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Chapitre 3 : Un univers conceptuel

2. La métaphore conceptuelle

Nous ajoutons, dans cette optique, que ce rapport qui unit les deux langues en contexte tunisien se transforme en une « métaphore conceptuelle »161 qui contraint la compréhension et l’intériorisation des données dont il est question dans la publicité, quelle que soit leur nature : lexicales, syntaxiques ou culturelles ; elles agissent sur le travail interprétatif du sens. Le choix notoire d’un support journalistique d’expression française cautionne ce rapport métaphorique conceptuel entre le français et l’arabe tunisien. La propriété différée, donc décalée du discours, dont la nature est dialogique et non pas dialogale, entérine un tour de force entre les deux langues. En effet, les destinataires, malgré l’attention énonciative qui leur est accordée, n’ont pas de présence effective. Ils sont tout simplement virtuels, parce qu’ils ne sont pas en mesure de répondre aux messages qui leurs sont adressés. Le rapport de force privilégiant le français s’accentue de la sorte, avec le statut énonciatif particulier réservé à l’ensemble des interlocuteurs. Ils ne peuvent pas répondre de manière langagière à la sollicitation qui leur est destinée, dans la mesure où l’échange n’est pas direct ni entièrement actualisé. Le seul moyen qui leur permet de rendre effective leur présence est le passage à l’acte, à savoir réaliser l’acte d’achat du produit dont il question, ou du moins témoigner de leur bonne foi en croyant tout ce qui est dit, ou plus encore apprécier le produit, sinon le défendre et se transformer eux-mêmes en agents ou canaux de publicité.

161 La linguistique cognitive, apparue dans les années 80, a introduit une nouvelle perspective sur la métaphore, avec la parution du livre de Georges Lakoff & Mark Johnson (Metaphors we live by, Chicago, University of Chicago Press, 1980). Ces linguistes considèrent la métaphore comme un mécanisme cognitif fondamental dans notre compréhension du monde. En linguistique cognitive, la métaphore est une projection sélective des traits d’un domaine conceptuel sur un autre (voir par exemple Svanlund, Jan, Metaforen som konvention. Graden av bildlighet i svenskans viktoch tyngdmetaforer, Stockholm studies in Scandinavian philology, Thèse de doctorat, Stockholm, Almquist & Wiksell, 2001 ; Ekberg, Lena, « The cognitive basis of the meaning and function of cross-linguistic », Belgian Journal of Linguistics, n° 8, « Perspective on Language and Conceptualization », 1993, p. 20-41). Cette définition sera adoptée dans ce travail.

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L’aménagement des publicités se conforme aussi à cette tendance qui ne fait que subordonner le destinataire et le « tenir en laisse » en le contraignant malgré lui à adhérer à ce qui est dit. C’est justement ce qui explique que nous parlions de tout un processus d’implication auquel le publicitaire soumet ses présumés interlocuteurs. L’effet d’implication se réalise à l’insu des allocutaires virtuels, mais ceux-ci sont pris dans leur individualité en vue de les conforter dans ce qu’ils ont de plus intime : l’interprétation du message, puis son appropriation ou intériorisation.

La dimension morphosyntaxique des slogans n’est pas à l’abri de cette tension cognitive et nous verrons à travers l’étude syntaxique du corpus (voir infra) que le choix des temps des modes verbaux, par exemple, en dépend. La syntaxe remplit le rôle d’une véritable feuille de route dressant le parcours réactif et comportemental idéal du parfait destinataire. La feuille de route précise aussi le statut respectif des destinataires, à chaque fois qu’il s’agit de le situer par rapport à l’action en question dans l’énoncé. L’allocutaire idéal serait une personne qui ferait preuve d’une identification totale. Son attitude mentale devrait résoudre ces associations qui peuvent paraître contradictoires, dans la mesure où il doit ressentir le manque, le vide, le besoin qui devra être comblé. Le « tu » ou le « vous » destinataires ne deviendront effectifs que par le passage à l’acte. La seule réponse qu’il peut apporter à l’appel qui lui est adressé et qui le légitime en tant que consommateur potentiel est de réaliser l’achat pour combler la frustration que lui a fait ressentir la rhétorique implicative du message.

Un tel processus relègue le sens de l’énoncé au second plan en privilégiant les opérations mentales et psychologiques qui engagent une réponse davantage automatique et non-consciente que réfléchie. À propos de la question du sens et de la linguistique cognitive, Catherine Fuchs affirme :

Si comprendre un énoncé c’est construire du sens, ce fonctionnement cognitif repose sur un ensemble de processus largement automatiques et non-conscients, qui se déroulent dans la mémoire de travail et engagent une série d’échanges entre perception et mémoire à long terme (ou, entre autres, les significations de mots sont supposées être stockées dans un « lexique mental »)162. Pour les tenants des approches « interactionnistes »

162 La linguiste évoque les divers types de mémoire entrant en jeu dans l’interprétation du sens, et nous renvoyons par exemple aux travaux suivants : Wheeler, Mark A., Stuss, Donald T. & Tulving Endel, « Toward a Theory of Episodic Memory : Frontal Lobes and Autonoetic Consciousness «, in Psychological Bulletin, vol. 121, n° 3, 1997, p. 331-354 ; Baddeley, Alan D., Working memory, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Baddeley, Alan D. et al. « Working memory and the control of action: Evidence from task switching », Journal of Experimental Psychology, 130, 2001, p. 641-657.

86 aujourd’hui très répandues, la construction du sens procède par combinaison et assemblage d’informations sémantiques complexes et diverses (informations issues des connaissances lexicales mais aussi des données grammaticales, informations calculées par inférence, informations extralinguistiques livrées par la situation d’énonciation). 163

Nous savons par ailleurs que le langage est essentiellement symbolique. Joseph Courtés explique le fait en ces termes :

En bref le savoir langagier se construit à travers une somme d’actes de discours, qui sont porteurs d’autant d’enjeux discursifs et dont chacun est la résultante de deux activités langagières (symbolisation référentielle et signification). Ceci a pour conséquence de placer ce savoir au centre d’une double construction sémiolinguistique.164

On le sait, la relation entre les mots et leur signification n’est pas fondée sur un rapport de contiguïté ou de ressemblance165. On peut étendre cette constatation au rapport qui lie les énoncés et leur signification. Dans la publicité, le sens n’est qu’apparemment transparent. La rhétorique et la poétique du message publicitaire contribuent à multiplier les interprétations grâce aux non-dits, présupposés et allusions que celui-ci contient. Galatanu, parlant du lexique, disait :

Nous avons précisé ainsi que nous entendons par possible argumentatifs les associations potentielles (ou virtuelles), dans le discours, du mot avec les éléments de ses stéréotypes et que ces associations discursives s’organisent dans des faisceaux orientés vers l’un ou vers l’autre des pôles axiologiques (positifs et négatifs). L’orientation positive ou négative du faisceau d’associations est fonction de la contamination discursive due à l’environnement sémantique ou au contexte.166

Cette communication s’opère au second degré, au-delà du sens primaire qui est « à fleur de lecture ». C’est-à-dire qu’elle se prête plus, à nos yeux, à une lecture liée aux émotions. Le consommateur potentiel, désigné par les pronoms personnels de la deuxième personne du singulier ou du pluriel, n’est pas attiré par tel ou tel autre produit eu égard à son efficacité ou à son utilité ; il l’est grâce à la capacité du publicitaire à capter son attention par des artifices de représentation. L’acte d’achat n’est conditionné que par des images prototypiques qui hantent l’inconscient de l’individu, auxquelles il revient

163 Fuchs, Catherine, (dir.), La linguistique cognitive, Gap, Ophrys et Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004 ; Pour introduire à la linguistique cognitive, document en ligne, n.p., https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00067934

164 Courtés, Joseph, Analyse sémiotique du discours : De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, coll. HU-Linguistique, 1991, p. 3.

165 Hormis les onomatopées, et encore varient-elles selon les pays.

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d’influencer de manière décisive le choix du consommateur. Celui-ci, vu sous cet angle, revêt un aspect plus culturel, dans la mesure où il est dépendant de ce background en images prototypiques qui meublent son inconscient et sur lequel il n’a pas d’emprise. C’est ce qui pousse Saïd Bengrad à forger le concept de « consommateur culturel » dans son livre intitulé Sémiologies de l’image publicitaire. Il est ainsi désigné parce que son geste d’achat ne dépend ni de l’utilité ni de l’efficacité du produit, mais plutôt des clichés qui meublent son inconscient. Il est de la sorte l’emblème du consommateur parfait, dans la mesure où, non seulement il ne fait pas de choix délibéré, mais il entérine après coup la capacité qu’ont les énoncés publicitaires à œuvrer au-delà du sens global censé décrire le produit en question. Paradoxalement, le sens lui-même favorise une interprétation qui l’estompe au profit de tout ce qui est refoulé et caché dans l’inconscient. Il ne s’agit pas de convaincre dans la publicité, il s’agit plutôt d’éveiller ces désirs cachés. Ceci veut dire que le publicitaire ne se limite à pas au seul besoin immédiat du consommateur, il le dépasse et l’entraîne vers les rivages du « subconscient collectif »167 tel que l’a caractérisé Said Ben Krad. Rien que le recours à la langue française s’inscrit dans ce détour rhétorique non argumentatif.

En outre, l’envahissement de l’espace par l’agencement de l’image, des couleurs, de la typographie, montre que l’enjeu publicitaire n’est pas simplement argumentatif. L’énonciation même n’est pas à l’abri de ce jeu qui débouche sur un travail de reconstitution cognitive : énonciateur et co-énociateur donnent à voir des identités multiples et superposées. Face au dialogisme et à la polyphonie, à la « délégation de parole » pour reprendre les termes de Joseph Courtes, à la superposition des identités des locuteurs et des allocutaires, il revient au destinataire de faire le tri entre actants et énonciateurs pour mieux s’identifier et s’adapter au rôle et à la posture qui lui sont assignés par le message publicitaire. En effet, les actant sont désignés par des indices personnels, que ce soit sous la forme de déictiques ou d’anaphoriques qui reprennent un élément du contexte, entretenant toujours cette même ambiguïté constitutive de l’énoncé qui suscite beaucoup plus d’attention de part des destinataires potentiels.

Nous soutenons que les énoncés publicitaires s’activement doublement au contact de l’effort réceptif / interprétatif. Ils sont perçus dans leur totalité comme une entité qui

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vaut par la somme des associations réalisées entre les composantes de l’axe syntagmatique. Ils sont, par là-même, perçus dans leur singularité. Toutefois, ainsi que nous l’avons vu avec la théorie des « possibles argumentatifs » d’Olga Galatanu, rien n’empêche un mot quelconque de résonner dans l’esprit du destinataire plus que l’ensemble et d’insuffler à celui-ci des pensées, des sensations, des rêveries sinon une réflexion, surtout lorsque le mot est mis en exergue par des moyens à la fois oculaires, scripturaux, linguistiques et rhétoriques. Appartenir à un ensemble homogène et plus grand n’est pas synonyme de condamnation du niveau lexical.

En somme, la communication publicitaire est irriguée par plusieurs veines : discursive, culturelle, pragmatique, rhétorique et communicationnelle. Elles sont censées exalter son efficacité – ou du moins tentent de le faire. Jacques Lendrevie et Bernard Brochand illustrent ce fait par une comparaison qu’ils font entre la publicité et l’image de l’avocat :

Sur le fond, elle plus proche de la démarche de l’avocat que celle du journaliste. Elle ne vise pas l’objectivité. Elle se fait et on la sait unilatérale et subjective. Elle cherche à influencer des attitudes ou des comportements pas seulement de transmettre les faits. Les informations que la publicité véhicule sont des moyens ou des arguments et ne sont pas des fins en soi.168

Il faudrait ajouter que la publicité est exclusivement optimiste. Dans notre monde submergé de communication, la publicité est la seule à n’annoncer que de bonnes nouvelles. Elle est résolument optimiste et se différencie, de la sorte, de la propagande, car elle se présente (ou du moins prétend le faire) à visage découvert, sans cacher sa nature ni ses intentions. L’annonceur en publicité signe du nom de sa marque et s’annonce de façon ostentatoire, assumant en cela la responsabilité de ce qui est dit et de son authenticité. Mais il convient de garder à l’esprit qu’une dimension implicite est dissoute dans tout discours publicitaire, écrit et oral ; elle est active sous forme de présupposés que chacun décrypte au contact de l’énoncé.

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