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Composition des ménages et rapports « genrés » dans les micro-espaces

Chapitre 1 Constructions du genre dans la planification urbaine et dans les politiques de

1.3 Composition des ménages et rapports « genrés » dans les micro-espaces

Pour ce qui est de la structure et de la composition du ménage et des relations de pouvoir qui s’y expriment, l’urbanisme s’est pendant longtemps développé sur la prémisse qu’il existait un ordre naturel des choses. Aux yeux de cette tradition, le ménage renvoie presque par tautologie à une famille nucléaire type ou conventionnelle, composée d’un couple hétérosexuel avec deux ou trois enfants, qui fonctionne comme unité socioéconomique dans laquelle il y a un partage égal des ressources et une structure de prise de décision hiérarchique. Le chef de famille, masculin par primauté, prendrait les décisions les plus importantes, bien que souvent dans les nouvelles générations il y ait une structure décisionnelle beaucoup plus horizontale que dans les précédantes. Pendant longtemps il a été supposé que dans cette unité qu’il n’y a pas de conflits

dans la prise de décisions, à tout le moins parmi les adultes qui la composent. De plus, la division naturelle du travail faisaient de l’homme le pourvoyeur, occupé à l’extérieur du ménage, et de la femme la garante du bon fonctionnement du foyer (Moser, 1993 : 15 ; N'Dow, 1995 : 2). Ce ménage idéal et standardisé se trouve à la base de la tradition planificatrice orthodoxe qui guide encore de manière très prégnante les politiques d’aménagement urbain ainsi que celles se rapportant au logement (Falu, 1996 : 55 ; Gardiner, 1992 : 64 ; Little, 1994 : 153 ; Watson et Austerberry, 1986 : 71).

Quoiqu’il en soit, cette façon d’envisager le ménage est maintenant de plus en plus contestée. Chant (1996 : 11), citant Roberts (1994 : 10), rappelle de manière succincte que le ménage peut se concevoir comme une unité primaire de résidence dont les membres cohabitent et partagent les activités domestiques, tandis que la famille correspond davantage à un ensemble normatif de relations sociales basées sur la filiation, le mariage et la paternité. Pour composer une définition plus large du ménage nous pouvons invoquer Varley (1996 : 506) qui y ajoute, en se référant à Young (1993 : 114), la notion de partage et d’effort des membres de l’unité pour subvenir à leurs besoins de base.

En conséquence, bien que la majorité de la population choisisse de vivre dans des ménages où les membres partagent une relation de parenté ou de consanguinité, le modèle de la famille nucléaire n’est plus aussi prépondérant, surtout à cause de la plus grande instabilité maritale des couples modernes. De nos jours il existe un éventail beaucoup plus large de types de ménages et de façons de constituer familles et ménages et les principaux exemples de ménages en émergence sont les familles monoparentales, familles recomposées, couples sans enfants, couples composées par des conjoints du même sexe, ou encore, ménages de personnes jeunes et⁄ou du troisième âge vivant seules (Crow et Hardey, 1991 : 48 ; MacDonald, 1991 : 40 ; Watson, 1988 : 13-16).

Rappelons aussi que la composition du ménage évolue de manière dynamique avec les années et que dans la foulée de cette évolution émergent de nouveaux besoins avec lesquels les membres doivent composer (Gonzales de la Rocha, 1994 : 25 ; Koch Laier, 1997 : 8 ; Somerville, 1994 : 332-333). Ainsi, même un ménage de type famille nucléaire passe par une première étape de formation lors de l’établissement du couple, d’expansion avec l’arrivée des enfants, de consolidation et, enfin, de contraction progressive avec le départ des enfants et le décès d’un des

conjoints, plus souvent qu’autrement l’homme qui présente une espérance de vie inférieure à celle de la femme (autant en pays développés qu’en développement).

Si dans le cas des pays développés, la planification urbaine et (surtout) le marché immobilier ont depuis longtemps pris en compte cette dynamique du cycle de vie, ceci est loin d’être le cas dans les pays en développement. En effet, dans le contexte de ces pays l’accès à un nouveau logement est souvent un événement ne se produisant, pour la grande majorité des individus, qu’une seule fois dans la vie. Par conséquent, toute la dynamique d’évolution du ménage doit s’adapter à l’espace physique que procure un type de logement obtenu à un moment particulier du cycle de vie. Ce n’est que tout récemment que les urbanistes des pays en développement commencent, bien que timidement, à tenir compte des différents besoins qui pourraient surgir et se succéder durant l’évolution du ménage traditionnel. Pourtant c’est bien peu face au constat actuel de processus d’évolution et des cheminements bien moins linéaires (Somerville, 1994 : 333). Dans un article innovant, Stapleton (1980 : 1114) a proposé d’analyser les mutations des ménages en considérant des parcours de vie plus complexes qui permettraient de tenir compte des nouvelles dynamiques de modification de la composition des ménages et de la réalité des sous-populations qui les composent. Dans cette perspective, la notion de cycle de vie est remplacée par le concept beaucoup plus fluide de « cours de la vie » où il n’y aurait plus de cheminement normatif (Kendig, 1990 : 136-137). Pour ce faire, la planification urbaine doit, au-delà même de toute considération de genre, intégrer les besoins des sous-populations associées aux évolutions des structures de ménages, elles qui seraient autrement ignorées d’emblée (Stapleton, 1980 : 1115). À titre d’exemple, Watson (1988 : 74-75) soulignait déjà le cas des femmes divorcées soudainement placées en situation de premières acheteuses et leurs besoins particuliers en logement et services urbains post séparation.

En outre, la conception classique « ménage égale famille nucléaire » dans la planification urbaine a caché la question des rapports de pouvoir genrés à l’intérieur des ménages, notamment pour ce qui est des négociations et des conflits éventuels autour de la prise de décision et du partage des ressources. Certains auteures (Chant, 1996 : 11-12 ; Datta et McIlwaine, 2000 : 40) signalent l’importance de la contribution de la recherche féministe pour repenser le concept de ménage, autant par rapport à sa structure organisationnelle que sa gouverne. Ce type de recherche a porté son attention sur deux éléments principaux. Tout d’abord, sur l’organisation des ménages

biparentaux et sur le fait qu’ils peuvent être aussi bien dirigés par des femmes que par des hommes ou encore co-dirigés (Varley, 1996 : 515). Puis, sur les négociations et certains conflits de pouvoir qui les traversent. Les conflits sont générés, bien entendu, par les différences d’âge des membres, mais surtout par les iniquités qui prévalent dans les relations homme-femme à l’intérieur du foyer. Si la planification urbaine délaisse ces questions, elle affaiblit sa capacité à faire une lecture adéquate des besoins spécifiques des bénéficiaires ultimes de ses politiques et devient par conséquent incapable de proposer des interventions efficacement ciblées.

Ces considérations deviennent d’autant plus pertinentes que l’urbanisation des sociétés a favorisé l’accroissement de la proportion des ménages dirigés par des femmes (Chant, 1997a : 10-15 ; Datta et McIlwaine, 2000 : 41). De nos jours, environ un tiers des ménages au niveau mondial sont sous la responsabilité d’une femme et, dans certains endroits, cette proportion peut atteindre jusqu’à 50 % (Beall, 1996b : 22 ; MacDonald, 1991 : 40 ; Moser, 1993 : 17). Le processus d’urbanisation influence de deux façons l’augmentation de la proportion des ménages dirigés par des femmes. En premier lieu, à travers la migration rurale-urbaine sélective par rapport au genre, comme dans le cas de certains pays en développement des régions de l’Asie du sud-est, de l’Amérique latine et des Caraïbes où les femmes sont davantage représentées dans ce type de migration (Chant, 1997a : 11). Et, en deuxième lieu, via le plus grand accès au marché du travail qui découle de l’urbanisation et qui favorise dans certains cas et dans des conditions bien spécifiques l’autonomisation aux plans économique, affectif et même socioculturel des femmes, leur offrant la possibilité d’une (re)prise du contrôle de leur propre avenir (Datta et McIlwaine, 2000 ; Silvey, 2001 ; Stuart, 1996 ; Wilson, 1991 ; Yeoh et Huang, 2000).

L’accroissement des ménages dirigés par des femmes peut aussi s’interpréter comme un rejet par les femmes des restrictions imposées par le modèle patriarcal (Tinker, 1990 : 11) ou comme une indication que les relations de pouvoir à la maison sont plus contestées qu’auparavant (Collective, réponse des auteurs, 2001 : 259). Le fait de constituer d’autres types des ménages, où les femmes assument la direction, ou la renégociation du partage de pouvoir au sein d’une famille nucléaire type, peuvent découler d’un choix de vie éclairé, ce qui par ailleurs vient déconstruire un des présupposés de base sur lequel s’appuie la planification urbaine traditionnelle : un ménage conduit et géré uniquement par les hommes (Varley, 1996 : 505). En contexte latino-américain par exemple, selon Krawczyk (1993 : 71), l’urbanisation, et particulièrement la migration vers les

grandes villes, a permis aux femmes un plus grand anonymat et, en conséquence, amoindri l’emprise du contrôle social sur leur propre vie privée.

En général dans le cas des pays en développement, autant à cause des méthodes de collecte et d’analyse des données statistiques couramment utilisées pour décrire l’évolution urbaine que de logique d’ordre culturel, un ménage dirigé par une femme ne le sera qu’en l’absence d’un conjoint ou d’un partenaire à la maison. En effet, ces ménages sont presque toujours présentés comme étant des familles hors norme. Comme l’indique bien Chant (1997b : 5) :

[…] a ‘female-headed household’ is classified in most national and international data sources as a unit where an adult woman (usually with children) resides without a male partner. In other word, a head of household is female in the absence of co-resident legal or common-law spouse (or, in some cases, another adult male such as father or brother).

À l’inverse, la « chefferie » masculine implique la plupart du temps la présence d’une conjointe ou partenaire à la maison. Ainsi, les ménages dirigés par des hommes seraient constitués de familles plutôt biparentales où il aurait l’assurance de la direction. Et même si de plus en plus les hommes bénéficient d’un soutien en termes du revenu de leurs conjointes, ce qui mine quelque peu leur emprise sur la conduite du ménage, à tout le moins d’une perspective économique, la perception subjective⁄symbolique d’autorité et de prestige que portent les membres du ménage à l’égard de l’homme fait en sorte qu’il demeure installé à sa tête16 (CEPAL, 2003 : 146). Il y

aurait par conséquent plusieurs manières très différentes d’appréhender le ménage et/ou la famille en rapport avec le sexe de la personne qui mène l’unité en tant que tel. Dans le contexte de la situation résidentielle au Québec par exemple, il y a d’après Viannay (2002 : 3) deux modes de dénombrement des ménages : selon qu’ils soient dirigés par des femmes ou par des hommes, puis identifiés comme étant monoparentales ou biparentales. Elle affirme de plus que la représentation du soutien féminin d’un ménage au Québec demeure toujours profondément associé à la monoparentalité (ibid. : 23). Le même phénomène se produit dans le contexte du recensement de la pauvreté en Amérique latine, particulièrement au Chili (CEPAL, 2003 ; Chant, 2003b).

16 Mais, il peut aussi y avoir des biais dans les processus de collecte et captation des données. Chant (1997a : 10)

mentionne aussi l’ambiguïté avec laquelle a été définie la direction du ménage dans les sources nationales de statistiques officielles.

Pour ce qui est des ménages dirigés par des femmes, il serait aventureux d’avancer qu’ils présentent des relations de pouvoir plus horizontales que ceux dirigés par leurs contreparties masculines bien que, dans plusieurs situations, les femmes aient tendance à travailler davantage en collaboration et avec une perspective moins hiérarchique que les hommes (Crewe et Harrison, 1998 cité par Datta et McIlwaine, 2000 : 41). Cela dit, ce serait à notre avis une erreur relevant de l’essentialisme de considérer que les femmes possèdent cette caractéristique per se. La gestion partagée du ménage par les conjoints, avec des relations de pouvoir qui tendraient vers la symétrie, n’a pas été systématiquement analysée non plus (VanEvery, 1995 : 259). Il semble qu’un mode de direction plus horizontale ou égalitaire soit davantage associé à des attributs comme l’âge, la classe sociale et le niveau d’éducation de chacun des conjoints (Datta et McIlwaine, 2000 : 41-42). De plus, la possibilité de changer les relations de pouvoir à l’intérieur du ménage et de démocratiser la prise de décision concernant l’allocation des ressources pourrait être reliée au niveau d’engagement et au temps dont disposent les membres adultes du ménage (ibid. : 41). Ainsi, dans le cas des pays développés, la symétrie est plutôt associée au niveau d’autonomie économique des conjointes au sein des ménages (Clement et Myles, 1994 cité par Rose et Villeneuve, 1998 : 125).

Par ailleurs, il faut souligner que les ménages de type standard dépendent de plus en plus pour leur survie et leur bien-être d’au moins deux revenus, le soutien des conjointes devient donc fondamental. Il est de fait aujourd’hui que les femmes un peu partout intègrent le marché du travail quand les revenus du ménage diminuent ou s’avèrent insuffisants (Beall, 1996b : 9 ; Gonzales de la Rocha, 1994 : 137). En contexte latino-américain il y a des ménages qui n’ont évité de sombrer dans la pauvreté que grâce à la nouvelle intégration des femmes dans des marchés productifs (CEPAL, 2003 : 164). En dépit de cela, la majorité des urbanistes et aménagistes continuent à ne voir les femmes qu’en tant que dépendantes. S’il leur arrive de percevoir un revenu, celui-ci est réduit de manière simpliste au rang de complément de revenu du ménage (Rakodi, 1991 : 13). Pire, les aménagements et les services urbains planifiés par les urbanistes ont pour tâche de supporter, plutôt mal que bien, le double et même le triple rôle des femmes, avec son agencement temporel et spatial de chaînes de tâches intercalées entre le travail formel ou informel et la vie quotidienne (Gepken, 2002 : 1-4). En revanche, de très simples innovations peuvent être mises en route afin de contrer ce type de problème. Un exemple internationalement connu depuis les années 1980 est l’Italie, où certaines villes ont implanté des

plans d’utilisation du temps visant à rendre plus flexibles les heures d’ouverture des services municipaux et d’utilisation des équipements, afin de mieux répondre aux disponibilités

temporelles des femmes mères de famille participant à la sphère productive (Belloni, 1996 ; OCDE, 1995a : 119).

Si le travail domestique continue à être fondamentalement une affaire de femmes, les coûts associés à une participation plus importante de ces dernières à la sphère productive ont augmenté car, en dépit de l’évolution observée au cours des dernières décennies, il existe encore un biais dans la socialisation des femmes voulant qu’elles assument davantage ce type de travail (Chant : 1997a). De cette manière, les femmes des pays développés et en développement qui font incursion dans le marché du travail (formel ou informel) se trouvent à accomplir, comme nous l’avons mentionné, une double et même une triple journée de travail qui alourdit non seulement

leurs responsabilités mais augmente aussi leur charge de travail quotidienne (Arriagada, 1990 : 89 ; Koch Laier, 1997 : 11 ; Kynaston, 1996 : 228 ; Moser, 1993 : 27).

En fait, la distribution du travail domestique dans le ménage n’est pas suffisamment questionnée. Au contraire, d’une manière générale sa renégociation ne prend place que lentement, de sorte qu’un passage plus proactif des hommes de la sphère publique vers la sphère privée demeure souhaitable (Bryson, 1996 : 216). Par contre, certaines études soulignent qu’il y a des couples (surtout les plus jeunes, dans un ample éventail de contextes) qui, dans l’intérêt d’une démarche plus juste et équitable, ont entrepris de remanier la distribution du travail au sein du ménage (Kynaston, 1996 : 228).

Si les femmes des couches moyennes nord-américaines (et celles des couches supérieures en pays en développement, particulièrement en Amérique latine) peuvent acheter des services pour compenser la non-participation des conjoints au travail domestique17, cette option n’est pas nécessairement ouverte à toutes les femmes occupant un emploi. Et même si, de manière générale, bien des hommes coopèrent plus qu’avant à certaines activités au foyer18, le

déséquilibre qui prévaut toujours entrave les possibilités de développement des femmes et

17 Et par le fait même, compenser leur propre retrait des tâches domestiques en raison des restrictions de disponibilité

temporelle que cause leur participation à la sphère productive (Rose, 1999 : 152).

exacerbe les inégalités de chances entre les deux sexes. L’accès des femmes aux emplois relativement bien rémunérés s’en trouve restreint et c’est un obstacle d’autant plus considérable lorsqu’il est question d’envisager une carrière de haut niveau (Wirth, 2001 : 5)19.

Il devient ainsi clair que les hommes et les femmes ont des façons différentes de combiner, de concilier et de vivre le « mariage » travail rémunéré-non-rémuneré. Dès lors, une bonne compréhension de ces différences devient essentielle pour une pratique de planification urbaine qui soit adaptée aux réalités et aux besoins spécifiques des individus et attentive aux coûts en temps et en énergie investis par les divers citadins, non seulement au sein du ménage mais aussi en regard de leur participation au processus de génération de richesse de la société dans son ensemble.