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Espaces « genrés » et défis d’une planification urbaine plus inclusive

Chapitre 1 Constructions du genre dans la planification urbaine et dans les politiques de

1.2 Espaces « genrés » et défis d’une planification urbaine plus inclusive

Ritzdorf (1992 : 15) souligne que les biais sexués ont des racines historiques profondes qui vont puiser loin dans la culture de l’urbanisme moderne, en dépit du fait qu’il y ait de plus en plus de femmes urbanistes et professionnelles de la ville14. Ces femmes débutant leurs carrières en s’insérant dans un cadre préalablement établi, leur rapport de force est insuffisant pour réorienter les projets d’aménagement vers une meilleure réponse aux besoins et intérêts des femmes (Fainstein, 1992 : 27 ; Hendler et Harrison, 2000) et il en va de même pour celles qui participent à la diversité des groupes citoyens. En outre, d’après MacGregor (1998), la théorie de la planification est éminemment masculine, au sens où elle privilégie le domaine public et adhère à une conception très conventionnelle du travail - soit le travail rémunéré - qui exclue d’emblée le travail domestique et les autres activités reliées par exemple aux soins des proches. Ainsi, les

14 Au Canada, les femmes ont commencé à entrer massivement dans la profession d’urbaniste au début des années 80

femmes urbanistes seraient contraintes d’évoluer selon un ordre plutôt masculin, entretenant le statu quo de l’orthodoxie de la planification urbaine traditionnelle.

Nous avons mentionné que l’évolution des villes a été orientée par la très nette démarcation physique établie entre les espaces productifs et reproductifs. En conséquence, les sociétés urbaines modernes, en pays développés comme en développement, se sont accoutumées à fonctionner sur la base de ce double schéma spatial ségrégatif, au point où la représentation normative que l’on se fait de la ville en est pétrie, occultant les barrières à l’intégration harmonieuse des besoins des femmes à la vie urbaine (Hayden, 2002 : 82-83 ; Massolo, 1994 : 4 ; Saborido, 1999 : 8). Ces deux espaces recèlent la faculté de renforcer des rôles de genre spécifiques très rigides, porteurs de valeurs différenciées. Les femmes apparaissent donc plus confinées à leur territoire immédiat, en raison de leurs responsabilités reproductives, alors que les hommes semblent davantage liés aux espaces public et aux lieux de création des richesses économiques, en raison de leur rôle productif (Saborido, 1999 : 8).

Ainsi, d’après Mackenzie (1999 : 421), travailler à la maison qui est l’endroit associé aux loisirs, n’est pas perçu comme un vrai travail en soi. De même, ni la maison ni le quartier sont estimés comme des lieux où travailler en échange d’un salaire. En fait, les villes contemporaines, telles qu’elles ont été bâties, n’accordent de toute évidence pas les mêmes possibilités aux deux sexes (MacDonald, 1995 : 2005). Par ailleurs, en ignorant les activités domestiques non monétaires exercées à l’intérieur du ménage (et en ne considérant pas le temps de transport entre le foyer et le marché), l’économie dresse un portrait incomplet des conséquences, au niveau micro, des macro-politiques. La couverture spatiale partielle que considèrent les approches fondées sur un vision traditionnelle de l’économie résulte de manière inévitable en d’importants biais de genre, notamment parce que l’allocation des ressources humaines entre le secteur domestique non marchand et marchand - dans la plupart des sociétés - est hautement corrélée avec le genre (UNIFEM, s.d. : 3).

Cela ne veut cependant surtout pas dire qu’aucune valeur d’échange ne puisse être attribuée au travail domestique. Bien plus, certaines estimations de la valeur économique globale des tâches non rémunérées accomplies par les femmes la situent approximativement à 11 000 milliards de dollars américains par année, soit près de la moitié de la richesse produite chaque année par l’ensemble des nations (OIT, 2000 ; PNUD, 1995 : 6). Le fait que le travail domestique ne soit

pas intégré à la comptabilité économique relève d’une définition trop restreinte du concept de travail : une activité liée seulement au marché, qui ne concerne que ceux qui participent à la force de travail formel et qui par conséquent contribuent au produit national15. En réalité, sans le travail

non rémunéré associé aux responsabilités reproductives et de soins réalisé dans la sphère privée, toute production serait à long terme non viable, tout simplement à cause des difficultés qu’aurait la main d’œuvre à se reproduire. Le PNUD (1995 : 97) note que le travail rémunéré des hommes est en réalité souvent le résultat d’un processus de co-production car il n’est rendu possible que parce que les femmes se chargent de la maison et prennent soin des enfants et des proches.

Dans la perspective de la géographie féministe socialiste, les deux espaces de la ville (productif/reproductif ou public/privé) sont reliés de façon dialectique plutôt que dichotomique, de sorte que la nature de ce lien dans l’environnement viendrait définir les relations et différences de genre dans l’espace social (Mackenzie, 1999 : 427). Plus encore, les mouvements féministes ne cessent de clamer la nécessité de souligner l’espace spécifique occupé par les femmes, situé à la charnière des activités productives et de la prise en charge d’autrui, ce que d’aucuns nomment l’économie solidaire (Razavi, 1999 : 7). Bref, considérer le travail domestique comme quelque chose d’acquis, répondant à une simple logique altruiste et donc sans valeur économique et sociale, peut avoir des conséquences inattendues, voir néfastes, non seulement pour l’ensemble des capacités des femmes, mais aussi pour le tissu social en entier (UNIFEM, 2000 : 23-24). De là l’importance de commencer à valoriser et reconnaître à sa juste valeur ce type de travail de la sphère privé, dans les domaines de l’urbain et de la planification urbaine institutionnalisée.

En dépit de l’importance des nouveaux postulats théoriques issus du mainstreaming de genre (Ritzdorf, 1992 : 15-17), l’urbanisme se présente toujours comme un champ où les acteurs qui sont le mieux placés pour véhiculer leurs intérêts sont les hommes. Malgré cela, un vent de changement semble se profiler à l’horizon. Le Royal Town Planning Institute (RTPI) en Angleterre, ainsi que la FCM, signalent en quelque sorte le besoin de promotion et d’intégration de l’égalité entre les genres dans l’urbanisme des pays développés. Ces organismes mettent en

15 En fait, les habituels « produits bruts » (intérieur et national) mesurent l’intensité des échanges marchands - donc

de ce qui est « mis à prix ». L’usage de ces statistiques comme mesure du travail effectué dans une société mérite une sérieuse remise en question.

évidence la question plus fondamentale d’établir si la planification institutionnalisée doit avoir un genre ou pas. La perspective de genre commence peu à peu à exprimer son plein potentiel dans la mesure où elle s’enracine au sein de la théorie et de l’expertise de la planification et de l’action pour le développement urbain. Plus précisément, elle commence à être reconnue comme un facteur d’excellence des analyses et un indicateur de bonne pratique de l’action des professionnels (Beall, 1996a : 15 ; Levy, 1996 : 49). De cette façon le genre en arrive à être incorporé en tant que variable interprétative des différentiations sociales (Levy, 2003 : 238), mais aussi, tout récemment, comme critère systématique d’inclusion dans les questions structurelles touchant les complexes problématiques urbaines (FCM, 2004 : 13-16 ; ONU-Habitat, 2002a : 41 , 2004).

En effet, la planification urbaine avec une perspective de genre offre l’avantage de considérer de manière explicite les rôles différenciés des hommes et des femmes dans un quartier, ville ou territoire donné, et d’assurer que les femmes et les hommes aient tout autant les mêmes opportunités que le même niveau de contrôle sur les ressources et services que procure le développement urbain. Ainsi, l’analyse de genre n’est plus une question secondaire ou adjacente. Au contraire, elle devient un enjeu majeur d’un urbanisme et d’une planification urbaine se voulant durables en raison, d’une part, du rôle pivot du genre parmi les facteurs influençant la participation des femmes à la vie urbaine et, d’autre part, des multiples rôles que peuvent jouer les femmes dans la solution des problèmes urbains et la planification future de la ville (Moser, 1995 : 225).