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1.7 La population pénale

1.7.2 Une population hétérogène et fragilisée

Le milieu carcéral se caractérise par les détenus qui l’occupent. Par leurs différences d’âge, de statut civil, d’origine et de nationalité, ils représentent un groupe très hétérogène830. Dans les établissements suisses d’exécution de peines, on constate par exemple une surreprésentation de détenus étrangers831. Il en découle notamment un « choc des cultures » qui se révèle souvent difficile à gérer832. Il faut donc sans cesse composer avec les us, les coutumes, la langue et les croyances - notamment religieuses - des uns et des autres ; par exemple éviter de placer dans une même rangée des ressortissants de pays dont on anticipe de graves mésententes pour des questions d’identité nationale ou ethnique833.

Toutes les classes de la société sont représentées. Les franges les plus précaires, socialement économiquement et/ou culturellement, plus que les autres il est vrai. Il n’est en effet pas exagéré de dire de la population pénale qu’elle est en grande partie marginale, et très souvent marginalisée, à son entrée en détention, comme à sa sortie834.

Hétéroclite, le groupe des détenus l’est aussi en regard des infractions pour lesquelles ils purgent leur peine. Par exemple, les personnes reconnues coupables d’infractions contre la vie, côtoient pêle-mêle les auteurs d’infractions au patrimoine ou d’atteintes à l’intégrité sexuelle.

Enfin, des détenus en proie à des troubles psychiques835 et/ou souffrant d’addictions et de divers maux836 cohabitent dans cet espace de vie très limité et rythmé par un temps lancinant, qui contribuent à exacerber837 plus encore leurs pathologies838.

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Pour des données relatives aux caractéristiques sociodémographiques de la population carcérale en exécution de peine et en détention préventive au milieu des années nonante, cf. OFFICE FEDERAL DE LA STATISTIQUE

(1998).

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OFFICE FÉDÉRAL DE LA STATISTIQUE (2001), p. 9; FINK (2002), p. 68 et p. 71; BAECHTOLD (2005), pp. 207- 209.

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Sur les différentes manifestations de ce « choc des cultures » et les problèmes que posent, notamment en termes de sécurité, d’égalité de traitement et d’encadrement, une population majoritairement étrangère, cf. VALLOTTON (1993); TOMASEVSKI (1994);SURBER (1998), pp.87-89;BAECHTOLD (2000a); WICKER (2002).Voir également la Recommandation n° R(84)12 concernant les détenus étrangers, adoptée par le Comité des Ministres le 21 juin 1984, lors de la 374e réunion des Délégués des Ministres.

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HARDING (1997b), p. 145.

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La majorité d’entre eux sont qualifiés par les sociologues de « désaffiliés ». Cf. notamment CASTEL (1995) et CHANTRAINE (2003 ; 2004b). Ce dernier restitue notamment, par l’analyse des « trajectoires carcérales » d’un ensemble de prévenus, la vie de « galère » qu’ils ont en commun et qui les mène, en bout de course - ou plutôt, dans son prolongement - à l’incarcération.

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Rappelons en effet qu’il n’existe toujours pas en Suisse d’« établissements appropriés » précisément destinés à accueillir ce type de population, conformément à la volonté du législateur. De gros efforts ont récemment été fournis pour la construction d’un tel établissement dans la région de Payerne mais ce projet s’est heurté au refus de la population concernée de vendre le terrain. A ce propos, cf. les Rapports annuels du CONSEIL D’ETAT DU CANTON DE VAUD, 1998, p. 16 et 2000, p. 19; F. MANSOUR, Un projet de « Prison EMS » divise les Payernois, in Le Temps du 12 décembre 2002; BUREAU D’INFORMATION ET DE COMMUNICATION DE L’ETAT DE VAUD,

Payerne : mise à l’enquête de l’EMS sécurisé « La Passerelle », communiqué du 31 janvier 2003; F. MANSOUR,

Le sort d’une « prison EMS » se joue dans les urnes payernoises, in Le Temps du 16 mai 2003; B. CESA/F. MANSOUR, Payerne obtient le premier collège bicantonal mais refuse un EMS carcéral tout aussi novateur, in Le Temps du 19 mai 2003.

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Tel qu’en attestent les résultats de l’enquête suisse sur la santé de l’OFFICE FEDERAL DE LA STATISTIQUE

S’agissant précisément de la notion de « temps » en prison, plusieurs recherches confirment que les détenus assimilent la période de l’exécution de la peine à « un temps de vie suspendue,

un temps vide »839. Le temps apparaît également comme un facteur d’instabilité supplémentaire en tant que les détenus ne savent jamais quand ils seront en mesure de recouvrer la liberté surveillée840. Ils connaissent certes les périodes qui jalonnent l’exécution de leur peine - et ils les connaîtront d’autant mieux avec l’entrée en vigueur du plan d’exécution de peine - mais toutes les décisions relatives à l’aménagement de leur fin de parcours carcéral relèvent de l’appréciation d’une autorité, sur laquelle bien entendu ils ne peuvent exercer qu’une influence toute relative841.

L’espace aussi joue un rôle crucial pour la population pénale. Il n’est pas rare que ce lieu clos irrite et que sa promiscuité et ses barreaux exaspèrent842. Tous se sentent - et sont - surveillés, épiés et évalués ; et tous, inversement, se surveillent épient et évaluent à leur tour843. La claustrophobie tend alors à devenir, au sens figuré, schizophrénique ; il apparaît en tous les cas qu’elle entraîne un certain nombre de troubles psychologiques844.

Par ailleurs, si les intervenants doivent composer avec le regard parfois acéré des détenus, ces derniers sont eux aussi contraints d’assumer l’œil tour à tour inquisiteur, suspicieux ou prédicateur de chaque intervenant845.

Ces différents regards participent de l’omniscience institutionnelle et institutionnalisée. Dans ces conditions, il n’est pas rare que le détenu se dote d’un « masque »846 et adopte une position conformiste susceptible de le faire momentanément oublier des intervenants et de le garder éloigné des intrigues de ses codétenus.

Le masque en question permet en outre de contrer en partie les multiples intrusions dans sa sphère privée. Dès son entrée dans l’établissement, le détenu se voit en effet dépouillé d’une grande partie de son intimité847. Un arsenal de mesures techniques et dynamiques permet de

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« Exacerber » car un certain nombre d’entrants en prison importent de l’extérieur « les stigmates précoces

d’une vie placée sous le signe du risque subi ou délibérément encouru, davantage que sous celui de la prise en soin de soi ». Cf. BARLET (1996), p. 7.

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Aussi le milieu est-il dit « pathogène » (LEGENDRE (1989); GONIN (1991)) et « anxiogène » (GRAVIER

(1997)). Dans le même sens, cf. WEISS (1970), pp. 122-124; BOLLI (2002a), pp. 23s.

839

LHUILIER/VEIL (2000),p. 292; BARLET (1996), p. 10 et p. 13; BESOZZI (1992), p. 17 et (1998/1999) p. 50. Pour d’autres éclairages sur le « facteur temps » en détention, cf. MOTTE DIT FALISSE (2004) et, s’agissant en particulier de la difficulté des personnes condamnées à de lourdes peines à gérer « l’absence de perspective », cf. HEIMOZ (2002);SCHUMANN (2002).

840

C’est « l’incertitude institutionnalisée », expression de PETERS reprise par CHANTRAINE (2003), p. 373. Une incertitude forcément plus pesante encore pour les personnes condamnées à une mesure, dont la durée, rappelons-le, est indéterminée.

841

HERZOG-EVANS (1998c), pp. 248s.

842

Sur l’impact de cet environnement sur les détenus, cf. WENER (1989),en particulier pp. 361s.

843

Ainsi la célèbre formule de CORMIER (1975), p. 10, « when freedom is lost, everybody watches everybody ». Dans le même sens, cf. BENGUIGUI (1997), p. 6; LE CAISNE (2000), p. 85; CASADAMONT/PONCELA (2004), pp. 212s.

844

PAUCHET (1984), pp. 298s.

845

A ce propos, CASADAMONT (1986),p.135traduit littéralement l’intitulé de l’ouvrage de CORMIER (1975) en recourrant aux notions de « regardants » et de « regardés ».

846

LHUILIER/LEMISZEWSKA (2001), p. 216. LE CAISNE (2000), p. 143, parle de « faux-semblants » qui consistent à « faire croire » et « faire semblant de croire ». Dans le même sens, voir JACQUARD/AMBLARD (1993), pp. 163s; CHAUVENET (1996), p. 68.

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le surveiller en permanence. Il fait l’objet de multiples contrôles, via notamment les fouilles corporelles et de sa cellule, l’œilleton et la surveillance aux parloirs, lesquels constituent autant d’ingérences dans sa vie privée848. La cohabitation, lorsque deux ou plusieurs détenus occupent la même cellule, participe également de la difficulté à se réserver une parcelle d’intimité.

Tantôt révolté par la condamnation, tantôt amoindri par les privations, le détenu est en outre contraint de faire "bonne figure" et de dissimuler ses problèmes et ses états d’âmes. Aussi sa détresse naît également de son hésitation à révéler son identité ; identité dont il peine déjà à (re)construire la trame849. Il n’est pas rare alors qu’il s’en fabrique une, ne serait-ce que pour (sur)vivre - métaphoriquement s’entend - en ce lieu d’exclusion et se distinguer de ses pairs850.

Indépendemment de l’identité factice qu’il revêt et de la position qu’il occupe dans le milieu, le détenu souffre de toute manière de solitude851. Elle est affective, sexuelle852, sensorielle, spatio-temporelle853 et permanente.

Quand bien même une conjonction de garde-fous le protège d’éventuelles situations arbitraires, le détenu demeure un être en situation d’« infériorité »854, de « soumission »855 et de « vulnérabilité »856, tant dans son rapport à l’institution que dans sa relation à l’intervenant857. Aussi ne lui reste-t-il guère d’autres voies pour extérioriser sa souffrance que de mener des actions dirigées directement contre les intervenants, ses codétenus ou contre sa personne. Les hétéro- et autoagressions sont par conséquent souvent858 l’expression de cette « violence institutionnelle »859. S’agissant des autoagressions en particulier, plusieurs auteurs

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Sur la question des immixtions dans la vie privée des détenus de l’appareil pénitentiaire et de ses agents, cf. SCHWARTZ (1972) dont les conclusions, si elles reflètent la situation d’établissements nords américains à sécurité maximale au début des années septante, demeurent à plusieurs égards encore riches d’enseignements. Pour une analyse comparée des législations et pratiques pénitentiaires de vingt-neuf Etats européens (y compris la Suisse) sur l’intimité de la vie privée et familiale (visite familiale et conjugale, fouille corporelle, correspondance écrite et téléphonique) et l’intimité corporelle (usage des douches et des sanitaires) des personnes incarcérées, cf. HERZOG-EVANS (2000a).

849

DUFLON (2000), p. 25.

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Là aussi il est question de secret, dans sa dichotomie "taire ou dévoiler". A ce propos, lire COLIN/KLINGER

(2004) qui se penchent sur la situation de prévenus analphabètes et, notamment, sur leur hésitation à dire ou dissimuler leur illettrisme. Le dévoiler, c’est s’exposer aux quolibets, voire à l’humiliation, risquer la stigmatisation et accentuer plus encore « sa dépendance au bon vouloir des autres » (p. 53). Dans le même sens, cf. COMBESSIE (2004), p. 92. Le taire, c’est demeurer dans l’ignorance, notamment des textes de l’administration pénitentiaire, et porter un lourd handicap qui touche à tous les aspects de sa détention. Un exemple : celui de ne pas être en mesure de maintenir des contacts épistolaires avec ses proches.

851

Dans le même sens, cf. MONTANDON/CRETTAZ (1981), p. 221.

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Sur les différents enjeux liés à la sexualité en détention (reconnaissance des parloirs libres, c’est-à-dire sans dispositif de séparation, et des unités de vie familiale, prévention des maladies sexuellement transmissibles, violences sexuelles, homosexualité, isolement affectif, etc.), cf. notamment GRAVIER/LAMOTHE (1989); WELZER-LANG/MATHIEU/FAURE (1997);MORON/SUDRES/HAZANE/ARBUS (2004).

853 LHUILIER/LEMISZEWSKA (2001), pp. 67s. 854 POULALION (2004), p. 340. 855 FRANÇOIS (1981), p. 87. 856

MAURER (1999);TRECHSEL (2004a), p. 99.

857

COMBESSIE (2000), pp. 86s.

858

Tel que le relève en effet MALEMPRE (2001), p. 112, les causes du suicide, par exemple, sont « plurifactorielles ».

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FRIZE (2004), p. 55. La violence en prison revêt plusieurs formes. Elle peut être interpersonnelle et collective ; elle est de toute manière structurelle et symbolique.

démontrent en effet une « corrélation positive » entre les contraintes du milieu et la fréquence notamment des automutilations, des grèves de la faim et des suicides860.

Sans en arriver à de telles extrémités, le détenu, dépossédé d’une partie de son autonomie, fortement limité dans ses pouvoirs d’action et de décision, n’a qu’une influence très relative sur le cours des événements861. Il lui est dès lors particulièrement difficile de trouver des solutions pour faire face à son impuissance.

L’un des moyens de pallier à la fois à cet isolement et à cette impuissance consiste à se regrouper entre codétenus aux affinités similaires862. Etre admis dans une bande permet de combler le vide existentiel, de fraterniser, de renforcer un sentiment d’appartenance et/ou d’asseoir son autorité. Certaines trempent dans de petites magouilles, d’autres s’adonnent parfois à des pratiques plus strictement prohibées (trafic de cigarettes et de stupéfiants, confection d’alcool frelaté, gambling) et contribuent à l’apparition de contre-pouvoirs863 à l’administration pénitentiaire, susceptibles de déstabiliser un équilibre par définition déjà très aléatoire au sein de l’institution.