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Les spécificités de la Technologie

La Technologie comme discipline d’enseignement général, participe à un long processus d’inclusion de la culture technique dans la culture générale. Ce processus est illustré en partie par l’histoire de l’enseignement technique jusqu’à sa « normalisation » (Pelpel & Troger, 2001). Tout au long de ce processus, l’inclusion des techniques dans la culture générale n’est pas vraiment admise par les détenteurs d’une vision philosophique et artistique de la culture (Lebeaume, 2006). Les techniques, de plus en plus répandues, sont paradoxalement reléguées au monde utilitariste, un monde sans structure, de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile (Simondon, 1958). Martinand (2003b, p. 118), souligne avec élégance ce paradoxe : il est simple de constater qu’un ingénieur qui connaît la littérature

ou la musique peut être considéré comme « cultivé », alors qu’un administrateur ou un philosophe qui méconnaît toute technique autre qu’administrative ou philosophique n’est pas considéré comme « inculte ».

Cependant, certains intellectuels et responsables politiques ont été amenés à promouvoir la culture technique à l’école, dans l’enseignement général, pour qu’elle soit une composante de la culture générale (Deforge, 1981). Le développement exponentiel de produits techniques, le rôle

des techniques de plus en plus important dans les enjeux et choix de société ; et l’irruption des techniques de l’information dans tous les domaines ont conduit à considérer l’éducation technologique comme une nécessité sociale.

Même si ce point de vue n’est pas encore partagé par tous, l’éducation technologique participe, aujourd’hui, à la construction d’éléments de lecture et de compréhension du monde qui nous entoure et contribue à la régulation et au contrôle de la société. Son introduction décisive fait suite au rapport Legrand3 (1983). La commission permanente de réflexion sur l’enseignement de la technologie (COPRET, 1983) est mise en place pour en définir les modalités.

L’étude de cette histoire tortueuse et contrastée (Lebeaume, 1996, 2000, 2003) a permis de mettre en évidence les enjeux politiques déjà développés par Deforge (1993) et leur implication dans les choix et les orientations des programmes.

Dans une conception d’ensemble des matières du collège, lui conférant une place autonome à l’instar des autres disciplines, les approches de réalisation et les expériences pratiques des élèves dans une démarche de projet technique ont constitué l’orientation majeure. Le choix des références est alors considéré comme fondamental dans le développement des tâches proposées aux élèves. Ce problème de référence avait été discuté dès l’introduction de cette discipline. La commission Géminard avait privilégié les domaines qui sont considérés comme importants pour le Pays, intéressants pour les élèves et accessibles. Le choix avait été limité à quelques domaines : la fabrication mécanique, les productions agro-alimentaires, le travail de service, particulièrement dans ses formes informatisées. Cependant, des évolutions successives vers les domaines de mécanique, automatique, électronique et informatique, économique et gestion sont apparus. Les activités ne se relient alors plus à des domaines et pratiques sociales, mais à des disciplines techniques (Martinand, 2003a). Autre dérive, la « démarche de projet », dont la visée est une approche des pratiques d’entreprises industrielles, s’est transformée en visée d’appropriation de connaissances sur le projet, avec formalisation des outils de gestion du projet : « les élèves apprennent seulement les étapes du développement de ces projets ainsi que

les outils d’analyse de la valeur et de la compétitivité industrielle (Rak et al., 1992). Les tâches de réalisation deviennent alors insignifiantes ». (Lebeaume, 2003, p. 92)

Ces dérives constatées du projet initial de la Technologie au collège et l’évolution des techniques ont conduit à réélaborer cette discipline, dans le cadre de la réécriture du programme du collège

3 En décembre 1982, Louis Legrand, ancien directeur de l’Institut national de la recherche pédagogique remet au ministre de l’éducation Alain Savary son rapport intitulé « Pour un collège démocratique «.

(1996-1999), en la recentrant sur son fondement de 1985 : des activités techniques à travers des expériences à vivre, en référence à des pratiques sociales.

2.1. Missions éducatives et stratégie

Cette réélaboration a été conduite sur le plan politique et programmatique. Contrairement aux élaborations de certaines disciplines, la Technologie n’était pas le résultat de compromis entre « groupes d’idées » ou « d’intérêt », mais l’aboutissement comme le souligne Martinand (1997, 2003a) d’une problématisation d’ensemble et d’un long processus en interaction avec les autorités administratives et les associations représentatives. Ce sont donc quatre missions, et non pas des finalités, ce qui exprime des choix politiques forts, qui fondent ce curriculum :

 une mission d’appui aux démarches d’orientation scolaire et professionnelle, par la contribution à la construction de représentations des contextes techniques du travail et des métiers aujourd’hui ;

 une mission d’approche du monde technicisé, par ses matières, ses instruments, ses ressources, ses lieux et ses rythmes ;

 une mission d’appropriation des techniques d’information, de communication par l’apprentissage des usages communs de l’ordinateur ;

 une mission de promotion d’une pédagogie de l’action, par et pour la réalisation collective. Pour accomplir ces missions dans le cadre d’un curriculum général du collège, essentiellement structuré par les disciplines du secondaire, les concepteurs ont choisi la forme d’une « discipline » distincte, et non pas de s’appuyer sur les disciplines existantes (éducation manuelle et technique, ou sciences). Ce choix se justifie par la volonté de recentrer l’éducation technologique sur les activités de réalisation et les expériences pratiques ; de ce fait, elle consolide son indépendance et sa spécificité. Il se justifie aussi par la volonté de sortir des oppositions de conception, entre ceux qui veulent la réduire à une éducation scientifique avec des « exercices d’habilité manuelle », et ceux qui veulent l’assimiler à des sciences. Or cette orientation impose des choix stratégiques permettant d’assurer une fonction de matière scolaire bien distincte.

2.2. Elaborations didactiques : Curriculum, matrice curriculaire

Le concept de curriculum emprunté à la sociologie (Forquin, 1996) est adapté pour reproblématiser les choix de contenus, de modalités, d’équipements, d’activités techniques, leurs références, leurs visées éducatives successives, leur développement, et leur évaluation, dans le

souci de cohérence d’ensemble. Ce terme est à considérer dans un sens précis, distinct de sa définition en tant que « l’ensemble des expériences de vie nécessaires au développement de

l’enfant » (de Landsheere, 1992, p. 90), qui occulte les contenus des enseignements. Il ne s’agit

pas non plus d’une suite d’expériences de vie qui sont formatrices indépendamment du cadre disciplinaire examiné du point de vue sociologique (Perrenoud, 1997). Il s’agit de la conception d’un parcours éducatif progressif, centré sur l’élève et dont la cohérence d’ensemble se situe par rapport aux missions éducatives.

Ces spécificités de ce curriculum disciplinaire ont amené Martinand et Lebeaume à élaborer le concept de « matrice curriculaire » pour donner une intelligibilité à l’ensemble des éléments du curriculum.

Le terme de « matrice » désigne une structure originelle qui permet de construire, d’entourer ou de reproduire une forme déterminée. Michel Develay (1992) reprit à son propre compte le concept kuhnien (Kuhn, 1969) de « matrice disciplinaire » pour désigner le « principe

d’intelligibilité d’une discipline donnée » (Develay, 1992, p. 43) dans l’optique de la

construction d’une épistémologie des disciplines scolaires. Selon cet auteur, la matrice disciplinaire ne se définit pas seulement comme « principe organisateur » d’une discipline, mais par d’autres éléments qui lui confèrent une dimension didactique : les objets d’une discipline scolaire, les tâches, les connaissances déclaratives et les connaissances procédurales (Trouvé, N.D.).

Le concept de « matrice curriculaire » est utilisé non pas pour désigner une structure correspondant à une « essence », de discipline, mais pour caractériser les changements progressifs tout au long d’un cursus d’études. « Elle envisage le curriculum dans son intégralité,

permettant d’identifier les continuités, les ruptures, les relations entre les différents enseignements dans leur développement longitudinal. Elle fixe ainsi l’ensemble des éléments constitutifs d’une discipline scolaire qui font l’objet de macro-décisions pour leur définition ou de micro-décisions pour leur mise en œuvre. » (Lebeaume, 2000a, p. 113).

En résumé, la Technologie est donc conçue en prise directe avec des pratiques sociotechniques. Les élèves affrontent le monde technique dans sa complexité, sans préalable par des apprentissages techniques ou scientifiques, théoriques ou pratiques, sans compétence prérequise, dans une organisation collective et selon un projet technique. Par ailleurs, en réponse à une des missions éducatives, des unités de Technologie de l’information viennent compléter sa composition. Les techniques de l’information choisies sont présentes dans les techniques de l’environnement contemporain.

La programmation d’une éducation technologique est ainsi construite en fonction des missions dans un souci de cohérence et de compatibilité sous la forme d’un « curriculum disciplinaire ». Cette problématisation s’inscrit davantage dans des préoccupations de construction du curriculum (Audigier, Crahay & Dolz, 2006) que dans des didactiques disciplinaires habituelles, celles qui renvoient à des disciplines académiques.

2.3. Tâches, visées, références et Technicité dans les « réalisations »

Au fil de son parcours disciplinaire, l’élève se familiarise à l’usage des engins, des procédés, des méthodes et des organisations. Cette familiarisation pratique le conduit progressivement à la formation d’une pensée technique, à des usages raisonnés d’engins et des approches concrètes de rôles et d’organisations sociotechniques à l’image des pratiques industrielles ou de services. Le concept de technicité défini par Combarnous (1984) comme résultant de la réunion de ces trois composantes permet se saisir la nature des tâches technique prescrites :

 la rationalité dans sa forme particulière de réflexion technique ;

 l’emploi des engins comme intermédiaires entre une pensée et une action ;

 la spécialisation des individus et des groupes dans l’exécution de tâches partielles cordonnées permettant des réalisations de grande envergure qui ne sont pas à l’échelle d’un individu isolé.

L’intégration de ces composantes de technicité est programmée progressivement. En effet, jusqu’à la fin de cycle d’adaptation (6e), l’élève est censé consolider des acquis de l’école primaire par la familiarisation avec des engins et des outils techniques, dans une visée d’initiation puis de maîtrise de certains procédés. Ce qui compte pour l’élève c’est le comportement d’anticipation de la tâche technique. Grâce à une variabilité de tâches techniques, l’élève accède progressivement aux composantes de la technicité.

À partir du cycle central, l’élève s’implique dans des tâches qui s’inscrivent dans des logiques de réalisations sur projet (cf. figure 1).

Dans ces deux cycles, la cohérence de la « démarche du projet technique » est construite selon le modèle tâche-visée-référence (Lebeaume, 2000a). Cela correspond à des tâches de réalisations, dans le cadre des scénarios de projets, construites en « référence » à des pratiques sociotechniques contenant des éléments de technicité (cf. figure 2).

Modélisation de processus Expériences de processus

Lecture puis maîtrise de tâches techniques 6e

5e 4e 3e

Schématisation des ruptur es et des continuités

Situations d'entreprises constituant des références

Figure 1 : Ruptures et continuités d’après (Crindal, 2001, 2003)

référence tâche

visée éducative

TECHNICITE

Figure 2 : technicité dans les tâches prescrites d’après Lebeaume, 2000

L’élève est donc amené, du fait de la complexité de la tâche, à mobiliser des routines, à anticiper, à s’organiser et à jouer des rôles dans une perspective de rationalisation des moyens en fonction de contraintes. Il peut découvrir et s’approprier dans l’action des éléments de technicité correspondant aux pratiques prises en référence pour cette tâche. Les visées éducatives sont programmées sur le long terme d’un parcours prévoyant des rencontres successives, selon le schéma de la figure 1.

2.4. Fonctionnement de la Technologie de l’information

La Technologie de l’information est présente sous forme d’unités. Ces unités sont construites, à la différence des réalisations, sur un modèle beaucoup plus centré sur les contenus ou compétences à acquérir. En cycle d’adaptation, une seule « unité », centrée sur le traitement de l’information textuelle, vise la consolidation des acquis de l’école primaire et prépare la « Technologie de l’information ». Les « unités de Technologie de l’information » du cycle central concernent l’utilisation du tableur et du grapheur, le pilotage d’automatismes, la conception-fabrication assistée, et la consultation-transmission d’information. Ces unités visent

d’une part une première maîtrise de l’ordinateur dans différents usages, d’autre part, une réflexion, une conceptualisation du traitement de cette matière d’œuvre très spéciale qu’est « l’information ».

La Technologie par sa composante « Technologie de l’information » est responsable de l’apprentissage des divers usages de l’ordinateur, pour elle-même dans les réalisations, au service des autres disciplines et ou pour des usages utilitaires ou domestiques. Du point de vue pédagogique, les unités de Technologie de l’information visent une maîtrise raisonnée de l’ordinateur. Les acquisitions s’effectuent par des « exercices d’entraînement » (Meignié & Lebeaume, 2004) dans une pédagogie de maîtrise, au sens de Bloom (1979).

2.5. Progressivité et continuités

L’organisation temporelle du curriculum est définie par de grands moments qui permettent de distinguer des continuités et des discontinuités. Lebeaume (2000a) suggère cinq principes de progressivité : la répétition-accumulation, l’extension-diversification, la complication, la différenciation-modélisation, la distanciation-désyncrétisation.

 La répétition-accumulation permet d’acquérir des routines et d’incorporer des gestes ou des actions élémentaires. Pour reprendre Rabardel (1997), elle correspond au processus de construction de schèmes d’usage élémentaires. La référence à des pratiques repérées n’est donc pas nécessaire : percer une pièce martyr, braser un composant simple, etc. Cependant ce processus peut permettre la construction de schèmes d’actions instrumentées… ou de schèmes d’activités collectives instrumentées.

 L’extension-diversification permettant d’étendre les acquis des élèves, à partir d’une première expérience dans un domaine, à d’autres plus diversifiés. Les unités de Technologie de l’information sont construites sur ce principe.

 La complication. Les élèves rencontrent des tâches de plus en plus ouvertes permettant la réussite d’activités initialement simples puis d’activités de plus en plus compliquées.

 La différenciation-modélisation. À partir de la conduite d’activités contrastées, le travail d’analyse permet de comparer ces expériences et d’en construire progressivement un modèle permettant de se représenter l’unité des tâches.

 La distanciation-désyncrétisation : ce principe ne concerne pas directement les processus d’apprentissage mais plutôt leurs conditions : une graduation est faite en termes de références ; les réalisations sont d’abord individuelles, puis collectives.