• Aucun résultat trouvé

LES FORMES DE SAVOIR ANTHROPOLOGIQUE : LA PERCEPTION BAKA DE L’ESPACE FORESTIER

II- 2-3 Solidarités d’ambiance

Les événements heureux ou malheureux sont des moments particuliers dans la culture Baka. Ils sont également des occasions de retrouvaille qui mettent en commun des émotions collectives réunissant des individus d’une même localité. Que se passe-t-il, lorsqu’ils sont recomposés dans le contexte villageois?

Une telle interrogation suscite une réflexion minutieuse au sein de la communauté Baka. En effet, la fête ou le deuil occupe une place prépondérante dans l’ordre établi, rupture dans la répétition de la vie commune qui, bien qu’éphémère, suscite sa propre et périssable solidarité. C’est en ce sens que DURKHEIM voit dans ces moments effervescents, une intense consommation de substance sociale: tout se déroule comme si au cours de la manifestation, la vie commune s’exalte, se renouvelle, s’enrichit.

117 Médecin anthropologue, Chercheur au CNRS, initiateur du projet sur la croissance des pygmées Baka du Cameroun.

180 La fête ou le deuil recompose le bien et régénère le groupe. Il correspond à l’émergence des solidarités intenses, éphémères mais fécondes. Ici, le « nous » collectif l’emporte sur le moi peut-on dire. Il devient évanescent, un « nous » qui se nie lui-même à chaque instant, un « nous » qui, se produisant, se contredit volontairement puisque qu’il devient au bout d’un moment et très rapidement, dépassé. Ce ne sont même pas les apparences au sens où les anciens, Platon par exemple, pouvaient opposer les apparences et les essences parce qu’il y avait tout de même, entre la facticité de l’apparence et l’essence, des liaisons possibles. Par exemple, le deuil d’un village baka de Moangué a suscité la mobilisation de tous les anciens (Kob), a rassemblé tous les clans et a fait taire un tant soit peu des querelles internes de la chefferie. Au demeurant, les solidarités d’ambiance résistent plus ou moins à la modernité et atteste de l’instinct grégaire qui caractérise l’habitant de la forêt. Ces solidarités peuvent se lire également à travers l’interprétation des différentes danses.

La danse Buma

La danse Buma que MVENG a étudiée chez les Baka dans le Dja, garde son authenticité et, est exécutée par l’ensemble de la communauté Baka du bosquet. Elle s’exécute de la manière suivante : il y a un geste de la main au-dessus de l’arcade sourcilière qui signifie « gorille », l’avant sur le front « chimpanzé » ; l’index devant le nez « éléphant » ; le poing fermé devant l’occiput, le pouce tendu vers l’arrière « buffle » ; un trait tracé du doigt sur le sol « vipère » etc. Ce langage des signes est celui qu’utilisent les Baka au cours de leurs parties de chasse. La plupart des campements Baka ont en commun les mêmes danses à l’instar du Buma danse des chasseurs ; Jengi danse du totem Baka pour annoncer un évènement heureux ou malheureux ; Essondjo danse réservée aux jeunes filles Baka pendant la période de la lune ; Bazuka danse d’animation des soirées recréatrices ; Nganga danse initiatique réservée aux jeunes garçons lors de leur passage de jeune à l’adulte. Il est intéressant de relever que, certaines de ces danses se distinguent des autres par leur caractère sacré ; c’est le cas de Jengi qui est à la fois le génie des Baka et le nom d’une danse célèbre qui ne s’exécute qu’à une période bien précise de l’année. Il faut également remarquer que, toutes ces danses se pratiquent à tout moment sauf le Jengi qui ne s’exécute que pendant des moments précis.

181 Selon un likano bien connu, les Yé Mombito ont découvert la danse de l’Eboma en forêt au cours du « Maka » une chasse des hommes. Les Baka ont abattu un arbre contenant le miel « Dandu » et pendant qu’ils mangèrent, l’un d’eux disparut, en revenant il constata l’absence des autres. Il entendit du « sakili » le bruit des petites brindilles sèches. Ce bruit suscite souvent une discussion des génies de la forêt sur la présence des humains. Et lorsque le sakili se produit, l’humain doit décliner son identité culturelle. C’est dans cette logique que le Baka leva les yeux et vit sa défunte mère. Elle lui apprit à chanter et à danser. Et sa mère lui dit : va apprendre aux autres comment on danse et on chante pour accompagner celui qui va rejoindre les ancêtres en forêt pour toujours.

Une fois au village, il apprit aux femmes à chanter et aux hommes à danser. Pendant l’exécution de cette danse, les hommes et des femmes arborent des tenues faites en raphia. Cette tenue est confectionnée avec des feuilles de raphia. Le raphia est une sorte de palmier qui pousse dans les marécages et dont les feuilles regorgent d’épines. Alors en portant ces feuilles de raphia, les mauvais esprits ne peuvent pas se saisir de celui qui arbore cette tenue. Ensuite les grelots éloignent les esprits maléfiques du danseur. Cette tenue a un sens dans l’accompagnement du défunt vers sa demeure éternelle : la forêt. La danse Bazuka est une danse réservée aux enfants au clair de lune au cours de laquelle de nouveaux couples peuvent naître. Mais cette danse vient d’être créée comme l’affirme Biango : « nos parents n’ont pas connu cette danse. Mon père nous a dit que c’est les bantous qui la dansaient souvent surtout des enfants. Nous l’avons adopté et la chantons au clair de lune que ce soit en forêt où au village ».

Le Bazuka apparaît donc comme élément d’emprunt à la culture Nzimé qui partage une même niche avec les Baka.

Le Yéyi est une danse comme l’Eboma. Elle est destinée uniquement pour les funérailles. Pour danser le Yéyi on n’arbore pas de grelots aux pieds, mais plutôt le Menguissa des feuilles de raphia. C’est une danse qui marque l’harmonie entre les vivants et les esprits dans la mesure où il n y a pas de bruit comme dans l’Eboma. On suit juste le rythme des tambours. Le Yéyi du chant est également exécuté par des femmes âgées du village lors de préparatifs des Maka ou grande chasse. Elles chantent toute la nuit et préparent la chasse en invoquant des esprits de chance qu’elles donnent à leurs hommes. Il y a donc deux types de Yéyi. Celui de la danse et celui du chant.

182 Le nganga est la danse des médiums ou guérisseurs. C’est une danse destinée à prédire l’avenir. Elle se base sur le quotidien comme la chasse, la vie de couple, la pêche, bref le ganga essaie de passer des messages et des conseils aux différentes personnes présentes lors de son exécution. Elle est exécutée par une seule personne alors que l’Eboma et le Yéyi sont exécutées par un groupe de personnes. Le nganga danse autour du feu en le fixant et en tenant la peau du chat tigre Mboka droit devant lui. C’est sur cette peau qu’il reçoit tous les messages des esprits et il les partage avec l’assistance. Souvent il parle des choses du genre : méfie-toi ! Ta personne qui est malade ne va pas mourir ! Demain tu chasseras un sanglier à côté de l’eau ! Les gens ont tenu une réunion secrète pour te faire du mal.

Cette danse est proche de l’abalé et s’exécute pendant l’enlèvement du hangar du deuil. Les hommes, les femmes et les enfants dansent pour dire au revoir au mort. Les hommes battent le tambour et les femmes chantent avec une danseuse ou un danseur au milieu du cercle. Elle marque aussi la séparation définitive entre les vivants et le mort qui doit rejoindre les ancêtres dans la forêt. Elle sert également de facteur de jouissance communautaire au cours de laquelle le clan concerné fait le point sur ses difficultés. Seulement, on voit de moins à moins cette danse chez des pygmées qui partagent les mêmes villages avec les Nzimé. D’ailleurs, cette cohabitation à travers laquelle les pygmées cherchent des repères serait à l’origine de la disparition certaines danses et jeux. C’est dans cette perspective que KALO affirme que:

« Les jeux ont beaucoup changé, il y a la guitare comme lui il joue à la guitare. Nous on ne jouait pas. Les enfants aiment maintenant écouter la musique à la radio. Presque tous ont chacun une radio qui prend la carte. S’il y a une veillée mortuaire, les enfants iront plutôt danser la musique moderne chez jenny que d’aller danser le Bazuka. Ils vont abandonner le lieu du deuil pour suivre la musique moderne. Pour les enfants ils préfèrent imiter les danses de la télé et n’acceptent plus danser comme des enfants pygmées. Ils ne veulent pas garder les choses du village seulement copier les choses de la ville. Or c’est là qu’il y a rupture entre nos anciennes traditions ». Les jeux dans la société Baka ont changé avec la sédentarisation. L'accommodation à la modernité a facilité cette situation avec le bouleversement culturel.

183 « Ça me dérange beaucoup et je suis inquiet. Les jeux étaient tous tirés de notre environnement forestier.» les contes avaient plusieurs fonctions en dehors du ludique, ils nous enseignaient comment vivre dans notre milieu naturel. Surtout au niveau de la chasse, on nous apprenait comment se tenir devant tel ou tel animal. Ou encore il y avait des épopées de grande chasse qui étaient racontées par des anciens du village comme le tumaya.

Au regard de ces affirmations, il se dégage tout azimut un sentiment de regret de la vie en forêt qui cède progressivement le pas à la nouvelle. L’avènement des contacts culturels permanents avec d’autres cultures et des changements qui sont arrivés très vite, peuvent mieux expliquer cet état de choses.

Néanmoins, la manière par laquelle les jeux et les danses étaient exécutés nous amènent à comprendre le vivre ensemble au quotidien des pygmées et la conception de leur espace de vie.

Ontologies relationnelles : des perspectives territoriales qui transcendent la culture

En synthétisant nos analyses quelques-uns des points essentiels de travaux, nous remarquons deux aspects clés dans bon nombre d’ontologies relationnelles. Le premier nous indique que le territoire représente une condition de possibilités, le second aspect souligne l’existence des différentes logiques communautaires qui les sous-tendent. Dans ces ontologies, les territoires déterminent l’espace-temps vital pour toutes les communautés baka. Mais qu’ils ne sont pas que cela, ils représentent aussi l’espace temps qui régit les relations avec le monde naturel environnant, tout autant qu’il le constitue. En d’autres termes, on pourrait dire que l’interrelation génère de la synergie et de la complémentarité, tant dans le monde des Baka que dans celui des autres mondes qui se développent autour d’eux.

Le territoire est perçu comme une entité qui représente bien plus qu’une base matérielle servant à la reproduction d’une communauté humaine et de ses pratiques. Pour comprendre ce plus, il est crucial de se pencher sur les différentes ontologies. Lorsqu’un animal est évoqué comme un ancêtre ou comme une entité sensible, il s’agit d’une relation sociale et non d’une relation de sujet à objet. Chaque relation social avec des non-humains peut obéir à des protocoles spécifiques (DESCOLA, 2013), mais ne se limite pas à une relation instrumentale ou d’usage. Ainsi, le concept de communauté, en

184 principe centré sur les humains, s’étend jusqu’à inclure des non-humains(les animaux, les arbres, les esprits, etc.). Par conséquent, le terrain de la politique s’ouvre sur les non-humains.

Le type de relations que les Baka entretiennent avec les non-humains varie selon les espaces ; cependant la participation des non-humains est perçue comme un aspect (relativement) normal dans la politique relationnelle. Il est possible d’accorder une certaine considération à ces croyances, mais ce qui compte en dernier ressort est la réalité, dans laquelle nous est donnée par la science. Or en procédant de cette manière, nous ignorons la nature ontologique des Baka.

III Corps comme matérialisation de l’espace

Une question se pose d’entrée de jeu ; qu’est-ce que le corps et comment les Baka se le matérialisent-t-ils? La réponse se trouve certainement dans les différentes perceptions que revêtent le corps dans différents univers culturels, l’enjeu étant de comprendre le passage du corps individuel au corps social. En effet, le corps ici n’est pas inerte ou sans vie, c’est l’individu dans sa singularité qui rentre dans un construit social qu’il trouve à sa naissance. Les Baka considèrent d’abord le corps comme un espace individuel qu’ils matérialisent ou modélisent pour devenir un corps social, tel un forgeron donne forme à un morceau de fer pour son usage.

Les Baka pratiquent des activités sur le corps qui rendent explicitement compte des relations qu’ils entretiennent avec l’environnement immédiat (objets non-humains). Il s’agit ici des tatouages et de la taille des dents. C’est aussi une manière pour cette société de s’approprier l’individu dans sa singularité comme le pense BOETSH. Pour lui, le rapport avec le corps est la somme des connaissances acquises et simplement une production socioculturelle dans un espace précis. L’auteur lève un pan de voile sur l’acquisition des données empiriques du corps proscrite par le christianisme. La médecine a dû attendre jusqu’au XIVe siècle pour parvenir à une connaissance anatomique du corps et mettre en place une clinique efficace.

Pour le développement des sciences de la nature, et précisément l’anthropologie physique, il a fallu attendre le XVIIIe siècle avec les travaux de Buffon, pour avoir un début de connaissances qualitatives sur la variabilité morphologique du corps humain. Cette perspective évolutionniste de l’anthropologie physique avait pour but de mieux

185 comprendre le positionnement de l’homme actuel au sein du processus évolutif. Puis Buffon a intégré à sa réflexion le rôle de la culture dans l’évolution de l’homme et dans l’expression de sa diversité « biologique ». Lorsque l’anthropologue biologiste s’intéresse aujourd’hui à cet objet qu’est le corps, il le saisit dans une dimension holiste. Il prête attention non seulement à son support biologique, mais également aux comportements et pratiques qui interfèrent sur sa morphologie et sa génétique, et cela au gré de la diversité des cultures. Et c’est sur la diversité des cultures que se situent les perceptions du corps chez les Baka.

Pour Bonnet le corps est un moyen par lequel les génies dans la société Mossi se représentent. Elle se positionne dans une perspective symbolique du corps biologique qui est utilisé par une autre entité sociale comme les génies ou les sorciers pour faire du mal. Mais dans le cadre de cette étude, nous n’abordons pas spécifiquement le corps sous son angle d’analyse.

Pour Lavigne, la surdité de même que le corps, ne sont pas des données brutes, naturelles, mais font l’objet d’interprétation individuelles et sociales: tous les acteurs ne parlent pas de la même chose quand ils parlent de corps, ils n’en ont pas la même représentation. Ce corps est représenté tantôt dans la diminution, la plainte, tantôt dans la jouissance, la performance; il est objet d’une demande médicale ou instrument de revendication sociale. C’est en rattachant à l’une et l’autre représentation ou bien en articulant l’une et l’autre que le sujet construit sa représentation du corps en question: corps biologique et corps social. Les représentations ne sont pas déterminées, dans un lieu de causalité directe, par le rapport objectif à la surdité (être professionnel ou être sourd), mais résultent de divers facteurs (individuels, environnementaux) interagissent de façon imprévisible lors de la construction de la réalité du corps observé et de la réalité du corps vécu.