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1.7 La population pénale

1.7.1 Statut juridique du détenu

Si « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons », pour reprendre la désormais célébrissime formule des juges de la Cour de Strasbourg dans l’affaire CAMPBELL et FELL813, force est de constater que la mise en œuvre des droits fondamentaux et des droits de l’homme demeure malaisée en ce milieu coercitif814.

Depuis 1975, il est acquis que « les exigences normales et raisonnables de la détention (…)

peuvent justifier des ingérences plus grandes à l’égard d’un détenu que d’une personne en liberté »815. Ainsi, toute personne incarcérée jouit certes des libertés individuelles, mais elle est limitée dans leur exercice. Les privations qu’elle subit ne se réduisent donc pas à la seule perte de sa liberté d’aller et venir, mais s’étendent à d’autres aspects de sa vie personnelle816. Par ailleurs, le détenu est envers l’Etat placé dans un rapport de droit spécial, synonyme de subordination, notamment817. Ce lien particulier implique en contrepartie de l’autorité étatique une responsabilité accrue à son égard818. La théorie des « limitations implicites » à l’exercice des droits de l’homme en prison, émise par l’ancienne Commission européenne et selon laquelle la privation de liberté admise à l’art. 5 par. 1 CEDH suppose tacitement la restriction d’autres droits de l’homme qu’elle consacre, est dès lors révolue819. Il revient désormais à l’administration pénitentiaire d’assurer la conformité des limitations qu’elle apporte aux droits fondamentaux des détenus avec les exigences posées par la CEDH, et non plus aux personnes incarcérées de prouver l’incompatibilité de leurs droits avec leur statut pénitentiaire820.

813

Arrêt Campbell & Fell c. Royaume-Uni du 28 juin 1984, série A, n° 80, par. 69.

814

Dans le même sens, cf. CASILE-HUGUES (1994),pp.105s.Par conséquent, la promotion et la mise en œuvre des droits de l’homme en détention font l’objet d’une doctrine très abondante. Cf. notamment, sous l’angle des instruments européens, en particulier la CEDH et/ou les textes du Conseil de l’Europe : DAGA (1992); BARTSCH

(1992); DEBOVE (1997); SPIELMANN (2000); TRECHSEL (2004a), pp. 111-120, et par une approche de droit comparé, national et conventionnel : KAISER (1990).

815

Arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A, n° 18, par. 45.

816

La jurisprudence fédérale et strasbourgeoise est abondante en la matière. Pour un aperçu, cf. COUSSIRAT- COUSTERE in PETTITI/DECAUX/IMBERT (1999), ad. art. 8 par. 2 CEDH, pp. 349-351; AUER/MALINVERNI/HOTTELIER,vol. II (2000), pp. 181-184, n°343 et MAHON in AUBERT/MAHON (2003),p. 293, n°14.

817

AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, vol. II (2000), p. 187, n°348 ; BREITENMOSER in EHRENZELLER/MASTRONARDI/SCHWEIZER/VALLENDER (2002), p. 196, n°19.

818

Pour TRECHSEL (2004a), pp. 101-102, trois types d’obligations distinctes incombent à l’Etat en vertu de cette responsabilité accrue. La première consiste à assurer les besoins élémentaires d’existence du détenu. La deuxième veut que l’assistance nécessaire lui soit octroyée pour qu’il puisse, à tout le moins en partie, jouir des droits indirectement atteints par la privation de la liberté (contacts avec l’extérieur, exercice de sa religion, etc.). La troisième vise à le protéger des "dangers" inhérents à l’emprisonnement, notamment des auto- et des hétéroagressions. Cette responsabilité ne doit cependant pas empêcher le détenu de se responsabiliser à son tour. Au contraire, la « participation active » dont il est question dans le Code pénal révisé souligne précisément qu’il aura à s’impliquer de plus en plus dans sa prise en charge. Sur l’obligation des Etats membres à la CEDH de protéger les droits de l’homme en détention, au besoin si nécessaire par des prestations positives, cf. SCHÜRMANN F. (2002), en particulier pp. 260-262.

819

MALINVERNI (1984a), p. 79; BECHLIVANOU (1992),pp.1609s;DE BECO (1995),p.328;TULKENS F. (2002a), p. 30.

820

En Suisse, l’abandon de la théorie relative aux rapports de sujétion spéciaux, développée au regard de l’ancienne jurisprudence de la Commission821, coïncide avec l’adoption de la première mouture des règles pénitentiaires européennes822. Cette théorie présupposait à tort que le principe de la légalité pouvait ne pas être rigoureusement appliqué aux individus liés par ce rapport de sujétion spécial, et donc que les atteintes à leurs droits et libertés fondamentales n’étaient pas soumises à l’exigence d’une base légale. En 1973, dans l’affaire MINELLI (I)823, le Tribunal fédéral a opéré un revirement de jurisprudence et reconnaît depuis lors que le principe de la légalité doit « régir toutes les activités de l’Etat, quelles qu’elles

soient, et s’appliquer aux personnes qui sont liées à lui par un rapport de sujétion spécial en tous cas dans la même mesure qu’au citoyen ordinaire, précisément parce qu’elles se trouvent dans un rapport de dépendance »824. Il est par conséquent admis « que le principe de

la légalité doit régir la vie des détenus dans la même mesure que celle des citoyens libres » et

qu’il incombe à l’Etat de veiller à ce qu’il en soit ainsi825.

Tout au long de l’accomplissement de sa peine, le détenu est enjoint de respecter les prescriptions régissant son quotidien en détention826. Il doit en particulier s’astreindre à un travail, observer les règles de la vie en communauté et se plier aux directives du personnel827. Il est aussi habilité désormais à prendre part à l’exécution de sa peine et à émettre des propositions en rapport avec celle-ci. Les concepts de « normalisation », de « participation active », de « contractualisation » et de « responsabilisation » présument ainsi une captivité à visage plus humain (d’où la notion d’« humanisation »). Il faut toutefois se garder de voir en ces avancées une véritable révolution, ainsi que nous le constaterons notamment par une brève analyse du consensualisme en prison. Sans rejoindre les auteurs828 qui voient en ces concepts généraux d’équivalence et en l’avènement des droits des détenus de nouvelles voies susceptibles de renforcer la légitimité du recours à la prison et de dissimuler de la sorte ses échecs, il importe de ne pas non plus se laisser anesthésier par des principes dont le sens premier remporte certes aisément notre adhésion, mais dont la concrétisation dans les faits ne peut que demeurer très imparfaite829.

821

Cf. par exemple les ATF 97 I 45 et 97 I 839.

822

Résolution (73)5 relative à l'ensemble des règles minima pour le traitement des détenus, adoptée par le Comité des Ministres le 19 janvier 1973 lors de la 277e réunion des Délégués des Ministres. Sur ces règles et leur influence sur les activités respectives des autorités suisses, fédérales et cantonales, législatives, administratives et judiciaires, cf. BOLLE (1987).

823

ATF 99 Ia 262. Jurisprudence confirmée par la suite, notamment dans les ATF 102 Ia 279 et 103 Ia 293.

824

MALINVERNI (1984 a), p. 81.

825

MALINVERNI (1984 a), p. 101.

826

De manière générale, les droits et les obligations du détenu sont mentionnés dans les législations cantonales consacrées à l’exécution des sanctions privatives de liberté (règlements sur les établissements, lois sur l’exécution des peines, etc.).

827

Sur le caractère parfois fluctuant, parfois même contradictoire, des directives internes de l’établissement et de celles de son personnel, cf. HATTEM (1991),pp. 142-144.

828

Cf. par exemple KAMINSKI (2002a); CARTUYVELS (2002).

829

FAUGERON (2002), p. 290; SNACKEN (2002). L’idée de responsabiliser le détenu, par exemple, a cela de pervers qu’elle peut avoir pour corollaire la déresponsabilisation subséquente de l’autorité préposée à sa garde. En admettant d’octroyer une plus grande marge de manœuvre au détenu, indissociable du concept de responsabilisation, le risque existe en effet que l’appareil pénitentiaire se libère simultanément de toute responsabilité face à ses échecs. Sur ce point, cf. également LEMIRE (1990), p. 179.