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1.8 Un faisceau de relations

1.8.3 Relations entre intervenants et détenus

Parce qu’elles soulignent l'ascendance des contraintes institutionnelles sur les relations interpersonnelles et révèlent avec une acuité certaine les difficultés à trouver une stabilité relationnelle en détention914, nous nous bornerons à présenter ici la situation des rapports entre les surveillants et les détenus, « deux « partenaires » obligés que tout unit et que tout

divise »915, et qui « représentent l’essence même » de la prison916. Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre des remarques qui suivent sont également transposables aux relations des détenus avec d’autres intervenants917.

Ce sont donc précisément les relations « du couple gardiens-gardés »918 qui ont jusqu’à présent été le plus étudiées, notamment dans le prolongement des recherches menées à ce

909

MBANZOULOU (2000), p. 277.

910

MBANZOULOU (2000), p. 277.

911

Socio-éducateur en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

912

Surveillant en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

913

Tel que le démontrent CHEVRY/PLANCHE (1997), p. 140, les rencontres informelles ne constituent pas un obstacle à la coopération. Bien au contraire, elles la favorisent. Il semble toutefois que l’organisation officieuse entre les différents secteurs d’activités ne permet pas à elle seule de résoudre les problèmes de cloisonnement et les difficultés d’échanges qui persistent dans certains établissements.

914

Dans le même sens, cf. CHANTRAINE (2004d), p. 202.

915

LHUILIER/VEIL (2000),p.282.

916

LEMIRE (1990), p. 59; VACHERET (2001b), p. 26.

917

A noter que nous attacherons une attention toute particulière à la relation soignant/patient-détenu, dans le cadre du chapitre consacré à la médecine pénitentiaire. Cf. infra, partie II, pt. 3.3.3.

918

sujet par SYKES919 dans une prison de haute sécurité de l’Etat du New Jersey, et CORMIER920, dans le cadre de la réalisation de son projet de communauté thérapeutique au sein d’un pénitencier de l’Etat de New York. Par l’analyse des caractéristiques des différents protocoles relationnels établis entre les détenus et les détenants, ces auteurs concluaient à l’époque que leurs rapports fonctionnaient principalement sur le mode de la réciprocité et de la négociation. Il apparaît à ce jour que cette relation se fonde encore en grande partie sur un « système de

privilèges »921 et de « dons » et de « contre-dons »922 qui représentent autant de faveurs permettant d’apaiser certaines tensions. Ainsi par exemple les surveillants gagneront en ordre et en tranquillité ce que les détenus, réciproquement, obtiendront en améliorations de leur quotidien. Ce système « d’interdépendance mutuelle »923 participe à une certaine « paix

sociale »924, bien qu’il puisse aussi, dans un même temps, mettre en péril l’organisation. Ainsi un surveillant nous explique que « l’on est quand même parfois obligé de resserrer. On

accepte une fois et ça se redit, du coup on commence à avoir six, sept ou huit demandes pour la même chose. Donc là, il faut faire gaffe. Ce n’est pas parce qu’on a accepté une fois qu’on va l’accepter deux fois »925. Certains auteurs926 qualifient ces échanges de « troc relationnel », formule que les surveillants interrogés restituent par certaines expressions

récurrentes, telles que « ça ne sert à rien d’être toujours à l’affût »927 ou encore « il faut faire

preuve de souplesse, on ne peut pas être règlement-règlement à tout prix »928. Plus concrètement, les privilèges ou faveurs se traduisent le plus souvent par une certaine « tolérance aux manquements »929 ou petites largesses qui sont autant de dérogations aux prescriptions réglementaires qui régissent le quotidien carcéral930.

Néanmoins, il est des facteurs en prison qui résistent même à la négociation. Au-delà des spécificités du milieu et du contexte de promiscuité qui pèsent sur leurs relations et entretiennent certains de leur conflits ouverts ou latents, il est un élément dont ni les détenus, ni les intervenants ne peuvent ignorer la persistance, à savoir l’absence d’un "vrai" consentement des premiers aux actes les concernant effectués par les seconds931. En effet, quand bien même le détenu ne peut être contraint d’y prêter son concours, les interventions relatives à sa personne s’articulent en-dehors de son accord932. Le détenu peut « éventuellement être demandeur, jamais décideur »933. En ce sens aussi il est définitivement placé dans un rapport de dépendance et de subordination. Aux intervenants alors de susciter dans le cadre de leurs activités respectives la participation des détenus sur une base (plus ou moins) volontaire. C’est dans ce contexte, précisément, que peut s’inscrire le concept de

919 SYKES (1958). 920 CORMIER (1975). 921 LEMIRE (1990), pp. 68-71. 922

Sur le « cycle don-contre-don », lire la fine analyse de BENGUIGUI (1997).Cf. également CHAUVENET (1998), pp. 103-106 et (2000), pp. 139s.

923

VACHERET (2002), p. 92.

924

LEMIRE (1990), p. 69; CHAUVENET (1996), p. 57; CHAUVENET (1998), p. 98.

925

Surveillant en fonction depuis plus de dix ans au moment de l’entretien.

926

LHUILIER/AYMARD (1997), p. 152.

927

Surveillant en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

928

Surveillant en fonction depuis plus de dix ans au moment de l’entretien.

929

SYR (1991), p. 81.

930

Pour une analyse particulièrement pertinente de l’articulation de ce système d’échanges en prison, qui se heurte aussi à certaines limites, cf. CHAUVENET (1996), en particulier pp. 57-68.

931 HOOD (1995b), p. 209. 932 NOUWYNCK (2001), p. 8. 933 LHUILIER (1998), p. 142.

« consensualisme imparfait »934, lequel retranscrit cette tension ancrée au cœur du principe de l’individualisation de la sanction, à savoir la « superposition de deux images contradictoires :

le détenu comme objet administratif et comme acteur de son projet de vie »935.

Le concept de consensualisme imparfait renvoie à un type de contractualisation non synallagmatique936 entre le détenu et l’administration, par lequel le premier s’engage à respecter ses "clauses" en échange de la reconnaissance éventuelle de son implication dans l’exécution de sa peine et, le cas échéant, de la prise en considération de ses efforts au moment de la prise d’une décision le concernant937. Il revient aux intervenants de rechercher l’adhésion du détenu à l’accomplissement des étapes qui jalonnent l’exécution de sa peine, et au détenu de décider de s’y conformer ou non, au risque dans ce dernier cas d’avoir éventuellement à assumer une détention plus rigoureuse. On peut alors avec LAMEYRE

qualifier son accord de « serf »938. Dans ces conditions, nous rejoignons CASORLA lorsqu’il

déclare « qu’il vaut mieux parler, à l’image du droit des assurances, du droit des transports

ou du droit de la consommation, de contrats d’adhésion ou de contrats inégalitaires plutôt que de véritable contractualisation de gré à gré (…) »939. Les entreprises en milieu carcéral procédant d’une idée de consensualisme parfait se révèlent dès lors particulièrement rares940. En conséquence, il faut admettre que les relations détenus-détenants ne se situent définitivement pas sur un pied d’égalité. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles se déclinent uniquement sur le registre de la conflictualité.

Au contraire, plusieurs études de sociologie carcérale941 soulignent la complexité des liens sociaux qui s’établissent entre les détenus et les surveillants et plusieurs d’entre elles démystifient l’idée selon laquelle les deux groupes fonctionnent en deux mondes parallèles,

934

La formule revient à PRADEL (1999),p. 146 qui qualifie également ce consensualisme de « réduit ». Sur cette tendance au consensualisme en politique criminelle et en particulier ses implications sur les modalités d’exécution de la sanction et le détenu lui-même, appelé dans ce cadre à s’impliquer et in extenso à se responsabiliser, cf. RODRIGUES (1999);VALLOTTON (1999); BOLLE (1999), pp. 199-201.

935

LHUILIER (1998), p. 142.

936

La réciprocité, la volonté et le consentement d’une des parties faisant ici défaut. CASORLA (1999), p. 176 parle de « non contractualisation par excellence ». Pour GARAPON/SALAS (2001),p.164on ne peut pas non plus « parler d’un « contrat » avec un détenu du fait de l’inégalité des places (…) mais davantage d’espaces de

contractualisation ouverts dans le temps de la peine ». Aussi faut-il préférer à la notion de contractualisation

celle d’« engagement » (p. 174).

937

Pour un exemple d’application de consensualisme imparfait, cf. WASEK (1999). Ici, le Code pénal polonais dispose que l’administration pénitentiaire peut offrir au condamné la possibilité d’accéder à un régime de détention orienté principalement vers sa réinsertion. En cas de refus, le détenu purge sa peine en régime dit « ordinaire » ou « thérapeutique », dont les aménagements sont plus austères.

938

LAMEYRE (2002),p. 74. L’auteur mène cette réflexion dans le cadre - français - des soins dits « pénalement

obligés » et s’intéresse en particulier au « suivi-socio judiciaire » imposé à la personne condamnée. Tout en

admettant que ce suivi ne répond pas à la définition juridique de la contrainte, puisque le consentement de l’intéressé est requis, il se pose la question de savoir si l’on peut « vraiment consentir librement lorsqu’un refus

de soins est synonyme d’exécution d’emprisonnement ou de maintien prolongé en détention ? ».

939

CASORLA (1999), p.181.Pour PRADEL (1999), p. 146, le consensualisme dans le cadre de l’exécution de la peine consiste en « l’acceptation pure et simple d’un bénéfice offert par les autorités pénitentiaires. Le

condamné est libre d’accepter ou de refuser un statut qui est préparé à son intention. Mais il ne peut en discuter les éléments. Bref, il adhère à la manière du citoyen qui prend un billet de chemin de fer sans pouvoir discuter le prix et l’horaire ». Nous n’admettons pas pleinement ce postulat. Nous croyons au contraire que le détenu n’est

pas aussi libre qu’il en a l’air ; que la proposition bien vite peut revêtir la robe de la contrainte et que l’administration ne lui offre pas forcément un « bénéficie ». Il n’est toutefois pas ici le lieu d’engager ce débat.

940

Sur la question, ici des contrats de soins, cf. DUFLON (2004).

941

Cf. notamment MONTANDON/CRETTAZ (1981);KAUFFMAN (1988);LOMBARDO (1989);CASADAMONT (1991); CHAUVENET/ORLIC/BENGUIGUI (1994);LHUILIER/AYMARD (1997);BOTTOMS (1999);VACHERET (2002).

rivaux et hostiles942. Une recherche en particulier transcende l’approche traditionnelle consistant à analyser cette relation en termes d’opposition, celle de ROSTAING943. Celle-ci

dégage trois autres « types d’interactions » aux côtés de la relation classique dite « conflictuelle », à savoir : la relation « normée », la relation « négociée » et la relation « personnalisée ». Préalablement, elle extrait deux figures de rapport à l’incarcération qu’elle observe chez les détenues : l’une de « refus» et l’autre de « participation» ainsi que deux attitudes des surveillantes déterminant leur rapport à leur profession, l’une « statutaire» et l’autre « missionnaire ». La typologie qui en résulte est particulièrement stimulante : la relation conflictuelle voit la détenue inscrite dans une logique de refus s’opposer à la surveillante inscrite dans une logique statutaire. La relation normée, « la plus stéréotypée,

[car] conforme aux attentes institutionnelles », se noue entre la détenue adoptant un

comportement participatif et la surveillante privilégiant une attitude statutaire. La relation négociée renvoie quant à elle à une « tractation permanente sur les statuts de chacun ». Elle inscrit la détenue plus dans une logique de refus et la surveillante plus dans une logique missionnaire. Enfin, la relation personnalisée atteste d’une « reconnaissance mutuelle ». Elle découle de la réunion d’une logique de participation chez la détenue et d’une logique missionnaire adoptée par la surveillante.

Par cette démarche, l’auteur parvient à souligner la richesse protéiforme des rapports détenues-détenantes et la place que ces relations occupent dans la recherche d’un équilibre interpersonnel en détention. Elle balaye dans un même temps certains indicateurs, peu constructifs, selon lesquels seuls des échanges sclérosés caractérisent les interactions entre ces deux groupes. Bien au contraire, sa démonstration nous conforte dans l’idée qu’il y a lieu ici d’appliquer le principe des vases communicants : en assurant une véritable reconnaissance au travail effectué par le principal interlocuteur de la population pénale, le surveillant, on attache, corrélativement, une importance particulière au respect des détenus944 et à la qualité de l’ensemble des relations interpersonnelles "incarcérées"945.

942

CHAUVENET (1996), p. 47 parle « d’homogénéité « réactionnaire » supposée ».

943

ROSTAING (1997), en particulier pp. 206-243 et (1998), p. 127. Si son analyse découle d’une recherche de terrain menée dans plusieurs établissements pour femmes, ses conclusions valent à notre sens également pour les relations nouées dans un contexte correctionnel masculin.

944

Dans le même sens, cf. GUILLONNEAU/KENSEY (1998), p. 180;SNACKEN (1999),pp. 76s; GARAPON/SALAS

(2001), p. 179;DE CONINCK (2001), p.323.

945

En ce sens également, cf. BERNHEIM J.(1979),p. 73; KROMMENACKER (1992), p.146.Il en va de même de la reconnaissance des droits des détenus, tel que le souligne notamment TULKENS F. (2003), p. 65 : en reconnaissant un statut de sujet de droits au détenu et en améliorant de ce fait ses conditions de vie en détention, on assure corrélativement les droits des membres du personnel et on améliore leurs conditions de travail en milieu carcéral.

2 SECRETS EN EXECUTION DE PEINE

PRIVATIVE DE LIBERTE

2.1 Introduction

Un certain nombre de secrets traversent l’institution carcérale. Tous les acteurs du monde pénitentiaire se trouvent dès lors tour à tour maître, détenteur, destinataire ou tiers exclu d’un secret. Par exemple, le détenu tient à garder secrète une part de son intimité, le surveillant est tenu de ne pas divulguer le nom des détenus qu’il encadre, l’assistant social se doit de demeurer discret sur les informations récoltées auprès des personnes incarcérées, tandis que le médecin et l’aumônier sont liés par le secret de leur profession respective. La figure ci-après permet de schématiser ce propos.

Institution carcérale

Tiers exclu

Tiers exclu Tiers exclu

Tiers exclu Maître (détenu) SECRET Détenteur(s)

Destinataire(s)

Dans ce chapitre, nous nous proposons précisément d’examiner ces différentes obligations de confidentialité. Nous analyserons plus spécifiquement le secret de fonction et le secret médical, puisque tous deux régissent la confidentialité des informations recueillies par les différents intervenants impliqués, à un titre ou à un autre, dans la prise en charge psycho- médico-sociale des détenus. Nous prêterons également une attention particulière à la protection des données personnelles, dès lors qu’elles sont consignées par écrit dans les dossiers des professionnels concernés.