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1.8 Un faisceau de relations

1.8.2 Relations entre intervenants

Les recherches menées sur les relations entre les intervenants internes à l’institution carcérale, en particulier entre les surveillants et les socio-éducateurs, entre les soignants et les surveillants, ou entre les socio-éducateurs et les soignants sont rares. A notre connaissance, il n’existe pas d’études spécifiquement consacrées aux rapports entre ces différents groupes de l’ampleur de celles qui furent publiées sur les relations entre les détenus et les surveillants. Ce n’est finalement qu’au détour de ces dernières que figure(nt) une remarque ou deux sur la teneur et/ou la qualité de leurs relations. Aussi nous contenterons-nous de relever ici certaines caractéristiques récurrentes de leurs interactions via l’analyse des propos recueillis auprès des personnes interrogées, en particulier sous l’angle de leur(s) opportunité(s) de communiquer et de leurs besoins respectifs en informations. Les propos ci-après retranscrits restituent donc les points de vue de certains de nos interlocuteurs. Ils ne constituent en aucun cas des généralités. D’emblée, il apparaît que les interactions entre les différents intervenants sont particulièrement modelées par l’organisation préconisée au sein de l’établissement. Par exemple, les relations avec un professionnel de la santé se nouent différemment selon qu’il existe un service médical permanent au sein de l’établissement, assumé notamment par du personnel infirmier, ou que les soins sont uniquement prodigués par des médecins vacataires, appelés à intervenir au sein de l’établissement seulement à des jours fixes et en cas d’urgence. Les relations entre intervenants diffèrent également sensiblement dès lors que la structure de l’établissement est plus ou moins lourde en raison de ses spécificités intrinsèques, telles que sa taille et son (ses) régime(s) d’exécution.

Il semble néanmoins que certaines relations soient plus difficiles à s’instaurer que d’autres. Les médecins font en quelque sorte ici figure d’outsider. Par un examen du discours des autres intervenants les concernant, il ressort qu’ils sont les seuls à réunir sur leur personne une quasi unanimité, comme s’il existait une sorte de clivage invisible entre le non-soignant et le soignant. Aussi ce dernier est-il irrémédiablement qualifié de « discret », voire même parfois « d’homme invisible ». Socio-éducateurs et surveillants lui reprochent de ne pas leur donner « suffisamment d’orientations », de « retours », « d’éléments pour faire correctement [leur]

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Aussi LE CAISNE (2000) parle-t-elle à plusieurs reprises de la « malléabilité » de cette classification.

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travail ». Leurs relations avec lui fonctionnent le plus souvent sur le mode informel et souvent

dans le cadre de "moments volés". Un socio-éducateur nous rapporte par exemple que « quand on se croise, je dirais que c’est là qu’on discute le plus. Ce ne sont pas vraiment des

échanges sur la façon dont on travaille, c’est plutôt sur un détenu ou juste comment vous allez, mais ça reste toujours très superficiel »900. Dans le même sens, un surveillant explique que « c’est plutôt l’occasion qui fait le larron. Quand on se voit, on discute un coup, mais de

tout et de rien généralement »901. Il existe toutefois des lieux au sein de l’établissement qui prêtent plus à l’échange et des habitudes qui suscitent le dialogue. « La fumée », nous dit par exemple un soignant, « c’est tout de même un point d’ancrage, cela oblige les gens à

s’asseoir, à rouler la cigarette, à fumer la cigarette, mais surtout à discuter. Sur les cinq-dix minutes, on discute des détenus, et de ce qui pose problèmes et autre »902. Au final, plusieurs soulignent que la qualité des relations relève avant tout de l’attitude de l’interlocuteur : « en

fait, c’est surtout une affaire de personnalités »903; « c’est une affaire d’hommes ou de

politiques, on pourrait même dire de régions »904.

Le consensus qui réunit collaborateurs du service social et membres du personnel de surveillance porte aussi sur leurs représentations qu’ils ont du soignant, à savoir en particulier celle d’une barrière infranchissable et dont ils pensent qu’elle leur est relativement hostile. Ainsi, pour un surveillant, le soignant « est vraiment difficile à aborder et de toute manière,

pour lui, on est des ferme-portes »905. Dans le même sens, un socio-éducateur nous dira « c’est le veto ; j’ai toujours l’impression qu’on va me dire "occupez-vous de ce qui vous

regarde ; là vous êtes dans un domaine médical, vous n’y connaissez rien, cela ne vous concerne pas, donc vous n’y mettez pas les pieds" »906. Les uns comme les autres vivent dès lors plus ou moins amèrement ce qu’ils perçoivent comme une sorte de rejet, lequel traduit ce que nous pensons être un léger complexe d’infériorité vis-à-vis des soignants.

Ces derniers justement ne semblent pas porter sur leurs collègues un tel regard. Ainsi il ressort de nos entretiens, en des termes voisins, que les soignants se rendent compte, s’agissant en particulier du personnel de surveillance, de « leurs difficultés au niveau du travail, de leur

employeur, leur vécu dans l’institution »907. S’ils semblent plus sereins dans l’analyse de leurs relations avec les autres intervenants, c’est selon nous en raison du fait qu’il s’avère particulièrement rare qu’ils les interpellent pour leur demander un conseil et/ou des informations sur les détenus. Ce sont le plus souvent les soignants qui se voient sollicités et il y a là une source de reconnaissance implicite et de valorisation explicite, tel que l’exprime ici l’un d’entre eux : « c’est moi qui donne l’information ; qui est une information de

fonctionnement et générale et cela se fait de manière assez directe, oralement (…) je suis plus dans une relation de guide et je donne davantage une information directive »908. Les requêtes des soignants se limitent le plus souvent à un aspect fonctionnel (par exemple, ils demandent que soit accompagné un détenu à la consultation), rarement expriment-ils un besoin de savoir. Les propos recueillis auprès des socio-éducateurs et des agents de détention attestent également que ces derniers sont très rarement sollicités par le personnel soignant ; sinon par le

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Socio-éducateur en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

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Surveillant en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

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Professionnel de la santé en fonction depuis plus de dix ans au moment de l’entretien.

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Surveillant et socio-éducateur, tous deux en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

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Professionnel de la santé en fonction depuis plus de dix ans au moment de l’entretien.

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Surveillant en fonction depuis plus de dix ans au moment de l’entretien.

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Socio-éducateur en fonction depuis moins de dix ans au moment de l’entretien.

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Professionnel de la santé en fonction depuis plus de dix ans au moment de l’entretien.

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personnel infirmier, lorsque une permanence médicale existe au sein de l’établissement. Le soignant se révèle dès lors beaucoup moins demandeur que ne le sont les autres intervenants. Par voie de conséquence, ces derniers ont beaucoup plus d’opportunités de voir leurs requêtes déçues et, implicitement, de conforter leur image du soignant à un mur auquel on se heurte. Certaines résistances ont également été décelées entre les membres du personnel de surveillance et ceux du personnel socio-éducatif. Il est intéressant de relever que les uns comme les autres invoquent plus ou moins les mêmes raisons pour expliquer les quelques tensions qui les séparent parfois, à savoir principalement la nature de leurs rôles respectifs et l’empiètement des uns sur le travail des autres. Il s’agit donc là principalement d’un « conflit

de compétence professionnel », dans la façon dont ils conçoivent leur mission respective909. Ainsi par exemple il existe un « malentendu »910 certain entre le travailleur social qui s’offusque de ce que certains surveillants ne cessent de lui demander « d’arrêter de

chouchouter les détenus »911 et le surveillant, inversement, qui peine à admettre des socio-

éducateurs « qu’ils ne se rendent pas toujours compte à qui on à affaire »912.

En tout état de cause, il apparaît que les relations en termes d’échanges entre les différents membres du personnel s’effectuent le plus souvent sur une base informelle913 et au gré des opportunités - ou des incidents - qui se présentent. Elles sont en outre étroitement liées aux caractéristiques de l’établissement et surdéterminées par la personnalité et le regard que portent les différents professionnels en place sur la peine, les détenus et leur prise en charge.