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1.8 Un faisceau de relations

1.8.1 Relations entre détenus

Le postulat selon lequel le groupe des détenus forme de toute manière une entité solidaire et soudée est erroné. Plusieurs études le confirment, généralement dans le prolongement des observations effectuées sur les différentes manifestations de la « prisonnisation ». Nous nous bornerons à restituer ici très succinctement les conclusions des recherches principales.

C’est à nouveau CLEMMER883 qui fait figure de proue. Il fut en effet l’un des premiers à s’intéresser de près à la « communauté des détenus » et à leurs relations réciproques, suivis notamment de SCHRAG884 et de ses étudiants de l’Université de Washington, à Seattle. Leur

ont succédé le désormais incontournable SYKES885, GLASER886, puisMATHIESEN887.CLEMMER

et MATHIESEN affirment que les détenus ne se considèrent pas tous appartenir à un seul et

même groupe et qu’il n’est dès lors pas forcément question d’esprit d’entraide entre eux. Nous verrons plus loin que SYKES s’est intéressé dans une commune mesure aux détenus et aux surveillants ainsi qu’à leurs relations réciproques. S’agissant du groupe des détenus, il s’interroge en particulier sur la façon (différente) dont ils vivent l’emprisonnement au regard de ce qu’il entraîne en termes de privations (perte d'autonomie, de choix, de contacts, etc.)888. Comme SCHRAG, il dégage une typologie de rôles sociaux dont se dotent les détenus, à partir de leur jargon et de l’analyse de leurs relations, de leur statut et de leur position dans le groupe. GLASER quant à lui souligne notamment que les détenus cherchent à se conformer aux

valeurs et aux prescriptions institutionnelles pour améliorer leurs conditions d’incarcération. Il leur importe en définitive plus de maintenir une apparence de cohésion groupale - et dès lors d’écarter tout élément perturbateur qui viendrait la mettre en péril - que de nouer entre eux des liens d’amitié.

LHUILIER/AYMARD (1997),pp. 228-234. En ce qui concerne le groupe des professionnels de la santé, MILLY

(2001), pp. 190ss relève qu’il existe un fossé entre l’homogénéité des discours des professionnels de la santé et l’hétérogénéité de leurs comportements effectifs. Sa typologie de quatre groupes d’acteurs (p. 194) « rend

compte de la diversité des actions et des représentations des professionnels de santé intervenant en prison ». Il

identifie ainsi les « organicistes », qui « centrent leur activité autour de l’acte technique du soin », les

« spécialistes pénitentiaires », qui « entendent faire reconnaître une forme de spécificité de l’exercice des métiers de santé en prison », les « consensuels », qui « cherchent avant tout à éviter les conflits avec les personnels pénitentiaires » et enfin les « puristes » qui « font du respect de la déontologie l’alpha et l’oméga de leur activité ». Au-delà de l’« affichage commun », il parvient à souligner de la sorte que tous posent un regard

différent sur le patient-détenu, sa prise en charge médicale, le respect des règles déontologiques, en particulier le secret médical, leur lien à l’institution et leurs interactions avec les autres membres du personnel. Ce regard modèle forcément leur activité et leur rapport au groupe dont ils ressortissent.

883 CLEMMER (1940). 884 SCHRAG (1950). 885 SYKES (1958). 886 GLASER (1964). 887

MATHIESEN (1967a), mais dans une prison préventive européenne.

888

Pour une synthèse du « modèle privatif de la sous-culture » développé par SYKES, cf. LEMIRE (1990), pp. 39- 47.

Une autre analyse intéressante, plus récente et plus proche de la réalité de nos établissements, est celle de LE CAISNE. Par une approche ethnographique, elle démontre que les personnes

incarcérées dans un établissement pour hommes889 sont souvent très promptes à se cataloguer les unes et les autres, eu égard à une échelle de valeurs qui leur est propre. Aussi les relations entre détenus reposent certes sur leurs affinités réciproques, mais peuvent aussi se construire à partir d’une série de « figures » prédéterminées, lesquelles sont définies notamment en fonction « du crime commis, de l’identité ou de la nature de la victime (en particulier, une

banque), et des liens qui l’unissent à cette dernière (connue ou non, proche ou non) »890. Cette classification d’ordre typologique induit une hiérarchie au sein même du groupe des détenus, à laquelle correspondent en grande partie les différents types de relations (d’amitié, de domination, de compagnonnage, etc.) qui les lient.

« Située au sommet de la hiérarchie », l’auteur identifie tout d’abord « la figure du

politique»891. Instruit, il est également insoumis, voire anarchiste à l’égard de toute forme d’autorité. Lui succède le « voyou ». Respecté, imposant, il se différence de ses codétenus par « l’ampleur de ses crimes »892. Le « délinquant » quant à lui s’approprie la figure du « voyou », alors qu’il ne l’est pas en raison de son jeune âge, de l’infraction commise et de son inexpérience du milieu carcéral. Il déstabilise de la sorte l’image du « voyou », l’ancien, qui consent parfois néanmoins à le prendre sous son aile. Le « braqueur » en revanche appartient à la catégorie des « voyous ». Il se différencie toutefois de ces derniers par l’acte qu’il a commis, qualifié de « propre et honnête », car le braquage « exige de l’ingéniosité et

du raisonnement »893. Aussi est-il perçu comme fort, courageux, voire même « élégant ». Plus bas dans la hiérarchie, se situe « le proxénète », puis le « stup », qui se distingue du toxicomane car il ne touche pas à la drogue. Enfin, l’image la plus dépréciée est celle du « pointeur », c’est-à-dire le délinquant sexuel, dont on dit qu’il s’est attaqué à des « innocents » et dont on dénonce la (prétendue) faible quotité de la peine894. Les « pointeurs » sont aussi perçus comme des « malades », des personnes « irrécupérables », qu’il convient absolument d’éviter895. A ces portraits dégagés par les détenus en regard des valeurs importées de la société civile, l’auteur ajoute ceux qui relèvent intrinsèquement des spécificités de la prison. Il s’agit en France des « DPS »896 et des « perpètes » 897 . Figures modelées par l’appareil pénitentiaire, la première en raison de la supposée « dangerosité » de son détenteur et la seconde en raison de la longueur de la peine infligée, elles inspirent généralement le respect des codétenus et souvent une certaine appréhension, dissimulée, des intervenants.

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Il convient de le préciser car il en va différemment dans un établissement pour femmes. Par exemple, l’identité de mère prime souvent sur toute autre figure. A ce propos, voir ROSTAING (1997), pp. 273-284; LHUILIER/LEMISZEWSKA (2001), p. 191. 890 LE CAISNE (2000), p. 96. 891 LE CAISNE (2000), p. 97. 892 LE CAISNE (2000), p. 99. 893 LE CAISNE (2000), p. 104. 894 LE CAISNE (2000), p. 108. 895 LE CAISNE (2000), p. 111. 896

« Détenus particulièrement signalés ». Le « DPS » est fiché comme tel au registre du même nom, soit par le Ministère de l’Intérieur en raison de la nature du crime commis ou de son affiliation au grand banditisme, soit par l’administration centrale de l’administration pénitentiaire en raison de son comportement particulièrement problématique en détention ((tentative d’) évasion, agression du personnel, etc.).

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Bien entendu, ces projections n’existent dans leur ensemble que par et pour les détenus et la hiérarchie qui en résulte n’est pas aussi figée et manichéenne qu’elle pourrait le laisser croire898. Il n’en demeure pas moins qu’elles constituent autant de dialectiques qui traversent toutes les relations entre détenus et se répercutent sur celles qu’ils tissent avec les intervenants. Ces derniers ont donc appris à les décoder. Elles mobilisent en particulier leur attention dès lors que des tensions surgissent dans la population pénale ou que des mouvements de contestation se font sentir. Par exemple, un soignant nous explique en cours d’entretien qu’il a déjà essayé de sensibiliser certains membres du personnel de surveillance, autour d’une discussion informelle, au fait « de la mise à l’écart sur le plan relationnel, sur le

plan global du fonctionnement d’un détenu condamné pour délit sexuel ». De même, un

surveillant détaillant son travail au contact avec les détenus dit qu’il « prêche parfois dans le

désert avec les gros durs ». De fait, ces figures concourent implicitement et indirectement à

l’organisation et à la gestion, formelle et informelle de la vie quotidienne en prison899.