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Chapitre 3 : Un univers conceptuel

1. La réhabilitation de l’externalisme

Compte tenu du fait que les structures mentales intériorisent les structures sociales, il nous semble crucial de les intégrer à l’analyse de notre corpus publicitaire, afin de voir comment elles réagissent aux tours rhétoriques et en produisent une interprétation. Nous parlons alors de structures conceptuelles, parce que les énoncés-occurrences engagent à la fois la subjectivité du langage ainsi que son objectivité, son internalisme ainsi que son externalisme, en multipliant les stimuli de tous ordres en vue d’une activation maximale de l’appareil conceptuel récepteur.

Les contraintes énonciatives, syntaxiques, rhétoriques, visuelles et leur pouvoir suggestif et symbolique, placent le discours dans une sphère beaucoup plus socio-cognitive et psycho-socio-cognitive que simplement argumentative, au sens logique du terme. La dimension langagière œuvre, nous semble-t-il au second degré, au-delà du sens immédiat sautant aux yeux au premier abord. Il n’est que leurre parfois même, dans la mesure où il sert uniquement de garant de lucidité et d’acceptabilité de l’énoncé, ce qui veut dire qu’il n’est pas fin en soi. Il estompe par la même, les dualités ainsi que le clivage référentialisme / internalisme. Ainsi, Guy Achard-Bayle estime majeure l’importance du contexte :

82 J’entends donc saisir et analyser ces réalités conceptuelles dans le cadre d’un modèle sémantique référentialiste, évolutionniste et culturaliste. Je laisse un moment de côté le référentialisme, pour préciser tout d’abord que par évolutionniste et culturaliste, je

considère que les objets du discours sont déformés/ables, évolutifs ou adaptables, du fait qu’ils sont pris dans le champ de toutes les sortes de facteurs ou forces intra- et extratextuelles qui constituent le contexte (cf. Achard-Bayle éd. 2006), au premier rang desquels les culturelles156, qui nous permettent de sortir sinon des situations du moins des schémas égo- et alter-égocentrés (interactionnels, intersubjectifs) et de prendre en compte l’épaisseur environnementale et le poids de l’histoire […].157

En effet, les activités cognitives ne sont pas seulement déterminées par des représentations internes individuelles, mais trouvent aussi dans l’environnement immédiat, qu’il soit physique, culturel, historique, différents facteurs de stimulation. En d’autres termes, la veine externaliste se trouve réhabilitée, considérablement mis en exergue et bien élargi par rapport aux automatismes des grammaires cognitives immanentistes158. Les données cognitives, à l’instar des informations, des savoirs et des croyances, circulent librement dans l’ensemble du système cognitif et façonnent pour ainsi dire notre perception. Guy Achard-Bayle et Marie-Anne Paveau ont bien expliqué ceci en évoquant un point de vue « continuiste » affirmant que

[…] l’opposition binaire entre interne et externe doit être repensée pour permettre d’adopter une position continuiste autorisant la circulation tant des représentations, ou des conceptualisations si l’on préfère, que des matérialités entre les deux. Ensuite, il nous semble nécessaire de renoncer à l’homogénéité langagière de la langue et des productions langagières et d’admettre son hétérogénéité, c’est-à-dire l’idée que le langagier est de nature composite ou hybride.159

156 Nous soulignons.

157 Achard-Bayle, Guy, « Les réalités conceptuelles et leur ancrage matériel. Les sémantiques cognitives et la question de l’objectivisme », Corela [En ligne], HS-6 | 2007, mis en ligne le 01 novembre 2007,

http://corela.revues.org/1532 ; DOI : 10.4000/corela.1532, § 6.

158 Selon François Rastier :

Le principe d’immanence a été formulé par Hjelmslev, repris en sémantique structurale par Greimas, observé par Pottier. Rapporté au signe, il postule que sa signification lui est immanente, d’où il suit que si le signe est connu l’identification du signifiant permet celle du signifié. La stabilité du signifié est assurée par des traits définitoires (noyau sémique). Quand il est rapporté au texte, le principe d’immanence suppose que son sens fait l’objet d’une procédure d’analyse (Hjelmslev), de découverte ou de mise en évidence (Greimas), qui relève de la méthodologie, non de l’épistémologie.

Rastier, François, « Sur l’immanentisme en sémantique », Cahiers de Linguistique Française, 1994, n°15, p. 325-335, doc. en ligne, non paginé :

http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/RastierImmanentisme.html

159 Achard-Bayle, Guy, Paveau, Marie-Anne, « Réel, contexte, et cognition. Contribution à une histoire de la linguistique cognitive ». Histoire, Épistémologie, Langage, SHESL/EDP Sciences, 2012, XXIV (1), pp. 97-114, non paginé, document en ligne : https://hal-univ-paris13.archives-ouvertes.fr/hal-00773185/document

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Pourquoi nous attardons-nous sur cet aspect qui met l’accent sur ce que l’on considère comme réalité cognitive ou psychologique de l’énoncé ? Comment peut-on vérifier cette propriété qui paraît l’emporter dans le corpus publicitaire français en Tunisie ? Dans quelle mesure cette réalité peut-elle être tangible ?

Pour répondre à ces questions, nous devons passer en revue certaines particularités du corpus, qui nous ont contraint à considérer les énoncés occurrences sous cet angle. Le choix de la langue française pour s’adresser à un public qui parle l’arabe tunisien, sans pour autant exclure totalement quelques mots ou expressions arabes représente, pour nous, la clé de voûte de ce cognitivisme. Notre objectif serait donc de caractériser cette tendance à placer le langagier sous le joug du culturel ou de l’idéologique.

Le recours au français crée, selon nous, une illusion de déplacement, somme toute positive et appréciable, qui déteint à son tour sur l’essence de l’imaginaire relatif à la langue, agissant sur le message d’un côté, et sur les destinataires de l’autre. Cet imaginaire n’est que la quintessence de l’ailleurs occidental tel qu’il est culturellement perçu, de manière holiste, en Tunisie, et ce grâce notamment au choix que permet le code switching, cher aux Tunisiens. Il suffit par conséquent de faire appel à la langue française pour se doter d’une rigueur utile dans un échange qui se veut sérieux afin de valoriser un produit. Nicole Delbecque se compte au nombre des linguistes qui estiment que la langue est davantage qu’un outil de communication, parce qu’elle reflète une perception du monde spécifique. Ainsi affirme-t-elle :

La langue n’est pas simplement un outil de communication, elle reflète aussi la perception du monde ayant cours dans une communauté culturelle donnée. Cet univers conceptuel comporte bien plus de notions, ou de catégories conceptuelles que celles que nous retrouvons dans la langue. Les concepts langagiers nous permettent non seulement de communiquer, mais ils nous amènent aussi à voir les choses et le monde d’une certaine façon.160

Le fait de reléguer l’arabe tunisien au statut d’adjuvant, de comparse en quelque sorte, lors de la mise en scène publicitaire, n’est pas anodin ; en effet, par sa présence minuscule et inférieure, il met en évidence l’hégémonie du français dans l’esprit des locuteurs tunisiens et dans la culture ambiante. Mais faut-il voir dans cette hégémonie la métaphore de ce rapport politique Occident / Orient qui fait que le premier est le modèle à suivre ?

160 Delbecque, Nicole, Comprendre comment fonctionne le langage, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002, p. 15-16.

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Un destinataire idéal sera donc celui qui qui ratifie ce rapport et lit l’énoncé en question culturellement à travers le prisme de ce rapport hégémonique canalisé par la langue ?