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Chapitre 4 : Présentation du corpus

4. La fuite du sens : inadéquation et hétérogénéités interprétatives

4.1. Rhétorique de l’instabilité sémantique

Partant de l’hypothèse que l’instabilité sémantique est le signe d’une divergence entre le message produit et le message reconstruit, nous présenterons certains concepts linguistiques que nous jugeons fondamentaux pour le traitement d’un tel phénomène linguistique.

Une première mise au point théorique permettra de définir les premiers axes de la recherche que nous estimons nécessaires pour l’étude de la pluralité du sens et de son caractère mercuriel, en publicité. Ce caractère est dû à une sorte de superposition de vecteurs à forte charge significative ou allusive, à fort pouvoir connotatif tels que l’image, la mise en page, le recours au français, la forme de l’écriture, le mariage des langues et des couleurs, la captation de certains genres telle que la forme proverbiale etc. Nous devons démontrer qu’il existe souvent une pluralité de sens liée à une seule forme.

Nous allons démontrer que ces sens ne paraissent pas totalement disjoints, car ils se trouvent souvent unis par un tel ou tel rapport. Fuchs identifie la question en termes d’« ambiguïté ». Pour cette linguiste, « est dite ambiguë, une expression de la langue qui possède plusieurs significations distinctes et qui, à ce titre, peut être comprise de plusieurs façons différentes par un récepteur ».273 Ainsi, l’ambiguïté pourrait être un concept pertinent pour le traitement de la question de l’hétérogénéité et de la fuite du sens. En effet, l’ambiguïté est omniprésente dans les interactions humaines. Mais comment peut-on la repérer ou l’éviter ?

La définition de Fuchs est nécessaire mais non suffisante, pour résoudre la problématique de la fuite du sens. En effet, on ne peut restreindre ce phénomène a celui de l’ambiguïté puisque, pour cet auteur, toute forme de surdétermination de sens (lapsus, mot-valise, surimposition d’un sens implicite) ou de sous-détermination de sens (non-dit, sens indéterminable, flou, usage approximatif), et les phénomènes relevant du discours ne peuvent pas être simplement décrits en termes d’« ambiguïté ».

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À titre d’exemple, pour Fuchs, « polysémique » n’est pas synonyme d’« ambigu ». L’auteur définit strictement l’ambiguïté comme « une alternative entre plusieurs significations mutuellement exclusives associées à une même forme au sein de la langue »274. Or, dans de nombreux cas de polysémie, des significations souvent apparentées s’additionnent, au lieu de s’exclure. Ces cas participent de ce que Fuchs appelle « plurivocité sans ambiguïté ». En effet, dans certains contextes, l’interprétation d’un signe ou d’une construction polysémique peut rester soit indéterminée soit cumuler plusieurs significations même incompatibles. Tel est le cas, par exemple, des expressions métaphoriques ou figurées.

Nous optons donc pour l’expression « instabilité de sens » ou encore « fuite du sens » que nous considérons plus générique pour référer à ce genre de situation. D’autant plus que l’ouvrage de Fuchs (1996) n’aborde pratiquement pas la question de l’équivocité des figures du discours.

Nous verrons, dans le cas qui nous concerne, que ces figures, telle la métaphore, sont souvent la source majeure de la déstabilisation du sens et des hétérogénéités interprétatives dans le cadre publicitaire dans la mesure où elle induit une sorte de déplacement ou de superposition de sens et d’univers de référence.

Le choix de la notion de l’instabilité de sens et de sa fuite se justifie, également, par le fait que les ambiguïtés n’ont pas toutes le même statut. En effet, certaines peuvent être levées par le contexte, d’autres peuvent persister. Et comme nous l’avons précédemment expliqué, la publicité s’investit dans l’équivoque pour engager au maximum la « compétence » interprétative du récepteur et maximiser, ce faisant, son implication.

Tel est le cas de certains exemples tel que « Demain vous me verrez sans mousse ». L’objet de la publicité lui-même reste flou et méconnu. L’image qui accompagne la publicité amplifie davantage ce flou et engage, décidément, l’interprétation sur de fausses pistes. Il est indispensable donc de se référer à d’autres éléments de la publicité, telle la signature pour repérer l’objet. Les objets avec ou sans mousse sont multiples dans notre quotidien. Mousse de café, ou bien la mousse de la bière. Le contexte n’élimine pas toujours certaines interprétations.

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Dans ce type de situation de communication, il n’y a, après tout, pas d’impossibilité ni théorique, ni physique d’ailleurs à ce qu’on trouve un café ou une bière sans mousse, ni même un bout de terre de jardin sans mousse. De ce fait, l’équivoque (au niveau de la communication) peut persister quand le filtrage contextuel laisse passer plusieurs interprétations plausibles parmi celles générées par l’ambiguïté (linguistique).

Il faut dès lors distinguer « sous-détermination » du sens et « ambiguïté », que cette sous-détermination soit due au non-dit, à la portée générique du terme ou au flou. Pour Fuchs, «la surdétermination du sens n’est plus l’ambiguïté »275, en effet, ce cas de figure invite le récepteur à faire un choix. Mais, dans le cas de « cumul de sens », par exemple, le récepteur doit « superposer les deux significations ». Ainsi, pour les jeux de mots, Fuchs explicite l’ambiguïté en termes d’« univocité dédoublée»276 . Elle assimile le phénomène au « célèbre portrait qui peut être perçu comme représentant une jeune fille ou une vieille femme ».277

Par ailleurs, les travaux de Fuchs (cf. 1996) permettent de classer les ambiguïtés en morphologiques et lexicales, syntaxiques et /ou « prédicatives », sémantiques et pragmatiques. Dans son ouvrage, Fuchs distingue l’« ambiguïté syntaxique dite syntagmatique »278 de l’ambiguïté « prédicative », relative à « la structuration de la phrase en propositions sous-jacentes ».279 Quant aux « ambiguïtés pragmatiques », elles désignent, pour cette linguiste, celles qui ont trait « au calcul des valeurs référentielles et

275 Fuchs, Catherine, op. cit., 1996, p. 18.

276 Fuchs, op cit., 1996, p. 18.

277 Ibid., p. 23.

278 Ibid., p. 24.

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interlocutives à partir des paramètres (idéalisés) que sont les coordonnées énonciatives»280. Pour les définir, Fuchs recourt à la métaphore de l’« ancrage référentiel » afin de soulever la problématique de la coréférence. Citons à ce propos l’« ancrage» référentiel des actants et « l’ancrage référentiel des procès », tel que l’illustre, entre autres, le fameux exemple de « X buvait ».

À la suite de cette première mise au point sur le phénomène de 1’ambiguïté, nous pouvons dire que la notion de la fuite de sens englobe toute forme de pluralité de sens due aux ambiguïtés morphologiques et lexicales de type (exp. « le vol du »), syntaxiques (exp. « la petite porte le voile ») prédicatives (exp. Le poulet était prêt à manger », « la méfiance du dictateur ») ; sémantiques (exp. « L’alcool brule » ) et enfin pragmatiques (exp « les élections auront lieu dans cinq mois »).

En outre, nous considérons que toute forme d’ambiguïté peut systématiquement se transformer en une ambiguïté sémantique, puisqu’il est question de la relation sémantique entre les différents éléments d’une phrase ou d’un énoncé.

Partant de ces préalables, nous allons tenter de montrer que ce que nous qualifions d’hétérogénéité interprétative est un problème lié au système de la langue et à son actualisation par le discours, autant aux niveaux linguistiques (morpho-lexical, syntaxique, et prédicatif) qu’au niveau pragmatique relatif à la production, à la réception et à la reconstruction du message.

Nous avons relevé, dans le cadre publicitaire, des textes et des slogans où la signification est souvent multiple. Nous avons rencontré des cas où il est difficile de donner une reformulation unique du message. Fuchs décrit ce fait comme suit :

la signification est difficile à fixer à l’aide d’un métalangage, aussi bien qu’à reproduire en langue naturelle, car toute représentation comme toute reformulation (si proche soit-elle de l’expression de départ) déplace toujours même insensiblement la signification ; c’est une donnée de fait, qui doit être prise en compte en tant que telle, que la signification glisse dans le mouvement de l’interprétation que dans celui de la reformulation »281.

Toute tentative de reconstruction du sens par le récepteur peut modifier le sens visé par le locuteur. Ce sens dévie dans une trajectoire de fuite sous l’impact des modalisateurs

280 Ibid., p. 125.

281 Fuchs Catherine, « Hétérogénéité interprétative «, in Parret, Herman, Le sens et ses hétérogénéités, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 109.

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multiples. Nous montrerons que, dans le discours publicitaire, le contexte du message peut jouer un rôle déterminant dans l’interprétation. Ainsi,1’hétérogénéité interprétative pourrait être une alternative entre plusieurs sens exclusifs. C’est le cas lorsque le récepteur ne réussit pas à parvenir à « une univocité construite »282, c’est-à-dire une « stabilisation du mouvement de l’interprétation en une zone unique du champ sémantique »283

Le récepteur peut se trouver face à diverses significations qui constituent autant de solutions interprétatives disjointes sans rapport entre elles et s’excluant mutuellement. II peut hésiter entre plusieurs cas de figures interprétatifs.

Fuchs définit le premier cas de figures en termes d’« alternative »284. C’est le cas où les différents sens d’un constituant ambigu sont mutuellement exclusifs. Si c’est le sens A, ce n’est pas le sens B. Par conséquent, l’interprétation et la compréhension du message reposent sur un choix. Les différents sens donnent lieu à des représentations métalinguistiques distinctes ; citons à titre d’exemple les cas d’homonymie (SON / SON) ou de polysémie. Le récepteur peut également rencontrer des cas de « neutralisation »285 de « surdétermination ».286 Les phénomènes relevant de la surdétermination du sens sont l’implicite et le cumul de sens.

L’implicite, qui surimpose un sens illocutoire a un sens locutoire, recouvre la présupposition (« elle a perdu sa bague de fiançailles implique « elle est fiancée ») et le sous-entendu (« il fait froid » induit la requête « prière d’allumer le radiateur »). Enfin, il peut affronter un cas d’« indétermination »287 où l’interprétation est difficile à fixer vue la forte ressemblance des sens A et B. Ces différents cas de figure interprétatifs illustrent l’hésitation entre l’unique sémantisme de base associé à un discours et la pluralité des sens qu’il pourrait produire. L’hétérogénéité interprétative peut donc être définie comme une évolution du sens qui se produit lors de l’interprétation d’un message.

282 Ibid., p. 108.

283 Ibid., p. 108.

284 « Dans le cas d’alternative, le contexte induit la construction de plusieurs significations mutuellement exclusives correspondant à des solutions référentielles distinctes et a des valeurs de vérité indépendantes, sinon différentes «, ibid., p. 112.

285 Fuchs, Catherine, op. cit., 1991, p. 113.

286 « Au lieu de se neutraliser, il arrive que dans certains contextes, les valeurs A et B se composent. «, ibid., p. 114.

287 C’est le cas de figure ou l’interprétation « aboutit à construire une signification globale univoque mais excessivement pauvre, située en-deçà de la distinction possible entre A et B. «, ibid., p. 115.

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Chambreuil affirme, dans ce sens, que « la plupart des évolutions sémantiques se produisent sans que les promoteurs du chargement du sens aient le sentiment d’un usage déviant »288. Il rapporte cette « inconscience » a un écart entre ce qu’il appelle la « signification du locuteur » et la « signification du récepteur ». C’est ce qui provoque cette dissymétrie entre le sens que l’annonceur entendait transmettre à sa cible et ce que cette dernière comprend. Cette inadéquation entre le sens produit et le sens reconstruit laisse supposer – dans le cas qui nous concerne – qu’il y a une sorte d’« altération de sens » qui se produit lors de la réception et du décodage des messages publicitaires. Nous pouvons même stipuler que le processus interprétatif modifie le sens en fonction de ces différents cas de figures interprétatifs (alternative, neutralisation, surdétermination et indétermination).

À chaque cas de figure correspond un sens différent qui se multiplie en fonction du nombre des récepteurs. Le sens initial se voit transformé et se perd en fonction des choix des récepteurs, voire de leurs fantasmes. En revanche, nous avons remarqué que cette altération et cette fuite de sens ne sont pas seulement relevées en langue. Si le contexte linguistique est déficient, c’est-à-dire incapable d’exclure une pluralité de sens, le discours tenu peut être l’objet d’une hétérogénéité interprétative. C’est ce type de cas que nous désignons, dans la présente recherche, par l’« ambiguïté discursive ou pragmatique».

Quoi qu’il en soit, les reformulations d’un même message publicitaire par divers sujets peuvent varier en fonction de la manière dont ce dernier serait perçu, restitué et placé. Nous aurons donné à nous intéresser au phénomène du glissement ou du déplacement du sens. Comment se produit ce glissement de sens et qu’est ce qui crée cette multitude de sens et cette hétérogénéité interprétative qui s’actualisent à la réception d’un message ?

Pour mieux cerner cette problématique, nous nous proposons de reconstruire les principaux parcours interprétatifs qui permettent de passer de la production à la réception afin de mieux saisir les processus responsables de la fuite du sens. Une double approche pragmatique et cognitive s’impose. Elle semble indispensable à la résolution de ce

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problème. L’approche pragmatique de la compréhension nous permet de définir les différentes stratégies utilisées par un récepteur confronté à une pluralité de sens.

Du point de vue méthodologique, nous pouvons repérer en fonction de ces outils d’analyse les conditions de plurivocité interprétative et rendre compte du fonctionnement de la fuite du sens, en tenant compte du texte et du contexte. Nous essayerons, également, d’examiner les différentes phases relatives au traitement de la fuite du sens, dans le cadre publicitaire. L’approche cognitive gagnera à mettre en place un modèle qui permet d’analyser ce phénomène en fonction de deux étapes : « la détermination » et « le traitement ».

Nous proposerons également des illustrations qui permettent de décrire une troisième phase relative au traitement cognitif de la fuite du sens, à savoir, « la régulation ». À cet égard, nous examinons dans ce qui suit les modes de production et de reconstruction du sens dans l’espace interprétatif. Ce travail nous amènera à expliquer toute hétérogénéité interprétative par un glissement de sens qui s’opère dans l’espace interprétatif.