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CHAPITRE 5 : Notions et concepts didactiques transposés à l’EMILE

1. Situation, transposition et contrat didactiques dans l’EMILE

1.1. Situations didactique et adidactique dans l’EMILE

Il y a situation didactique chaque fois qu'il y a situation d'enseignement :

L'élève apprend en s'adaptant à un milieu qui est facteur de contradictions, de difficultés, de déséquilibres [...] Ce savoir, fruit de l'adaptation de l'élève, se manifeste par des réponses nouvelles qui sont la preuve de l'apprentissage. [...] Mais un milieu sans intentions didactiques est manifestement insuffisant à induire chez l'élève toutes les connaissances culturelles que l'on souhaite qu'il acquière. (Brousseau, 1998, p. 59)

Le rôle de l'enseignant est donc de « provoquer chez l'élève les adaptations souhaitées, par un choix judicieux des problèmes qu'il lui propose » (Brousseau, 1998, p. 59) dans le but de lui faire acquérir une connaissance. Ce dernier n'y parviendra que lorsqu'il sera en mesure de mettre en œuvre de lui-même cette connaissance dans des situations adidactiques, c'est-à-dire, dans « des situations qu'il rencontrera en dehors de tout contexte d'enseignement et en l'absence de toute indication intentionnelle » (Brousseau, 1998, p. 59). Dans le cas de séances d'EMILE, l'enseignant poursuit à la fois un objectif disciplinaire et un objectif linguistique. Lorsqu'un élève participe à une leçon de géographie (par exemple) dans une langue autre que sa LM, nous pouvons considérer que le contenu purement disciplinaire du cours constitue la situation didactique dans laquelle il va acquérir le lexique relatif à la leçon du jour et que ce dernier ne sera réellement acquis que lorsqu'il sera capable de le réinvestir dans une situation adidactique.

Brousseau (1998) appelle ‘situation fondamentale’ la situation adidactique qui caractérise chaque connaissance et qui en préserve le sens. Dans la situation didactique, la situation fondamentale « est une sorte d'idéal vers lequel il s'agit de converger : l'enseignant doit sans cesse aider l'élève à dépouiller, dès que possible, la situation de tous ses artifices didactiques pour lui laisser la connaissance personnelle et objective » (Brousseau, 1998, p. 60) qui lui permettra, dans le cas de l'acquisition d'une langue étrangère, de tenir une conversation sur le sujet étudié en classe. Précisons que dans une situation adidactique l'intention d'enseignement est présente mais cachée, l'élève ne s'en rend pas compte. Il pourra avoir l'impression d'être simplement en train de discuter avec l'enseignant sans réaliser que celui-ci est en fait en train de le pousser à réinvestir le lexique vu précédemment. En revanche, selon Narcy-Combes (2005, p. 48) l’intention d’apprentissage est toujours présente : « On n’apprendrait jamais de

manière incidente, mais on oublierait qu’on a eu une intention fugitive d’apprendre ». Une situation non-didactique quant à elle est une situation dans laquelle il n'y a pas d'intention d'enseignement. Pour autant, il peut y avoir quand même apprentissage, par exemple lorsque des élèves ne partageant pas les mêmes LM se parlent dans la cour de récréation.

1.2. La double transposition didactique de l’EMILE

Pour Verret (1975), « toute pratique d’enseignement d’un objet présuppose une transformation préalable de cet objet en objet d’enseignement ». C’est ainsi que le sociologue français définit le terme ‘transposition didactique’ dans sa thèse de 1975 intitulée "Le temps des études". Nous présenterons dans un premier temps la transposition didactique telle qu’elle a été développée au départ pour les mathématiques, puis pour les langues étrangères. En effet, dans l’EMILE une double transposition didactique est de rigueur, d’une part pour le contenu de la discipline non linguistique enseignée et d’autre part, pour la langue étrangère dans laquelle cet enseignement est mené, qui est à la fois la langue outil en tant que Langue de Scolarisation (LSco), et la langue objet d’enseignement / apprentissage.

Chevallard a développé pour sa part le concept transposition didactique des disciplines non linguistiques, à partir de 1985, dans le domaine des mathématiques, Pour cet auteur, la transposition didactique représente les transformations subies par le savoir savant émanant des savants, pour devenir le savoir enseigné en classe :

Un contenu de savoir ayant été désigné comme savoir à enseigner subit dès lors un ensemble de transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre place parmi les objets d’enseignement. Le ‘travail’ qui d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement est appelé transposition didactique. (Chevallard, 1985, p. 39)

La transposition didactique nécessite deux transformations : la transposition didactique externe qui a lieu en dehors de la classe et la transposition didactique interne qui est le fait des enseignants. La transposition didactique externe transforme le savoir savant, c’est-à-dire, le savoir de référence issu de la communauté scientifique, en savoir à enseigner qui est celui des institutions et que l’on retrouve dans les programmes de l’Éducation Nationale. La transposition didactique interne correspond à la transformation par l’enseignant, du savoir à enseigner, en savoir enseigné. C’est une adaptation des programmes à la classe, à travers la parole du maître.

Schéma 2. La transposition didactique Savoir savant Transposition didactique externe Savoir à enseigner Transposition didactique interne Savoir enseigné

Dans sa thèse intitulée "La référence en didactique des LVE", Accardi (2001) a démontré qu’en langue étrangère, les savoirs de référence ne se limitaient pas au savoir savant comme en mathématiques, mais comprenaient également le savoir expert et l’auto-référence qui sont tous des pratiques sociales de référence. D’une part, le savoir expert a été défini par Johsua (1996) comme étant plus proche du savoir à enseigner que le savoir savant car il est produit par de petits groupes physiquement repérables. Il a donc une légitimité plus restreinte que le savoir savant. Ainsi, pour Accardi (2001), la langue de l’autochtone, par exemple le castillan, est un savoir restreint par rapport à une langue donnée comme l’espagnol. La légitimité du castillan n’est pas acceptée universellement puisqu’il existe des autochtones qui ont d’autres façons de parler espagnol. Cependant, si l’autochtone ne détient pas le savoir savant, il détient le savoir expert car il est capable de dire si la langue parlée par un étranger est de l’espagnol ou non. D’autre part, Chervel (1988) parle d’auto-référence pour des savoirs scolaires construits par l’école pour l’école. Ils sont donc leur propre référence. C’est le cas du commentaire pour l’espagnol en tant que langue vivante étrangère au collège ou au lycée. La référence de ce savoir n’existe pas en dehors de l’école. En ce qui concerne les pratiques sociales de référence, Martinand (1985) les définit comme les situations sociales vécues, connues ou imaginées que les élèves peuvent mettre en relation avec ce qu’ils apprennent. En langue étrangère, la transposition didactique s’opère donc à partir du savoir savant, du savoir expert et de l’auto-référence, autant de pratiques sociales de référence convoquées dans l’enseignement des langues étrangères qu'il faudra donc prendre en compte dans l'EMILE, en plus de la transposition didactique de la discipline considérée.

1.3. Le contrat didactique dans l’EMILE

Le concept de contrat didactique a été introduit en mathématiques par Brousseau dans les années 80. Il permet à l'enseignant de mettre en place la situation didactique :

Le passage de l'information et de la consigne du professeur à la réponse attendue, devrait exiger de la part de l'élève la mise en œuvre de la connaissance visée [...] Le maître doit donc effectuer, non la communication d'une connaissance, mais la

dévolution du bon problème. Si cette dévolution s'opère, l'élève entre dans le jeu et s'il finit par gagner, l'apprentissage s'opère. (Brousseau, 1998, p. 61)

Il existe donc un contrat qui « détermine - explicitement pour une petite part, mais surtout implicitement - ce que chaque partenaire, l'enseignant et l'enseigné, a la responsabilité de gérer et dont il sera d'une manière ou d'une autre, responsable devant l'autre » (Brousseau, 1998, p. 61). Le contrat didactique est « la part de ce contrat qui est spécifique du contenu » (Brousseau, 1998, p. 61). En d'autres termes, le contrat didactique représente les attentes respectives de l'enseignant et de l'élève par rapport aux connaissances en jeu. Brousseau (1998) exprime quelques conséquences immédiates de ce contrat : « le professeur est supposé créer des conditions suffisantes pour l'appropriation des connaissances, et il doit reconnaître cette appropriation quand elle se produit. L'élève est supposé pouvoir satisfaire ces conditions » (Brousseau, 1998, p. 61).

Dans le cadre de l'EMILE, il existe une spécificité du contrat didactique relative à la question de la LSco. En effet, l'enseignant a la responsabilité supplémentaire d'anticiper et de gérer toute difficulté liée à la LSco, en gardant à l'esprit qu'il s'agit d'une langue étrangère pour une partie de ses élèves. Ces derniers ont, quant à eux, la responsabilité d'exprimer les obstacles linguistiques auxquels ils sont confrontés - lorsqu'ils en ont conscience - pour que le maître les aide à les dépasser.

Le contrat didactique fait preuve d'une double injonction paradoxale. D'une part « si le maître dit ou signifie ce qu'il veut que l'élève fasse, il ne peut plus l'obtenir que comme l'exécution d'un ordre et non par l'exercice de ses connaissances et de son jugement (cf. l'effet Topaze, l'effet Jourdain) » (Brousseau, 201035, p. 6). D'autre part, l'élève doit accepter les conditions

du contrat alors que, paradoxalement, pour permettre l’apprentissage, il devrait les refuser :

Le maître lui enseigne les solutions et les réponses, il ne les établit pas lui-même et donc, n'engage pas les connaissances (mathématiques) nécessaires et ne peut se les approprier; Vouloir apprendre, impliquerait alors pour lui de refuser le contrat didactique pour prendre en charge le problème de façon autonome. L'apprentissage va donc reposer, non pas sur le bon fonctionnement du contrat, mais sur ses ruptures et ses ajustements. (Brousseau, 2010, p. 6)

35 Glossaire mis à jour en 2010 par Brousseau en correction d’un choix de citations de Sarrazy (1996) à partir du

Dans le cadre de notre étude, nous verrons dans l'analyse des séances d’enseignement que certains GPAL utilisés par les enseignantes relèvent justement de l'effet Topaze – par exemple, lorsqu’un professeur amène un élève qui ne connait pas un terme en LSco, à l’utiliser, quitte à le lui donner directement - ou de l'effet Jourdain – par exemple, quand un enseignant félicite un élève pour avoir utilisé un terme, même si celui-ci n'était pas employé à bon escient, pour l’encourager et le rassurer sur ses connaissances en LSco. Rappelons ici ce que sont ces deux effets. L'effet Topaze fait référence à la célèbre scène de la pièce de Pagnol dans laquelle le professeur dénommé Topaze fait une dictée à un mauvais élève (Pagnol, 1928, Topaze, Acte 1, scène 1). Brousseau (1998) décrit l’attitude de cet enseignant :

Des codages didactiques de plus en plus transparents : ‘... des moutons étaient réunis dans un parc...’ il s'agit d'abord pour l'élève d'un problème d'orthographe et de grammaire... ‘des moutonsses étai-hunt...’ le problème est complètement changé ! [...] Topaze négocie à la baisse les conditions dans lesquelles l'élève finira par mettre ce ‘s’ [...] ‘mettez un ‘s’ à ‘moutons’’ : le professeur a fini par prendre à sa charge l'essentiel du travail. (Brousseau, 1998, p. 52)

L'effet Jourdain est une forme d'effet Topaze. Il fait référence à la scène du "Bourgeois Gentilhomme" (Molière, 1670) :

Le maître de philosophie révèle à Jourdain ce que sont la prose ou les voyelles [...] Le professeur, pour éviter le débat de connaissance avec l'élève et éventuellement le constat d'échec, admet de reconnaître l'indice d'une connaissance savante dans les comportements ou dans les réponses de l'élève, bien qu'elles soient en fait motivées par des causes et des significations banales. (Brousseau, 1998, p. 53)

Or, d'après l'explication précédente de Brousseau (2010) sur la nécessité de rupture du contrat didactique pour que l'apprentissage se fasse, dans le cas de l'EMILE, le recours à ce type de GPAL faciliterait l'apprentissage du contenu au détriment de celui de la langue cible.