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Chapitre 6 : Le discours publicitaire : rhétorique d’une énonciation

1. Personnes et énonciation

Sur le plan énonciatif, nous avons remarqué que les déictiques, d’ordinaire voués à la désignation plus ou moins directe des protagonistes de l’énonciation ainsi qu’à la désignation du cadre spatiotemporel, se chargent d’un contenu nouveau qui brouille la référence et la fragilise. Cette volatilité référentielle du message publicitaire contribue à fragiliser le sens pour le rendre à la fois plus accessible et pluriel. Anna Jaubert considère en ces termes le travail d’interprétation :

Interpréter des textes ou du discours ordinaire, c’est donc prendre leur mesure comme un espace de réalisation du sujet qui commence avec la mise en place du cadre énonciatif, se poursuit avec spécification illocutoire, et s’achève dans le contexte, autrement dit, dans la marge du discours illustrant une osmose permanente entre le linguistique et l’extralinguistique, le conventionnel et le conversationnel.304

Il est particulièrement notoire dans l’analyse de l’argumentation publicitaire d’Adam et Bonhomme, que l’acte publicitaire comporte plusieurs actants et fait preuve d’une superposition pragmatique de trois niveaux. L’« enfumage » va de pair avec la stratégie de l’implication. Il en est sa métaphore et elle est, pour lui, une parfaite illustration. Adam et Bonhomme démontent l’acte publicitaire comme suit :

Le circuit – englobant – économique de la production /vente, circuit orienté sur le faire, correspond au fabricant /promoteur/prestataire et à l’acheteur/consommateur : Le circuit englobé-interlocutif de l’info-persuasion publicitaire, circuit centré sur le Dire, correspond à l’annonceur/graphiste et au 1ecteur. À l’intérieur de ce circuit interlocutif vient s’intégrer, a, des degrés divers, un troisième niveau d’ordre figuratif axé sur une spectacularisation qui abandonne la modalité du réel pour celle du simulacre (ou du

182 Jouer qui met en scène divers représentants actants des deux premiers niveaux, sous forme de personnages inscrits dans le texte et ou dans l’image.305

Le travail interprétatif ne sera pas aisé. Il ne sera ni la somme de ces plans, ni de la capacité à bien réussir bien cette opération de démontage, étant donné que la publicité se place d’entrée de jeu sous le signe de la diglossie et donc d’une double généalogie qui reconfigure fond et forme. Comment ce dédoublement définitoire pourrait-il affecter le sens ? Comment le rapport de diglossie pourrait-il influencer le statut des protagonistes de l’énonciation ? quel rôle énonciatif pour le français en publicité et dans quelle mesure ceci pourrait- il rompre une interprétation « saine » de la publicité ? Nous proposons pour répondre à ces questions d’examiner le corpus.

Nous remarquons, en nous référant à notre corpus, que le locuteur se procure une telle position qui justifie son énonciation et lui donne toute son envergure et le poids nécessaire pour pareille entreprise. Il s’octroie d’emblée le privilège d’inaugurer l’échange. En second lieu, il lui revient de choisir la thématique qui équivaut ici à l’objet de la publicité. Il s’offre en troisième lieu le privilège d’expliquer ladite thématique, en présentant et le produit et ses qualités en sa qualité de seul connaisseur et de détenteur de la vérité, de toute la vérité.

Le choix du français n’est pas pour rien dans toute cette stratégie, dans la mesure où il valide la démarche et dote l’énonciateur de toute la légitimité et la stature requises pour énoncer. Il lui revient aussi en conséquence de décider du degré de proximité avec l’allocutaire, à travers le choix du pronom convenable à chaque échange. Dans les deux cas, la question de proximité et de l’éloignement n’est que rhétorique, dans la mesure où elle sert juste à réconforter le récepteur, dans la dépendance totale de la source énonciatrice. Cette dépendance est entérinée par l’incapacité de riposter. La seule réponse permise et possible est l’acte d’achat. Il revient, par la même, au locuteur de choisir la modalité du dire qui varie entre le conseil et l’ordre passant par la voix « off » mystérieuse qui donne plus de poids à ce qui est dit.

Entre le « vous » majoritaire dans le corpus et le « tu » moins fréquent, et l’effacement de l’interlocuteur, le locuteur laisse au récepteur le soin de s’accommoder

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des injonctions et conseils et de tirer les conséquences de cette dépendance. Le français, compte tenu de son statut officiel en Tunisie, est associé, depuis toujours, à l’éducation et au savoir. De plus, son statut psychologique, œuvrant essentiellement du côté de la réception en publicité, augmente la crédibilité de l’échange ainsi que celle de la source énonciatrice et tend rendre plus effective la dépendance du récepteur. Ainsi, nous voyons que c’est grâce à la « place » qu’il occupe dans la situation de communication qu’il se permet, par exemple, de jouer avec le langage pour séduire les cibles. Il se permet des associations insolites, au sein du même énoncé entre arabe tunisien et français. Les anglicismes, quoique rares, témoignent de l’hégémonie de l’énonciateur.

Examinons cet exemple où, à deux reprises, l’énoncé est syntaxiquement binaire. Il est composé de mots de l’arabe tunisien et du français (Volkswagen ب دّي ع) qui veut dire littéralement (Fêtez L’Aid (fête religieuse) avec Volkswagen). Le verbe de l’énoncé étant en arabe tunisien, son sujet (t) est omis. Le complément est Volkswagen, construit avec la préposition (ب) que nous avons traduite (avec).

La marge de manœuvre du destinataire est réduite presque à néant. Il est mis en position de complice, à sens unique, du moment qu’il est privé du droit de réponse. Il est tout simplement appelé à partager la vision du monde que propose le publicitaire ainsi que le jugement que celui-ci porte sur la cible, le monde et le produit. Il est également un témoin de l’acte d’énonciation, voire un de ses piliers qui le légitime en tant que tel. Son absence nuirait à l’échange dans la mesure où la publicité semblerait vague et sans attache,

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baignant dans l’indécision et l’imprécision. Mais, sachant que c’est un échange indirect et différé, non instantané, le récepteur s’efforcerait d’authentifier l’échange. C’est pourquoi nous le qualifions de co-énonciateur appelé à combler le vide par ses vertus d’accommodation.

Autre exemple : il s’agit d’un nouveau service offert par un opérateur téléphonique qui consiste en une réduction à l’occasion du pèlerinage à La Mecque.

Tout se passe comme si la cible, ce sur quoi porte l’acte d’énonciation, équivalait à une personne en position de troisième protagoniste de la scène publicitaire. C’est par l’intermédiaire de cette cible que l’acte d’énonciation publicitaire met en cause des visions du monde, pour justifier un recours à des changements. Le changement est déjà en place via le recours au français pour faire de la publicité à l’occasion du pèlerinage, où l’identité et ce qui l’alimente sont fortement présents. Charaudeau définit ce rapport comme « une relation du locuteur à l’autre-tiers ».306

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L’existence d’un tiers dont dépend le processus interprétatif tend à estomper l’aspect artificiel et différé de l’échange pouvant nuire au sérieux de la publicité. L’authentification énonciative par la désignation de ce tiers théorique est la pierre angulaire d’une interlocution effective. Le « je » énonciateur se trouve en relation avec un autre, dans un rapport d’altérité intersubjective qui légitime le locuteur en tant que tel, la légitimité de la prise de parole, et le confirme dans sa posture de connaisseur. À savoir que cette posture est à l’origine du sérieux publicitaire. L’autre peut être un « tu, vous » et/ou un « il » que définit le cadre communicationnel et les modalités du discours. Ce qui compte aux yeux de Mathieu la Valette, qui vulgarise la psychomécanique de Guillaume, c’est cette construction du monde :

Évidemment, tous nos échanges, loin s’en faut, n’ont pas pour objet notre rapport à l’univers. Mais si l’on comprend univers dans un sens extrêmement large idéalement et plus étroit physiquement, cette opposition gagne en signification. En effet, si la langue et l’univers physique sont isomorphes, le discours concrétisé dans la relation homme /homme n’a pas pour objet l’univers mais la construction, le façonnage de l’univers idéel qu’est la langue. C’est d’ailleurs ce qui ressort lorsque Guillaume précise quelque temps après : « De quoi l’homme parle-t-il à l’homme, sinon de son rapport à l’univers, de la vue que lui apportent ses yeux de pensant, des yeux de l’esprit, de cet univers qui le retient en lui et de l’expérience qu’il a de sa présence en lui ? ». Ainsi, selon nous, et à la lumière de ces propositions, le projet de la communication n’est pas l’information mais la construction du monde des signes et son incessante reconstruction.307

Compte tenu de cette idée fondamentale de la construction d’un monde comme objectif premier de toute activité langagière, nous tenterons de décrire les mécanismes énonciatifs ainsi que les valeurs modales pouvant aménager autant leur positionnement locutif que les rôles que tiennent les actants de la publicité.

Notre réflexion s’intéressera à deux aspects : le premier étant l’espace situationnel de la communication, par conséquent la détermination des statuts, des places locatives et des rôles des différents acteurs de l’acte de langage publicitaire ; le second correspondra à l’espace discursif de l’énonciation où le sujet parlant n’hésite pas à jouer des modalités du discours et de la deixis (pronoms personnels, déictiques, anaphoriques...) pour interpeler son destinataire-cible et produire un certain effet. Cette approche permettra d’explorer les différents espaces ou circuits où circulent les discours tout en mettant en

307 Valette, Mathieu, « Énonciation et cognition : deux termes in absentia pour des notions omniprésentes dans l’œuvre de Guillaume », Le Français Moderne, CILF (conseil international de la langue française), 2003, LXXXI/2003 (1), p. 6-25, halshs-00150122.

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valeur l’existence d’un « tiers », cible de toute énonciation publicitaire. L’énonciateur varie ses stratégies énonciatives pour mettre en place et animer une situation de communication spécifique, à des fins spécifiques. Charaudeau met en lumière une situation dont le but est de mettre en avant l’objectivité de l’énonciateur et par définition celle de ses propos et de la publicité. Il résume comme suit la situation :

Le sujet parlant s’efface de son acte d’enonciation, et, n’implique pas l’interlocuteur. Il temoigne de la facon dont les discours du monde (le tiers) s’imposent a lui. Il en resulte une enonciation apparemment objective (au sens de "deliee de subjectivite du locuteur’) qui laisse apparaitre sur la scene de l’acte de communication des Propos et des Textes qui n’appartiennent pas au sujet parlant (point de vue externe).308

Exemples :

« Sphère informatique » Une autre solution arrive

Sphère informatique

La solution

Com D’A Q

Un autre choix de référence.

Le jeu consiste à ce que le publicitaire mette en scène un personnage qui devient à son tour locuteur-énonciateur. II s’agit d’un énonciateur-personnage dont la généalogie est double. À l’origine, il était récepteur témoignant de la qualité du produit. L’autorité de l’expérience est bien mise en relief pour cristalliser l’objectivité. Il en résulte qu’il faudrait, s’agissant du récepteur, intégrer tout cela et interpréter la publicité en fonction de cette double généalogie, ainsi qu’en fonction de la superposition pragmatique d’éléments non nécessairement linguistiques. Par exemple, la publicité suivante et particulièrement le mot « Força », très bien choisi ainsi que très bien mis en relief dans la

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publicité, ne peut être lu qu’en fonction de l’ensemble, entre autres les éléments iconiques qui facilitent le travail d’assemblage des unités effritées du sens.

« Força » n’est pas un mot français mais il l’est par la graphie latine ainsi que par la forte ressemblance homonymique avec le mot « force ». C’est en réalité un mot de l’arabe tunisien qui veut dire « occasion », mais il n’est pas exclusivement tunisien, dans la mesure où il laisse entendre « force » et « forza », la très célèbre formule dans la bouche du grand public du football tunisien, importée de son homologue italien et qui veut dire presque la même chose. Le mot mis en bulle de conversation renforce l’interprétation footballistique. Le sens demeure suspendu malgré toutes les intégrations. L’essentiel est de retenir le mot et de le bien retenir. Peu importe l’énonciateur inconnu qui s’octroie la légitimité de poser la question à tout le monde. La chasse au sens et au produit est lancée

Le publicitaire n’hésite pas à manipuler l’ensemble des paramètres énonciatifs en les intégrant dans un enchaînement discursif mettant en jeu autant le contexte que les valeurs sociales distillées par la publicité. Ce constat nous amène à étudier les procédés énonciatifs et discursifs qui s’inscrivent dans le mécanisme d’énonciation.

L’instabilité du sens, voire tout son génie, seraient le résultat de la position du sujet s’octroyant la prérogative d’ouvrir l’échange et s’exprimant en français, ce qui le distingue en tant que meneur du jeu. Cette instabilité dépend de la position de l’interlocuteur, théoriquement identifiée et pratiquement extensible à tout récepteur tenté par le rêve occidental qui se concentre psychologiquement et mentalement dans l’identification du

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« tu » récepteur ordinaire avec le « tu » récepteur idéal, via une interprétation « tunisienne » d’un message « en français ». Ceci nous permettra de vérifier dans quelle mesure l’instabilité rhétorique du sens est tributaire de la position du sujet et de l’interlocuteur considérés sous la lumière du français. Nous serons, en conséquence, en mesure de voir comment les positions respectives du locuteur et de l’allocutaire participent de cette instabilité rhétorique du sens, notamment par son potentiel référentiel extensible. Nous essaierons donc d’articuler ce qui suit sur l’axe de l’énonciation ainsi que sur l’axe des modalités discursives. Comment l’organisation énonciative plurielle pourrait-elle modeler cette instabilité ? Comment cette pluralité simule-t-elle l’objectivité ?