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Chapitre 1 Constructions du genre dans la planification urbaine et dans les politiques de

1.5 Statistiques et indicateurs sexospécifiques

En général, les statistiques officielles exposent abondamment la situation socioéconomique et celle du développement des habitants des villes. Ils sont également à la base de la formulation des politiques et s’avèrent essentiels à une bonne allocation des ressources publiques. Cependant, on retrouve de troublantes lacunes dans le portrait qu’ils tracent. Nous l’avons signalé, dans l’état

actuel des choses, les statistiques ne mesurent pas la vraie quote-part relative des femmes à la contribution économique des nations (PIB).

Ainsi, la collecte et la diffusion de données ventilées par sexe constitue un tout premier pas vers une planification selon une perspective de genre dans le domaine de l’urbain. Sans des portraits statistiques qui mettent de l’avant les distinctions entre les hommes et les femmes, les urbanistes et aménagistes sont obligés de travailler sur la base d’agrégations grossières qui noient les différences et, en conséquence, taisent les apports, mais aussi, les difficultés que rencontrent les femmes et les divers sous-groupes dans les domaines social, économique et politique. Comme le note Kabeer (1999 : 436), la quantification est une étape fondamentale pour permettre le passage des idées issues de la vision de genre au processus de planification. En 2001, la Women’s Environment Development Organization (WEDO) allait encore plus loin en affirmant que recueillir et diffuser de l’information sensible au genre constitue un des deux piliers pour surmonter les barrières à la participation des femmes dans la gouvernance locale23. La ventilation des données par sexe permet aussi, à l’intérieur d’un même sexe, le croisement avec d’autres variables importantes pour l’aménagement urbain comme la pauvreté, le niveau socioéconomique, le revenu, l’éducation, l’ethnie ou l’âge.

Dans la foulée de l’effort soutenu du lobby des femmes au niveau international (Fry, 1998 : 11 ; Luxton et Vosko, 1998 : 50), le besoin de « compter pour compter », parce que ce qui n’est pas chiffré n’a pas tout à fait de valeur (Buvinic, 1998), a été exprimé pour la première fois dans un forum de calibre mondial lors de la 4e Conférence mondiale sur les femmes tenue à Beijing en 1995. Lors de cette conférence, il a été établi que les femmes doivent être considérées lors de la collecte des données statistiques sur la base de leur pleine contribution à l’économie et au développement. Le Programme pour l’Habitat des Nations-Unies a lui aussi souligné la nécessité de capter, étudier et diffuser des données ventilées par sexe sur les questions urbaines (ONU, 1996b, Programme pour l'Habitat II, Chapitre III, section D, paragraphe 46, alinéa c). Ceci est vu comme un préalable essentiel à l’intégration des besoins et réalités particulières des femmes dans l’élaboration des politiques et programmes dans le domaine de l’urbain (Hedman, 1998 : 202 ;

ONU, 1996b). Quoiqu’il en soit, dans beaucoup de pays et surtout dans les pays en développement, il reste encore un long chemin à parcourir pour que ce type de chiffres soit systématiquement collecté et diffusé dans la routine des différentes agences et paliers de gouvernement, incluant le niveau local.

En fait, avant 1995 les tentatives pour systématiser les données ventilées selon le sexe afin de construire des indicateurs sensibles au genre étaient très rares dans la plupart des pays. Le Canada constitue une exception sur ce plan. En effet, depuis les années 1970, ce pays est reconnu comme un chef de file dans la mesure et l’évaluation du travail non rémunéré. La question du travail non rémunéré des femmes a été soulevée car les enjeux autour de l’évaluation du travail rémunéré et non rémunéré sont vus comme un élément clé pour comprendre l’autonomie économique des femmes et le bien-être de leur famille et de la société (Fry, 1998 : 12). Le leadership canadien s’est exprimé avec force dans la deuxième moitié des années 1990 marqué par deux faits saillants : le nouveau langage introduit par sa délégation lors de la conférence de Beijing pour valoriser économiquement le travail non rémunéré et l’inclusion d’une question sur la répartition du travail domestique à partir du recensement de 1996 (Luxton et Vosko, 1998 : 65)24.

La systématisation de la collecte des données désagrégées selon le sexe est donc une clé pour faire avancer l’intégration de la perspective de genre dans la planification de manière générale et spécifiquement dans la planification urbaine. Entre autre, elle rend légitime au niveau institutionnel la préoccupation de diminuer les écarts hommes-femmes sur les plans social, économique ou politique. Le fait qu’au Canada la question sur les tâches domestiques ait été posée dans le cadre du recensement, a permis que les enjeux sur le travail non rémunéré puissent être considérés pour le développement des politiques publiques et pour la discussion et le débat sur le sujet dans toute la société (Luxton et Vosko, 1998 : 65). Ainsi, des données désagrégées par sexe permettent de construire des indices et indicateurs qui décrivent la situation des femmes en la comparant à celle des hommes, en mettant de l’avant autant l’ampleur que l’évolution de ces inégalités. Depuis les années 1990 plusieurs efforts de construction de tels indicateurs ont vu le jour, surtout au sein des organismes internationaux.

Dans ce sens, il est intéressant de mentionner l’expérience du PNUD avec l’adaptation de l’indice de développement humain (IDH) et la création d’un autre indice pour rendre compte des disparités hommes-femmes. Par contre, ONU-Habitat a laissé de côté les considérations de genre dans la construction de son tout nouvel indice de développement pour les villes. En fait, le PNUD a proposé dès 1995 un indicateur des disparités de sexe dans le développement humain (IDSDH) et un indicateur de l’habilitation des femmes (IHF)25. D’après le PNUD (1999 : 127 et 132), l’IDSDH rend compte de trois dimensions dans une mesure composite : la longévité (espérance de vie à la naissance des hommes et des femmes), le savoir (taux d’alphabétisation des hommes et des femmes adultes et ratio combiné hommes-femmes de fréquentation scolaire) et un niveau de vie standard et décent (revenu ajusté à parité de taux d’échange, basé sur les proportions de revenu gagnés par les hommes et les femmes). De son côté l’IHF apprécie la participation des femmes à la prise de décision sur le plan national, économique et politique : il se concentre ainsi sur les opportunités qui s’offrent aux femmes plutôt que sur leurs capacités comme le fait l’IDSDH. L’IHF mesure les proportions des hommes et des femmes qui occupent des sièges parlementaires, des postes de gestionnaires et d’administrateurs, des postes professionnels et techniques et le revenu qu’on y gagne. À l’heure actuelle, ces deux indices sont amplement utilisés et mis à contribution dans le cadre de comparaisons internationales.

Depuis que ces deux indices de développement humain sensibles aux questions de genre ont été calculés et diffusés au niveau international, ils ont permis quatre avancées principales : a) aider les plaidoyers de la société civile, du mouvement des femmes, et des activistes du domaine du développement ; b) mettre de l’avant un profil des femmes plus réaliste pour les décideurs politiques ; c) contribuer aux débats et à la recherche dans le monde universitaire ; d) encourager le débat autour de l’orientation des politiques au niveau national et international (Jahan, 1998 : 84-85).

En 2001, ONU-Habitat a présenté dans le rapport The State of the World’s Cities, un indicateur de développement pour la ville (IDV) qui est considéré à l’heure actuelle comme la meilleure mesure du niveau de développement des villes. L’IDV est défini comme le bien-être moyen des

habitants des villes et le niveau d’accès des individus aux équipements urbains (ONU-Habitat, 2001b : 116). L’IDV intègre en une seule mesure cinq dimensions au niveau de la ville : la production citadine, les infrastructures, les déchets, l’éducation et la santé. Par contre, bien que l’IDV ait été cité comme un bon indice de mesure de la pauvreté et de la gouvernance urbaine (ibid. : 117), il n’informe aucunement à propos de la situation particulière des femmes dans les villes. Puisqu’il n’est pas possible d’en tirer des comparaisons systématiques pour l’un et l’autre sexe, des indices du type de l’IDV peuvent difficilement servir à la planification selon le genre. En effet, non seulement la question de la valeur du travail domestique non rémunéré n’est pas considérée, mais la situation des femmes, les disparités de genre qui affectent le développement de la ville et le rôle que les femmes peuvent jouer pour les résoudre en sont aussi absentes. Les enjeux de genre et la contribution des femmes au bien-être et à la richesse urbaine demeurent (avec des indices comme l’IDV) toujours invisibles aux yeux des aménagistes et urbanistes, des preneurs de décisions et des habitants des villes avec tout le lot de contraintes que cela implique pour une planification urbaine plus efficace.

Tel que le signale Sharma (1997 : 61) pour le cas de l’IDH, ce serait seulement en puisant dans les connaissances et expériences des femmes et en incluant davantage de femmes parmi les équipes de conseillers et de preneurs de décision sur la collecte, le stockage et la présentation des statistiques, qu’il serait possible de développer des indices sensibles au genre permettant de signifier l’utilité de la sexospécificité dans le développement dans la ville. Pour faire avancer la perspective de genre en urbanisme, il faudrait penser à construire des indicateurs de performance de développement urbain qui intègrent le genre (IDVG). La construction d’indices de performance de ce genre dans le cas du RTPI (2003) est certes un pas dans la bonne direction,

mais il s’agit également de contribuer à satisfaire des principes d’égalité normatifs et non-normatifs.