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Lorsqu’on parle d’arabisation, on touche à un sujet qui émerge de manière récurrente en fonction de certaines tensions politiques, compte tenu du fait que l’administration tunisienne a opté jusqu’à présent pour le français, tant à l’oral qu’à l’écrit, malgré la politique d’arabisation qui date des années 1970. Il s’agit d’ailleurs un mouvement qui a touché au même moment les trois pays du Grand Maghreb, à savoir le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, en manière d’affirmation de l’identité nationale et de l’indépendance. Nabiha Jerad explicite la situation en ces termes, en établissant une distinction entre l’Algérie d’une part, la Tunisie et le Maroc d’autre part :

Au milieu des années 1970, dans les trois pays maghrébins, l’objectif de l’arabisation est de nouveau la priorité. L’Algérie opte pour une arabisation radicale de l’enseignement primaire et secondaire, mais l’université conserve le français dans les disciplines scientifiques et techniques. Le Maroc et la Tunisie optent pour une arabisation progressive. En Tunisie, dans le secondaire, on a arabisé les humanités : philosophie, histoire et géographie. Mais à l’université, les mêmes disciplines ne sont pas entièrement arabisées. Les matières scientifiques et techniques sont demeurées en français au secondaire et au supérieur.30

Il faut comprendre qu’il s’agit toujours dans ce cas de l’arabe classique et non de l’arabe dialectal. Autrement dit, l’arabisation concerne une langue seconde, non une langue maternelle. C’est ce qui pourrait expliquer, en partie, la difficulté de réaliser une parfaite arabisation au sein des populations arabophones.

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À présent, revenons au berbère. En Tunisie plus que dans les autres pays, les Berbères (appelés « Amazighs ») sont difficiles à dénombrer avec exactitude en raison de l’absence de toute statistique officielle à leur sujet. De plus, ils sont dispersés géographiquement du nord au sud, d’est en ouest, même s’ils sont relativement plus concentrés dans les régions du sud, essentiellement, et dans certaines villes. D’après les autorités gouvernementales, les Berbères représenteraient 1 % de la population totale évaluée à 10 millions d’habitants.

Lorsque l’État tunisien admet l’existence de berbérophones, on précise qu’ils sont « en nombre très largement limité31. Le rapport ajoute aussi :

En ce qui concerne les Berbères de Tunisie, on peut indiquer qu’ils sont particulièrement bien intégrés dans la société tunisienne, et qu’ils n’ont pas de revendications. En outre, il n’y a pas de tribus nomades en Tunisie.32

Il faut se rabattre, dans ce cas, sur des études indépendantes réalisées pour l’ensemble par des structures et des cercles de berbères tel le CMA33. Les Berbères, disent-ils, représenteraient entre 5 % et 10 % de la population tunisienne. Le CMA estime pour sa part les populations berbères à un minimum d’un million de personnes, soit 10 % des Tunisiens. Les Berbères sont principalement regroupés dans le sud de la Tunisie,

31 Document des Nations Unies : Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, CERD/C/TUN/19, 17, septembre 2007,

http://docstore.ohchr.org/SelfServices/FilesHandler.ashx?enc=6QkG1d%2FPPRiCAqhKb7yhsv7vwp5%2 FFIROyMUKi4GvEwbW4nRFPp5gLH56NR2P3FiSnvKlEglK57i9May2HvTCP6gv6i1%2FQhdT9lxAhp x1jq%2FrEJbR7CMlVr%2Fq8o2qXPdH

32 Ibid., alinéa 10, p. 6.

33 Congrès Mondial Amazigh. « Le Congrès Mondial Amazigh (CMA) est une Organisation Internationale Non Gouvernementale regroupant des associations amazighes (berbères) à caractère social, culturel, de développement et de protection de l’environnement, des pays de Tamazgha (nord de l’Afrique et Sahara) et de la diaspora.

Le Congrès Mondial Amazigh est né de la volonté de citoyens et organisations amazighs de se doter d’une structure de coordination et de représentation à l’échelle internationale, indépendante des États et des organisations politiques. Le CMA a été constitué en 1995 à Saint-Rome-de-Dolan (France) et se réunit en congrès général tous les 3 ans. […] La mission du CMA est d’assurer la défense et la promotion des droits et des intérêts politiques, économiques, sociaux, culturels, historiques et civilisationnels du peuple Amazigh. Pour atteindre ses objectifs, le CMA s’appuie notamment sur le droit international et sur la solidarité et la coopération avec les autres peuples et les organisations de la société civile à l’échelle régionale et mondiale, autour des thématiques suivantes :

Démocratisation et droits de l’homme

Coopération pour le développement économique, social et culturel,

Formation des acteurs et le renforcement des réseaux associatifs aux niveaux national et international, Promotion de la participation de la jeunesse et de la femme à la vie politique, économique et sociale. » https://www.congres-mondial-amazigh.org/cma/

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notamment à Djerba, Matmata (Zraoua et Taouedjout), Tataouine (Chenini et Douirat), Médenine, Kebili et Tozeur, mais il existe aussi plusieurs groupes formant des villages de quelques centaines de personnes à plusieurs milliers de personnes sur la côte méditerranéenne et à l’ouest, le long de la frontière avec l’Algérie ainsi que dans la région de Gafsa, soit Tamagourt et Senned34. Cependant, l’ethnie berbère est plus importante que ses locuteurs.

Les berbérophones utilisent, eux aussi, différentes variétés linguistiques : à l’image des dialectes arabes, on trouve, le « chaouia », le « nafusi », le « sened » et le « ghadamès ». Ces variétés ne sont pas aisément intelligibles entre elles, notamment entre berbérophones provenant de différents pays. Ainsi, un locuteur du kabyle (Algérie) ne peut comprendre un locuteur du rifain (Maroc), ni un locuteur du nafusi (Tunisie).

En Tunisie, la présence berbère est en régression constante au point que les Berbères sont menacés de disparition. Au plan linguistique et identitaire, comme nous l’avons précédemment signalé, les berbérophones de la Tunisie ne bénéficient d’aucun droit linguistique, et ce depuis la première Constitution de l’Indépendance. Comme minorité tunisienne autochtone, les Berbères constituent un groupe totalement oublié et marginalisé. La langue berbère n’est ni lue ni écrite en Tunisie, parce que l’État a toujours refusé de l’introduire dans le système éducatif, même à titre de module optionnel. Il existe des minorités berbérophones également dans les pays voisins, soit surtout en Algérie et au Maroc mais aussi en Libye, au Mali, au Niger et en Mauritanie. En Algérie et au Maroc, notamment, l’État finit par reconnaître aux Berbères, leur appartenance ethnique, leur spécificité culturelle ainsi que leur langue. En Algérie, par exemple, les chaînes de télévisions nationales ont réservé des journaux d’information en Amazigh :

Le Maroc a connu dernièrement un changement sans égal en termes de politique linguistique. La nouvelle Constitution, approuvée par référendum en juillet 2011, a revu le statut des langues. Alors que toutes les versions des constitutions précédentes ne reconnaissaient qu’une seule et unique langue officielle, l’arabe, celle de 2011 fait exception : « L’arabe demeure la langue

34 Pour cette question, voir Louis, André, « Le monde ‟berbèreˮ de l’extrême sud tunisien », in Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°11, 1972. p. 107-125, www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1972_num_11_1_1145. André Louis déclare, p. 107 :

Parler du monde « berbère » de l’Extrême Sud-Tunisien est un peu une gageure : si Ton dispose, en effet, d’un certain nombre d’études et de renseignements sur les Berbères qui peuplèrent le Centre ou l’Ouest de la Tunisie (1), il n’en va pas de même pour ceux du Sud, Jerba excepté (2). Quant aux sources épigraphiques qui pourraient relayer la carence des notations des historiens, elles sont nombreuses, certes, sous forme d’inscriptions ou de gravures pariétales dans les «ksars» ; mais elles ne sont point encore suffisamment recensées pour qu’on puisse les exploiter scientifiquement.

35 officielle de l’État. L’État œuvre à la protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisation. De même, l’amazigh constitue une langue officielle de l’État, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception (extrait de l’article 5). »35

C’est une juste reconnaissance, car depuis treize siècles, la langue berbère est en contact permanent avec l’arabe. C’est pourquoi l’influence de l’arabe sur les différents dialectes berbères est partout présente. Salem Chaker, évoque cette influence en énumérant trois niveaux, à savoir le phonologique, le syntaxique et le lexical. Cette influence est particulièrement apparente dans le lexique où les emprunts arabes représentent dans la plupart des dialectes berbères une proportion appréciable du vocabulaire. En parlant des conséquences du contact entre les deux langues, Salem Chaker affirme que :

[…] l’influence en matière phonologique est plus profonde que cette adjonction de classes de localisation et de phonèmes qui, malgré son importance, n’altère pas la structure fondamentale du système puisque les grandes corrélations demeurent inchangées : elles sont simplement étendues.36

En parlant du volet morphosyntaxique, il ajoute que :

[l]es influences sont moins importantes, moins profondes en ces matières (Morphosyntaxe) ; on les décèle essentiellement dans les paradigmes de connecteurs grammaticaux : conjonctions diverses. Dans les dialectes du nord, la majorité des subordonnants propositionnels est emprunté à l’arabe, alors que les prépositions résistent bien mieux.37

Il finit par évoquer l’influence lexicale en affirmant :

Plus profondes paraissent être les retombées de l’invasion lexicale arabe sur le système dérivationnel et par voie de conséquence sur la productivité lexicale. 38

De telles affirmations mettent en relief l’exclusion dont était objet la langue amazighe. Elles confirment par là-même l’idée qu’un fort pourcentage de Tunisiens d’aujourd’hui sont des descendants de Berbères arabisés et culturellement assimilés. L’histoire contemporaine montre bien comment les facteurs politiques interviennent pour ménager

35 Ziamari, Karima et De Ruiter, Jan Jaap, « Réalités, changements et évolutions linguistiques », in Dupret, Baudouin, Rhani, Zakaria, Boutaleb, Assia, Ferri, Jean-Noël (dir.), Les langues au Maroc, Casablanca, Éditions Imprimerie, coll. « Dialogue des deux rives », 2015.

36 Chaker, Salem, Linguistique Berbère, Étude de syntaxe et de diachronie, Éditions Peeters, Paris, Louvain, 1995, p. 119.

37 Ibid., p.12.

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la scène linguistique, favoriser un parler, une langue aux dépens d’autres, comme le confirme Noureddine Sraieb en affirmant :

Ainsi la langue française, introduite volontairement par les Tunisiens avant la colonisation du pays en vue de favoriser son développement endogène servira l’administration coloniale et lui fournira les intermédiaires bilingues dont elle aura besoin pour la réalisation de sa propre politique.39

Durant toute la période du protectorat français, de 1881 jusqu’à l’Indépendance en 1956, la langue française demeura la langue officielle du territoire, comme l’explique Nabiha Jerad qui considère que :

En Tunisie et au Maroc, l’enseignement de l’arabe a pu se maintenir, mais dans les trois pays, le français était la langue officielle de l’éducation, de l’administration et des secteurs de la vie économique. On a beaucoup écrit sur le thème de l’hégémonie linguistique et culturelle de la colonisation qui a entraîné une dévalorisation de la langue et de la culture arabes, et investi le français d’une double fonction de supériorité.40

Après l’Indépendance en 1956, le français conserva de larges prérogatives, notamment dans l’administration et l’éducation, même après la première réforme de l’enseignement de 1958, qui répondait à la volonté d’affirmer l’identité nationale, en réhabilitant la langue arabe. Cette réforme historique était menée par l’homme de lettres, ministre de l’enseignement et parfait bilingue, à l’époque, Mahmoud El Messadi. En effet, le français qui était officiellement enseigné comme « langue étrangère » dans toutes les écoles tunisiennes, bénéficiait d’un statut particulier, puisqu’il lui revenait de moderniser le pays. C’était une langue étrangère privilégiée ayant le statut de langue véhiculaire des sciences, de la technologie et de la modernité. Par conséquent, elle continue à être « dominante », comme le dit bien Nabiha Jerad :

Bourguiba, après avoir affirmé le rôle de la langue arabe dans la lutte pour la souveraineté, va mettre en place dans l’éducation une politique linguistique sous le nom de bilinguisme qui favorise le français. Le français, symbole de progrès et de modernité véhiculés par le colonialisme, a été réapproprié par le point de vue officiel dans la politique linguistique adoptée dans l’éducation aux premières années de l’indépendance. Plus tard, malgré la politique d’arabisation, le français continuera d’être la langue dominante.41

39 Sraieb, Noureddine, « Place et fonctions de la langue française en Tunisie », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014, consulté le 03 août 2017. URL : http://dhfles.revues.org/2927

40 Jerad, Nabiha, « La politique linguistique dans la Tunisie postcoloniale », op. cit.,p. 525-544.

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On estime qu’environ 30 % des Tunisiens seraient en mesure de parler le français, bien que tous l’aient en principe appris. Dans les faits, la plupart des Tunisiens le maîtrisent mal ou le parlent très peu, même pas suffisamment pour soutenir une conversation. En réalité, la plupart des Tunisiens ne parlent pas davantage l’arabe classique à cause de ce que Samir Marzouki considère comme la régression de l’arabe – comme celle du français, d’ailleurs. Les nouvelles générations ne maîtriseraient donc ni le français ni l’arabe classique de manière satisfaisante, à cause de cette régression. L’enseignement a perdu en qualité ce qu’il a gagné en quantité et de ce fait, la maîtrise du français est bien moindre que pour les générations précédentes. L’arabe subit également cette régression, mais de manière moins visible42.

La connaissance du français et de l’arabe classique varie en fonction de l’instruction des individus et de leur profession. Les universitaires sont généralement trilingues : ils parlent l’arabe tunisien, l’arabe classique et le français, parfois l’anglais qui commence à s’attribuer une place, qui demeure toutefois minime en comparaison de celle du français. Il en est ainsi pour tous ceux qui travaillent dans le domaine de l’hôtellerie ainsi que du commerce. En Tunisie, le monde des affaires utilise le français, qui intervient également dans les rapports commerciaux et les transactions importantes. Encore une fois, seul le domaine politique, et de fait le domaine économique, sont en mesure d’amplifier le rôle d’une langue ou de le réduire.

Depuis quelques années, le français est mis en concurrence avec l’anglais en tant que langue véhiculaire internationale. À l’ère de la mondialisation, le français se trouve dans une position critique face à l’anglais. Les jeunes semblent davantage attirés par l’anglais que par le français. Néanmoins, il est très rare qu’un touriste anglophone puisse trouver aisément quelqu’un au hasard pour lui parler en anglais.

Dans une autre optique, durant son règne, le président déchu Ben Ali avait pompeusement – et de manière creuse à la fois – renforcé la politique d’arabisation. En octobre 1999, une circulaire (« Circulaire n° 45 du 29 octobre 1999 ») faisait de l’arabe la seule langue autorisée dans l’administration ; la directive prenait effet à partir du 1er janvier 2000. Dès lors, les ministères, les établissements et les entreprises publics, ainsi

42 Marzouki, Samir et Montenay, Yves, « La situation du français en Tunisie », Les Cahiers de l’Orient, 103,(3), p. 63-68, https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2011-3-page-63.htm

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que les conseils municipaux, furent tenus d’employer exclusivement l’arabe comme langue de travail et de correspondance. Les autorités ont néanmoins prévu que l’administration pourrait « correspondre avec les étrangers dans leur langue », voire ajouter des traductions de documents officiels dans les dossiers administratifs, notamment d’ordre économique. La portée de cette directive demeure restreinte dans la mesure où l’arabisation se limite à l’écrit, et encore, rares sont les occasions où l’on trouve un employé ou fonctionnaire parlant l’arabe classique. L’heure est encore, du moins pour l’oral, à la langue française. Même les informaticiens qui devaient achever, en quelques semaines, l’arabisation en cours à l’aide de logiciels, ne parlaient pas entre eux l’arabe classique. Quant aux commerçants qui n’affichaient qu’en français, ils furent menacés de fortes amendes s’ils ne se conformaient pas aux nouvelles règles qui consistaient à placer l’arabe en priorité, par rapport à toute autre langue. Mais la pratique de la langue française persiste et s’accentue, paradoxalement, en prenant plus d’ampleur dans les milieux des aisés, des intellectuels, voire de tous ceux qui se réclament d’une quelconque modernité. Dans les faits, même si tous les documents doivent être rédigés en arabe, ils le sont encore en français dès qu’il s’agit d’un domaine technique ou spécialisé. Il faut comprendre que l’arabisation de la vie publique tunisienne concernait uniquement l’arabe officiel, celui transmis par l’école, les médias écrits et la télévision. La politique d’arabisation a toujours exclu l’arabe tunisien, la langue parlée par presque tous les Tunisiens, hormis les étrangers et les Berbères. Durant le régime de Ben Ali, la langue française a connu de manière générale un certain déclin, sauf dans une fraction minoritaire de la société.

Il ressort de ce bref panorama que la situation linguistique en Tunisie se place sous le signe de la pluralité et du conflit entre l’arabe et le français, malgré la fluidité du passage d’une langue à l’autre, surtout pour l’arabe classique et sa variante dialectale selon les régions. Il s’agit d’une véritable rivalité.

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3. Statut socioculturel du Français en Tunisie : au-delà