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Chapitre 2 : Cadre théorique : vers une approche cognitive de

5. Quête du sens et cognition : une action conjointe

Nous allons à présent examiner les positions de psychologues et linguistes que nous estimons complémentaires.

136 Gallese, Vittorio et Goldman, Alvin, op. cit., 1998, p. 493-501, p. 495.

137 Iacoboni, Marco, « Imitation, Empathy and Mirror Neurons », Annual Review of Psychology, n° 60, 2009, p. 653-670, p. 653, doi:10.1146/annurev.psych.60.110707.163604

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Nous pouvons souligner beaucoup d’affinités entre la pluridisciplinarité que nous venons d’évoquer et l’approche de Rodolphe Ghiglione et alii qui s’attardent dans leur analyse sur ce qu’ils nomment « les manœuvres auxquelles [le texte] contraint le destinataire. »139, avec une importante ouverture sur ce qu’ils considèrent comme « le résultat des opérations cognitives effectuées sur [les] données [textuelles] ».140 Rodolphe Ghiglione est le fondateur du groupe recherche sur la parole au sein du laboratoire de recherche en psychologie sociale à Paris 8. Il fut aussi l’auteur de plusieurs ouvrages de référence en psychologie sociale, en psychologie et analyse du discours.

Dans le modèle d’analyse qu’ils proposent, à savoir l’analyse propositionnelle du discours (désormais APD), Ghiglione et alii affirment que celle-ci

prend en compte à la fois les aspects de contenus liés à la cohérence référentielle, les aspect syntaxiques relevant de la cohésion textuelle et les aspect psycho-sociaux liés au contexte de l’énonciation, et leur mise en scène qui organisent un corpus sur les liens interpersonnels et sur les jeux de prise de parole en charge de l’énoncé par l’énonciateur.141

Cette analyse n’est pas suffisante en elle-même, malgré ce rapport inédit qu’elle établit entre les opérations linguistiques et énonciatives, et les aspects psycho-sociaux que nous considérons comme la pierre angulaire dans notre travail. Les trois psychologues optent parallèlement pour l’analyse propositionnelle prédicative (désormais APP), une autre technique analytique à dominante thématique, qui va de pair avec l’APD. Il s’agit d’

une description sémantique du texte basée sur la prédication et sur l’hypothèse psychologique selon laquelle la forme dominante de la représentation cognitive du langage est de nature propositionnelle. Toutefois, l’analyse prédicative propositionnelle n’a aucune visée prédicative, tout au moins en tant que technique, que ce soit au plan de la compréhension ou de la mémorisation. Cette analyse fonctionne sur la mise en évidence des propositions de forme prédicat-argument et sur leur inscription dans la base de texte, représentation hiérarchisée à partir de macro-proposition.142

Nous voici donc pris entre deux systèmes entre lesquels il reste à placer une charnière qui assurerait la jonction des deux parties et que Ghiglione et alii qualifient de « cognition harmonieuse » pour construire une « sainte trinité » : le système de la langue, le système

139 Ghiglione, Rodolphe, Kekenbosch, Christiane, Landré, Agnès, op.cit., p.14.

140 Ibid., p.14

141 Ibid., p.14

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social et le système cognitif. Cette association tripartite serait la garante de la réussite du traitement d’un texte. En effet, ils estiment que

linguistique, sociologie, psychologie tirent, chacune à leur façon la couverture à elle, et nous tentons, à travers l’analyse du discours, l’analyse de la conversation et l’analyse du contenu, de privilégier un sujet concret, porteur d’enjeux, de règles systémiques, de planifications avortées, d’essais, d’erreurs et de quelques félicités.143

On peut comprendre que sans l’alliance des domaines linguistique, discursif et cognitif, la reconstitution du sens équivaudrait au simple calcul du résultat des combinaisons syntaxiques. Elle serait alors une parfaite réflexion sur l’ossature du slogan, son architecture à la fois syntaxique, scripturale, voire oculaire. Or il convient d’y ajouter la posture énonciative et sociale du locuteur par rapport à son interlocuteur, et la capacité du premier à manipuler le second, d’où notre insistance sur la nécessité d’évoquer les processus cognitifs pur l’analyse de notre corpus. Dans cette optique, Ghiglione et alii ajoutent que

le langage utilise certaines catégories notionnelles fondamentales pour structurer et organiser la signification. Ces catégories fondamentales sont déterminées notamment par les caractéristiques du système cognitif des individus. L’idée est qu’il existe des connexions entre le système linguistique et le système cognitif.144

Nous envisageons donc de lier à présent l’analyse du discours à une dimension cognitive de la recherche du sens. On fera appel à la manière dont Olga Galatanu conçoit l’analyse du discours145, visant deux types d’objectif. Le premier concerne la volonté qui anime l’analyste de discours d’identifier la spécificité du discours étudié et de repérer des éléments récurrents d’une pratique discursive ou encore de ce que la linguiste appelle « une occurrence énonciative, envisagée dans la singularité de l’acte de parole. »146 Il peut également s’agir de vouloir formuler des hypothèses d’ordre interprétatif sur une pratique humaine ainsi qu’un comportement langagier se fondant pour ainsi dire sur les résultats obtenus. L’analyse du discours nous éclaire doublement ; elle est l’outil d’analyse d’une pratique sociale et fait voir par la même son aspect métalinguistique.

143 Ibid., p. 31

144 Ibid., p. 32

145 Galatanu, Olga, « Sémantique des ‟possibles argumentatifsˮ et axiologisation discursive », in Bouchard, Denis, Evrard, Ivan, Vocaj Elteva (éd.), Représentation du sens linguistique, Champs linguistiques, Canada, De Boeck Supérieur, 2007, p. 313-325, p. 314.

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En posant au cœur de l’analyse la langue et le sujet contextualisé, l’analyse du discours propose des choix à opérer quant à l’appréhension du sens. Francine Mazière (2005) conçoit ainsi l’action de cette discipline :

On verra comment elle délaisse la notion de signification pour la notion de valeur, comment elle promène son observatoire du mot au syntagme, du mot à la proposition, du mot au texte sans jamais vraiment lâcher le mot, puisqu’elle va jusqu’à se déclarer « dictionnaire » d’un discours, mais sans pour autant négliger les sémantiques propositionnelles et textuelles.147

Cette dualité entre les dimensions micro et macro trouve son écho dans les travaux de Ghiglione et alii, notamment dans son analyse propositionnelle du discours. Non seulement il valide l’hypothèse selon laquelle les représentations cognitives sont propositionnelles, mais il fait de la proposition148 l’unité noyau de toute analyse. Cette unité minimale dit-il, « est définie dans un extérieur du sujet et un intérieur du système de la langue. Se dotant d’abord d’une description grammaticale, donc interne au système de la langue et ensuite d’une légitimité empruntée aux travaux des cognitivistes issus des fonctionnements cognitifs du sujet psychologique. »149 Il faut préciser, dans cette optique, que pour la psychologie cognitive, le texte n’est autre qu’un ensemble de traces sonores ayant le mérite d’être observable. De ce fait, le texte n’a pas de sens en soi, comme l’affirme Bernard Lefort (2002), dans son article intitulé « Dans une histoire drôle ou est le sujet ? »150. Il postule :

mais ce texte n’a pas de sens en soi, telle est la position de Le Ny (1987)151 que le sens est toujours le résultat d’un processus de traitement de la part d’un sujet. Ainsi, derrière le texte, il y a toujours un sujet. Il y a même deux sujets au moins car le texte a été, à l’origine, produit par quelqu’un d’autre qui a mis en mots des représentations mentales selon des règles codifiées et communes à un groupe linguistique et culturel. Cet ensemble de de trace codifiées constitue le texte dont parle Le Ny.

147 Francine Mazière, L’analyse du discours, Paris, PUF, 2005, p. 25.

148 Il ne faut pas comprendre ici la proposition dans son acception grammaticale, mais comme une unité de sens. On renvoie aux travaux de Jean-Michel Adam sur la question, par exemple : « La construction textuelle de l’explication : marqueurs et portées, périodes et séquences «, in L’explication. Enjeux cognitifs et interactionnels, Hudelot, Christian, Salazar Orvig Anne & Veneziano, Edy (éds.), Peeters, Louvain, p. 23-40.

149 Ghiglione, Rodolphe, Kekenbosch, Christiane, Landré, Agnès, op.cit., p. 38.

150Lefort, Bernard, » Dans une histoire drôle, où est le sujet ? », Semen [En ligne], 14 | 2002, mis en ligne le 30 avril 2007, http://semen.revues.org/2526

151 Bernard Lefort fait référence à l’article du psychologue Jean-François Le Ny, « Problèmes de psycholinguistique », in Sémantique psychologique, Jean A. Rondal & Jean-Pierre Thibaut (éd.), Bruxelles, Pierre Mardaga, 1987, p. 13-42.

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Cette position par rapport au sens est à nuancer. Il paraît faire la place belle à un constructivisme à tout crin. Or le texte possède forcément un sens en soi, sinon il serait impossible au lecteur de le trouver. Sans noyau dur du sens, pas d’intercompréhension. Cependant, il est vrai que l’interprétation d’un texte selon les instructions référentielles qu’il contient ne peut se faire qu’à travers la lecture et l’analyse exécutées par un sujet.

D’autre part, la locution « représentations mentales » nous ramène au modèle de l’analyse cognitive du discours prônée par Ghiglione. Lefort, parlant de Ghiglione et de la psychologie sociale, considère que cette dernière voit le sens comme le résultat d’une co-construction qui engage trois types de représentation : l’une de départ, une autre de production et enfin une dernière représentation, d’arrivée ou de réception. Selon Lefort,

comprendre un texte consiste à activer des connaissances pour élaborer des représentations de ce que veut dire celui qui a produit ce texte. C’est ainsi que le sujet donne du sens. Cette représentation sémantique est différente de la structure lexico-syntaxique. Elle est, au départ, circonstancielle, construite sur le moment, susceptible d’évolution, de rectification et d’être éventuellement mémorisée à plus long terme.152

La notion de co-construction appelle celle de « contrat de communication », que Rodolphe Ghiglione fut le premier à proposer. Elle suppose, au sein de l’analyse du discours, l’existence d’un programme de traitement du sens en fonction de la relation qu’il établit entre les deux pôles de l’interlocution, la situation de l’énonciation et le contexte en général. Il lui revient de garantir, en premier lieu, une mutuelle reconnaissance par le fait de garantir sa légitimité à la communication et de définir les rôles et les espaces énonciatifs et discursifs propres aux intervenants. Cette notion est également à mettre en relation avec l’aménagement de la scène d’énonciation rendant possibles toutes les projections interprétatives du discours, tant au plan de l’encodage qu’à celui du décodage.

Cette jonction que Ghiglione a pu opérer entre plusieurs disciplines a abouti, en fin de compte, à une conception de la parole et du discours requérant une plus grande d’attention à tout ce qui est paralinguistique. Cet espace de recherche, qui s’articule autour de la notion de contrat de communication et qui va de la psychologie sociale à la sémantique et à la psychologie cognitive, repose notamment sur le partage d’un certain nombre d’outils et de concepts de l’analyse du discours et n’est, de ce fait pas véritablement homogène.

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En outre, des affinités peuvent se tisser entre cette vision de la production du sens et la théorie des « possibles argumentatifs » en analyse du discours, initiée par Olga Galatanu. Celle-ci met l’accent sur l’importance que peut présenter chaque mot du lexique dans un ensemble. L’originalité de son approche réside dans le fait qu’elle situe son approche analytique au croisement de l’analyse linguistique du discours et de la sémantique théorique. Elle affirme :

Nous situons donc L’Analyse Linguistique du Discours au croisement de L’analyse du Discours et de la Sémantique Théorique. D’une part, l’objectif de cette dernière ne peut pas être atteint en dehors d’une forme plus ou moins explicite d’analyse du discours (ne serait-ce que le discours du linguiste qui travaille à partir d’exemples construits, ou le discours définitionnel lexicographique), si l’on envisage la signification lexicale comme une construction théorique à partir de l’emploi des entités linguistiques, construction théorique qui permette de générer d’autres emplois et qui puisse être validée dans d’autres occurrences du même emploi. […] D’autre part, l’analyse du sens produit par le discours s’appuie nécessairement, comme nous l’avons mentionné plus haut, sur une démarche sémantique susceptible de rendre compte du potentiel discursif des entités linguistiques. 153

Cette position théorique met en évidence l’ouverture sémantique du discours (son potentiel discursif) grâce à sa contextualisation. La sémanticienne insiste bien sur la nécessité d’inscrire le discours dans un contexte qui permette une relation dynamique entre l’aspect lexical lui-même et l’interprétation pragmatique qu’on peut en faire :

la proposition théorique que nous aimerions illustrer ici trouve ses sources dans la recherche d’un modèle de description de la signification lexicale susceptible de rendre compte aussi bien des représentations du monde perçu et « modélisé » par la langue que du « potentiel argumentatif » des mots, potentiel que l’environnement sémantique de la phrase énoncée et/ou l’environnement pragmatique (le contexte du discours) peuvent activer, voire renforcer ou, au contraire, affaiblir, voire neutraliser ou même intervertir.154

En cela, Galatanu se reconnaît dans une double filiation :

Cette proposition sémantique que nous avons appelée ailleurs (Galatanu, 1999, 2000) « sémantique argumentative intégrée », […] s’inscrit d’une part dans la filiation de la sémantique argumentative (ANSCOMBRE, DUCROT, 1983, 1995, DUCROT, CAREL, 1999) et, d’autre part, dans celle de la recherche sur les stéréotypes linguistiques (PUTNAM,1975,1990, FRADIN,1994, KLEIBER,1999).155

153 Galatanu, Olga, « La sémantique des possibles argumentatifs et ses enjeux pour l’analyse de discours », p. 213-225, p. 214, n.d., document pdf. https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/1011551.pdf

154 Galatanu, Olga, ibid., p. 214.

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La particularité de l’approche de Galatanu réside, comme nous l’avons bien souligné, dans le fait qu’elle attribue au mot une espèce d’autorité argumentative, sémantiquement chargée, au sein de l’énoncé. Cette autorité est capable de retenir l’attention du lecteur par les associations potentielles qu’elle peut nouer dans le discours, alliant sens lexical d’un côté et pragmatique de l’autre. Lors du processus de décodage, il revient au destinataire d’effectuer les assemblages qui trouvent raison à ses yeux, en impliquant ses connaissances, voire ses fantasmes et complexes. Les allocutaires potentiels sont largement stimulés et confortés dans leur position de récepteur. Cela nous permet de formuler des hypothèses sur l’ampleur de ce que nous appelons la rhétorique éclatée du discours publicitaire, qui se fonde sur un ensemble a priori hétéroclite, mais qui possède en fait des logiques de parcours que le récepteur doit exécuter (phénomène du dispatching évoqué supra). Tout se passe comme si au niveau lexical, le mot placé dans le texte publicitaire se teintait d’une coloration pragmatique qui lui confère un fonctionnement et une connotation particuliers, plus importants que son sens premier. Cette facilité à tricoter des significations et liens tout en détricotant le sens global de l’énoncé libère le lexique en l’exhibant et en affutant son pouvoir évocateur par la contextualisation.

Dans une autre optique, on ne peut pas réduire la publicité à l’action de faire connaître ou de vanter un produit. Cette définition, nous semble-il, ne différencie pas la publicité des autres moyens dont dispose l’entreprise, tels que la promotion des ventes, les relations publiques, le sponsoring, ou même les employés commerciaux qui représentent leur entreprise et exaltent ses produits. La publicité, dans ce qu’elle a de plus spécifique, est une communication de masse partisane, malgré une prétendue neutralité, une tonalité pseudo-scientifique, bienveillante et porteuse de conseil. Dans cette perspective, elle ne peut pas être confondue avec l’information au sens strict du terme, quoique son association à l’information, par sa publication dans un journal, accroisse son sérieux et sa crédibilité. En effet, c’est une communication adaptée à l’économie de marché, sans pour autant se réduire à cette veine exclusivement mercantile, du moment qu’elle peut prendre la défense de certaines valeurs ou institutions, ou encore des causes humaines, sociales et même politiques.

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