires, est alors largement majoritaire et assuré par des enseignants français. L’histoire coloniale a été, aussi, celle d’un enseignement français imposé. Son arme stratégique était la langue qui met en valeur l’occupant et sa culture, en poussant le processus d’acculturation à son terme. Dans son article « Le français langue coloniale ou langue ivoirienne ? »43, Jérémie Kouadio N’Guessan met l’accent sur le processus d’uniformisation linguistique mis en œuvre dès le XVIe siècle en France, notamment à travers la politique de François Ier, auteur de l’édit de Villers-Cotterêts (1539), et dénonce le caractère inchangé depuis des siècles de cette politique, à l’époque des colonies :

C’est au nom de l’unité de la nation que le pouvoir politique en France, depuis François Ier, a imposé un seul idiome, le francien, parlé dans l’Île-de-France, qui va finir par triompher des autres dialectes pour donner le français. C’est au nom de la même unité nationale que le français est devenu langue officielle et langue de développement dans les pays d’Afrique dite francophone dont la Côte-d’Ivoire. Mais comment en est-on arrivé là ? Cette politique linguistique, déjà éprouvée en France, allait trouver son champ d’application immédiate dans les colonies dont les situations linguistiques ressemblaient quelque peu à celle de la France d’alors, mais marquaient quand même, aux yeux des agents coloniaux, d’énormes différences avec celle-là. […] On distribua les rôles : les militaires se chargeaient de la « pacification » des territoires conquis, et l’administration et l’école de la diffusion et de l’expansion du français.

Reprenant les propos de Pierre Alexandre dans son ouvrage Langues et langage en Afrique noire44, Jérémie Kouadio N’Guessan dénonce :

La politique coloniale française en matière d’éducation et d’administration, comme l’a écrit Pierre Alexandre, est facile à définir : « La politique linguistique coloniale française en matière d’éducation est facile à définir : c’est celle de François 1er, de Richelieu, de Robespierre et de Jules Ferry. Une seule langue est enseignée à l’école, admise dans les tribunaux, utilisée dans l’administration : le français tel que défini par les avis de

43 Kouadio N’Guessan, Jérémie, « Le français : langue coloniale ou langue ivoirienne ? », Hérodote 2007/3 (n° 126), p. 69-85, p. 71, DOI 10.3917/her.126.0069

40 l’Académie et les décrets de l’instruction publique. Toutes les autres langues ne sont que folklore, tutu, panpan, obscurantisme et ferments de désintégration de la République.45

Il cite encore un extrait d’un discours de Jean Jaurès, daté de 1884, sur l’utilité de l’Alliance Française, organisme visant à faire rayonner la France, sa langue et sa culture, sur les peuples colonisés :

« L’Alliance a bien raison de songer avant tout à la diffusion de notre langue : nos colonies ne seront françaises d’intelligence et de cœur que quand elles comprendront un peu le français [...]. Pour la France [...] la langue est l’instrument nécessaire de la colonisation. »46

Tous ceux qui avaient fréquenté les écoles françaises. Le long du « Protectorat 1881-1956 » se rappelaient certainement la fameuse phrase " Nos ancêtres les gaulois", qui fut apprise aux élèves français et à leurs collègues tunisiens. Ce qu’on appelait alors l’enseignement franco-arabe avait une visée francophone parfaite avec quelques ouvertures sur la langue et la civilisation arabes. En Algérie par exemple, l’exclusion de l’arabe était très forte jusqu’à déclarer sa déclaration comme langue étrangère en 1936, comme le précise bien Nabiha Jerad dans ce qui suit :

En Algérie, le français devait marginaliser puis éliminer l’enseignement de l’arabe. La langue arabe et son référent, l’islam, étaient perçus comme une source de résistance contre le projet d’assimilation. Le français a été imposé et a usurpé, selon le mot de Lacheraf, son statut de langue officielle. L’arabe a été déclaré langue étrangère en 1938. En Tunisie et au Maroc, l’enseignement de l’arabe a pu se maintenir mais dans les trois pays, le français était la langue officielle de l’éducation, de l’administration et des secteurs de la vie économique.47

Dans une autre optique, il faudrait rappeler que l’ensemble des conventions de l’indépendance politique et culturelle et qui sont le principal acte accompagnant la « sortie » de la France, ont réglé, d’un point de vue pragmatique, la manière de continuer à utiliser et diffuser la langue française. Il s’agissait d’envisager ce qu’on pourrait considérer comme la suite logique de la fin de la présence Française armée, du seul point de vue paraissant possible, après la vague des indépendances : celui de la culture et des savoirs, en d’autres termes, domaines de la langue capables de conserver une stricte

45 Ibid., p. 71.

46 Ibid., p. 72.

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mainmise sur la Tunisie et son sort en construisant un cadre scientifique et culturel, notamment, ne laissant aucun détail au hasard. La langue était toujours considérée comme un outil stratégique de colonisation, comme le montre Nabiha Jerad en postulant :

À la fois à la base de l’entreprise coloniale et de la lutte pour la souveraineté, la langue a été investie d’un rôle historique dans la colonisation et la décolonisation. Jamais le poids de la langue n’a été aussi clairement attesté dans l’ambition coloniale.48

Elle ajoute, citant un extrait du rapport sur l’enseignement cité par D. Morsly49, L’enseignement du français et de l’arabe pendant la période coloniale :

Le français marche avec nos soldats et puis quand ils auront vaincu, il consolidera cette victoire car la langue demeure l’instrument le plus sûr de la colonisation.50

Elle cite également Bourguiba et met en relief un rôle inédit assigné à la langue française dans la lutte pour l’indépendance :

La langue a été une arme pour chasser le colonisateur français et le bouter hors du territoire tunisien. 51

C’est ce qui explique, d’ailleurs, la place prépondérante qu’occupait la langue française, après l’indépendance, dans l’administration, l’enseignement ainsi que dans la culture tunisienne

Les Tunisiens ont conclu, pour ainsi dire, ces accords en tant que tenants d’une double culture, arabophone et francophone, même s’il y avait un dominant et un dominé. Une tension se fait jour, discrète mais fortement présente et décelable à travers l’attention particulière dont bénéficie le français, politiquement soutenu et stratégiquement choisi comme outil « soft power », en vue de pérenniser une sorte de présence française intelligente, pragmatique, très utile et non contraignante, à la manière de la présence armée, mais très influente, cependant. La langue française est aussi ancrée par l’exercice quotidien, voire défendue par les Tunisiens eux-mêmes, voyant en elle un guide pratique du modèle civilisationnel à suivre. Tout étant rédigé en langue française, il fallait par conséquent lire le texte des conventions culturelles comme un pacte, au sens politique du

48 Ibid., p. 525-544.

49 Voir également : Morsly, Dalila, « Les écoles arabes-françaises dans l’Algérie colonisée. Une expérience d’enseignement bilingue ? », document numérique, n.d., n.p., http://www.projetpluri-l.org/publis/Morsly%20-%20Les%20Ecoles%20Arabes%20Francaises%20Dans%20l%20Algerie.pdf

50 Ibid., p. 525-544.

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terme, afin d’en bien appréhender les conséquences logiques. En effet, tout se passe comme s’il s’agissait d’une sorte de feuille de route stratégique pour l’État tunisien naissant. Elle assurera la guidance de cet État en instaurant une sorte de mainmise subtile qui façonne les esprits en les fascinant.

Une feuille qui spécifie les grandes lignes de la nouvelle stratégie de la France sortante, ne pouvait plus résister à la vague des indépendances. Désormais, la place, le statut et le rôle du français, en Tunisie d’après l’indépendance, ne ressemblent plus à l’arme stratégique et infaillible de la France, dans son espace vital ou ses anciennes colonies.

L’indépendance, très controversée jusqu’à nos jours, processus dans lequel une séparation politique partielle qui s’est réalisée en plusieurs étapes et années, s’exprimait par un acte qui devait gérer, à tout le moins, un héritage culturel commun. Et c’est là que s’inscrivent les fondements de ce qui deviendra plus tard une solide coopération, au niveau scientifique et technique, avec la France. Par la suite, d’autres pays européens ou américains, voire asiatiques, à l’instar du Japon, dans les années 1970, auront entrepris des actions de coopération, dans l’enseignement et dans d’autres domaines, sans pour autant nuire à la suprématie française dont l’emblème était le triomphe de sa langue. La France était, depuis les années 1950, le partenaire principal, et elle l’est encore de nos jours, dans le cadre des échanges économiques, culturels et académiques de la Tunisie avec l’étranger. Ce mode d’échange a beaucoup influencé la société tunisienne en créant une intelligentsia et, à un degré moindre, des esprits qui voient leur horizon se confondre parfaitement avec la France. Le système éducatif de la Tunisie indépendante est devenu une réalité tangible après la réforme de 1958, dirigée par Mahmoud Messaadi52, fameux ministre de l’éducation nationale, éminent homme de lettres et intellectuel, qui mit en place un enseignement bilingue. Il fut nommé ministre, deux ans après la formation du premier gouvernement et après la destitution du premier ministre de l’enseignement « Amin Al Chebbi » qui promouvait, quant à lui, une arabisation progressive sans pour

52 Mahmoud Messaâdi, né le 28 janvier 1911 à Nabeul et décédé le 16 décembre 2004 à Tunis, est un écrivain et homme politique tunisien. Il a effectué des études de langue arabe et de lettres françaises à la Sorbonne de 1933 à 1936. En 1947, il obtient une agrégation en langue, littérature et civilisation arabes. Il ne parvint jamais à soutenir sa thèse de doctorat, intitulée Essai sur le rythme dans la prose rimée arabe, en raison de ses activités politiques surtout. Il la fait finalement publier en 1981 puis, une fois traduite en arabe et revue, en 1996.

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autant se passer du français. Il fallait bien gérer l’héritage, car la situation de bilinguisme était alors largement en faveur de la langue française, l’arabe n’ayant pas encore eu le temps de se développer ni de prendre plus de place dans le système éducatif. Cependant, il serait faux de prétendre que dans ce contexte, les dirigeants tunisiens n’ont pas affiché l’un de leurs objectifs, à savoir l’arabisation du pays et tout d’abord l’arabisation de l’enseignement. Il s’agit avant tout d’une aspiration profonde de la population tunisienne, car tout simplement pour elle, le français n’est pas sa langue maternelle. Il n’en demeure pas moins qu’il est considéré comme une langue étrangère préférée. Avant même que soit adaptée la réforme de 1958, certains préconisaient une arabisation radicale et rapide53.

À la fin des années 1950, un des héritages résidait donc dans une infrastructure d’écoles et de collèges où l’enseignement était majoritairement francophone. Ainsi, au lendemain de l’indépendance, en 1958, le plan Messaadi, reprend, en l’adaptant et en le généralisant, le modèle institué sous le protectorat, destiné, comme le confirme Cécile Bouttemont,

à former un individu parfaitement bilingue : le français, introduit dès la deuxième année de scolarité, croît rapidement jusqu’à devenir prépondérant à la fin du cycle primaire. Ce système s’adresse initialement à une élite et ne peut donc sans difficultés être dispensé tel quel à l’ensemble de la population tunisienne. 54

Pour mettre en relief et appréhender l’évolution de ce phénomène dans les années qui suivirent l’indépendance, il parait judicieux de séparer les différents degrés du système éducatif car ils connurent des rythmes d’évolution différents.

Comme l’expliquent Kmar Bendana et Sylvie Mazzella55, dans l’enseignement primaire, les horaires furent partagés entre les langues française et arabe. Cette bipartition, d’abord à peu près équitable, réserva progressivement une place plus importante à l’arabe. Le français ne fut introduit qu’en troisième année du primaire. Et depuis, l’enseignement

53 Abbassi, Driss, Entre Bourguiba et Hannibal, identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, Paris, Éditions Karthala, 2005, p. 53.

54 Bouttemont, Cécile (de), « Le système éducatif tunisien «, Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 29 | avril 2002, mis en ligne le 25 novembre 2011, consulté le 22 mars 2016. URL : http://ries.revues.org/1928. 22

55 Bendana, Kmar, Mazzella, Sylvie, « La langue française dans l’enseignement public tunisien, entre héritage colonial et ‟économie du savoir ” mondialisée », Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, L’enseignement supérieur dans la mondialisation libérale, 2007, p. 197-203, 2007, 9782706820199.

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du français ne fut jamais abandonné dans le cycle primaire, ni d’ailleurs dans quelque cycle que ce soit. Il faut cependant mentionner une des dernières réformes qui apporte une légère modification dans les trois premières années succédant aux formations primaires (qui durent 6 ans) concernant la langue de l’enseignement dans toutes les matières. L’arabe classique est désormais la langue l’apprentissage.

Pour résumer la situation :

dans ce contexte, le français bénéficie d’une position particulière et ambiguë. Il continue d’être ressenti comme la langue du colonisateur, véhicule d’un mode de vie et de valeurs importées. Mais il est essentiel comme moyen d’ouverture. Il demeure indispensable pour accéder à l’enseignement scientifique et à certaines professions, et plus généralement pour participer au développement de l’économie tunisienne de plus en plus ouverte sur l’international. D’autre part, le français ne peut aujourd’hui être complètement exclu du patrimoine national en raison d’une abondante littérature tunisienne d’expression française et de l’utilisation de cette langue dans les milieux intellectuel et médiatique.56

Pour ce qui est de l’enseignement secondaire, furent créées, au début, trois « sections » en fonction de l’importance accordée à l’arabe ou au français. La section A avait le plus fort taux d’arabisation ; les élèves y suivaient des études littéraires d’arabe approfondies, avec des matières enseignées en arabe en plus grand nombre que dans les autres filières.

Dans la section B, médiane entre l’A et la C, l’accent était mis sur l’arabe, alors que la section C privilégiait le français. La section B perpétuait, d’une certaine façon, l’esprit de l’enseignement du collège Sadiki57, créé avant la colonisation de 1881 et qui a d’abord formé des interprètes puis une élite d’élèves tunisiens bilingues.

Quant à la section C, elle dispensait un enseignement plus proche de celui de la Mission culturelle française, telle qu’instaurée par les conventions de 1955 : l’enseignement de la langue et de la culture françaises (dont la littérature maghrébine d’expression francophone) y occupait une place plus importante comparée à celle de la langue et de la littérature arabes. Par ailleurs, l’éducation civique et religieuse était dispensée en arabe à tous les lycéens, mais elle différait dans son contenu et son volume

56 Bouttemont, Cécile (de), op. cit., p. 19.

57 Voir Sraïeb, Noureddine, « Le collège Sadiki de Tunis et les nouvelles élites », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°72, 1994. Modernités arabes et turque : maîtres et ingénieurs, p. 37-52, http://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1994_num_72_1_1651

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horaire selon les sections. Ainsi, cette formation différenciée, dans l’enseignement secondaire, proposait des niveaux et des usages de la langue française inégaux.

Au niveau de l’enseignement supérieur, enfin, la langue française était davantage, et dès le début, un « choix » pour ne pas dire une imposition stratégique, que ce soit pour les filières des sciences humaines ou purement « scientifiques », dans des institutions nouvellement créées. Et comme cela a été mentionné supra, le président de la république naissante et son ministre de l’éducation ont tout simplement dépoussiéré, avec quelques rectifications, un système déjà établi.

Bref, si l’enseignement supérieur, avant l’indépendance, était beaucoup moins structuré que l’enseignement primaire ou secondaire, il était cependant très fortement francophone, avant et après ce changement historique. Malgré la rivalité avec l’anglais qui fait son intrusion petit à petit, le français demeure une caractéristique saillante de l’enseignement tunisien :

Dès l’obtention de l’indépendance, Habib Bourguiba, premier président de la République Tunisienne, engage une nouvelle ère en matière d’éducation. S’appuyant sur les structures mises en place sous le protectorat, il mène une politique de scolarisation de masse en rendant la scolarité obligatoire.58