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La Renaissance est souvent définie comme le moment où un regard « direct » se pose sur les objets et en construit une connaissance, par opposition à la scolastique qui pensait abstraitement l’essence des choses. Seulement, un changement de paradigme ne s’opère pas d’un seul coup, et la Renais- sance est bien plutôt le point de départ de productions qui s’orientent vers une représentation des êtres comme ne signifiant rien d’autre qu’eux-mêmes, mais qui restent cependant longtemps dans un entre-deux. Même si représenter une plante ou un homme n’a plus pour objet que de représenter les similitudes de cet être avec un autre être, mais il reste défini par rapport à la forme du monde. Jusqu’à ce que le corps devienne un « petit monde » lui-même.

Peu à peu, le « petit monde » va acquérir son autonomie. il ne sera plus considéré par rapport au modèle macrocosmique, ni nécessairement sub specie Dei, mais pour lui-même. Voilà la ligne direc- trice, le sens général de l’évolution. Mais, comme il advient toujours dans l’histoire des idées, celle-ci

n’est nullement régulière, linéaire. Longtemps, les deux conceptions seront comme en concurrence : pour paraphraser Galilée, les deux grands « systèmes » du « petit monde » entretiendront un rapport « dialogique ».

Les choses qui étaient jusqu’ici définies comme parties d’un monde cosmologique sont désormais vues comme de « petits mondes ». Elles peuvent alors être observées en étant coupées de ce monde auquel elles étaient rattachées et dont cette appartenance fondait l’identité. Cela ne les empêche cependant pas de conserver la marque de leur rapport au cosmos : le petit monde qu’est un corps peut être à l’image du « grand monde » qu’est le cosmos.

Ce n’est pas tant un « regard direct » sur les choses de la nature qui marque cette période que la volonté de représenter les choses en plaçant leur corps visible comme ne signifiant rien d’autre que lui-même. Les productions qui sont construites à cette époque, et à partir de cette époque ne sont pas que des signes « purs », mais tendent à vouloir représenter les choses ainsi, et non plus seule- ment comme intégrées dans le cosmos. Le fond blanc dont font office les feuilles des herbiers de plantes sèches et les tables de dissection des universités de médecine en sont les témoins : il s’agit de faire tabula rasa des analogies et des correspondances, pour regarder ce qui permet d’appréhender les êtres, leur corps visible, matériel, et de le représenter comme tel.

Nous ne voulons pas relier ce qui est qualifié de « Renaissance » à une liste de causes, car c’est une période complexe, précédée et traversée de multiples éléments. Il convient plutôt de contextualiser cette période : le développement des universités, la redécouverte et traduction de textes antiques, les textes de Copernic, et la découvertes de nouveaux territoires au-delà des mers en sont des élé- ments qui nous paraissent importants, du moins dans la représentation qui est faite des êtres inscrits dans le monde et représentés comme tels.

À partir du XVème siècle où s’amorce un glissement : les choses, lentement, sont débarrassées des signes qui permettaient jusqu’ici de les définir. Les corps ne renvoient plus les uns aux autres mais à eux-mêmes : le monde à découvrir n’est plus le cosmos, tissu épais de correspondances secrètes entre les êtres, mais le corps lui-même. Il s’agit plutôt de considérer un corps dont la signification, la mise en signe n’est pas construite par rapport au reste du monde mais à ce seul corps, en détrui- sant le rapport d’analogie qui le liait au reste du monde et qui lui donnait sa signification.

qu’une manière de représenter qui serait élaborée à partir d’une seule forme, d’un seul être, et qui renvoie à cet être, qui n’en « sort » pas. La représentation du monde n’est plus celle d’un réseau de correspondances dont chacune confère aux objets leur signification - qui est alors une signification partagée, agissante, où un objet est déterminé par son analogie et l’efficacité, l’effectivité de son rapport avec un autre objet qui confère à ces deux objets une signification - mais le monde est peu- plé de petits mondes qui sont alors vus comme « signifiant tout seuls ». Le « regard direct » qui est considéré comme celui de la renaissance, c’est plutôt que de « mieux regarder », assigner à chaque chose une manière propre de signifier qui ne dépend pas du reste du monde et des objets. C’est rassembler le regard autour du corps de l’être et - apparemment - rien d’autre.

Dans un premier temps, les botanistes tentent de trouver les plantes qui sont décrites dans ces ou- vrages et les comparent aux textes qui avaient continué à circuler pendant le Moyen-Âge. L’étude reste donc très proche des textes après cette redécouverte. Puis, dans un second temps, que nous situerons au XVIème siècle, ces enseignements sont effectivement appliqués et l’observation « di- recte » de la nature amorce une production scientifique qui se construit sur la volonté de restituer ce regard « direct » pour tendre à considérer les objets « entre leurs contours ». C’est à partir de cette idée des contours que la table de dissection et la feuille de l’herbier se rejoignent : représenter un corps sur un fond blanc, et dès lors ne l’identifier que par ses contours, limiter son identification à son seul corps, marque une volonté de délimiter les corps des êtres. Ce que nous voulons interroger ici, c’est cette « mise en contour » et ce qu’elle implique dans l’identification de l’objet de la nature ainsi représenté.

Dedans

Nous avions introduit cette réflexion sur la théorie des signatures par le prologue de Gargantua pour situer la pratique de la dissection dans le contexte « cosmologique » dans lequel elle est appa- rue. Il s’agissait justement d’introduire l’idée qu’identifier une forme, celle d’homme en particulier, consiste pour un regard à extraire d’une forme de l’observation pour en faire représentation, en extrayant de cette forme des éléments érigés en signes d’identification construits comme « propres » à celle-ci. Nous avions fait du corps de l’homme le premier signe visible que le regard pouvait saisir et construire comme signe d’identification d’homme. L’anatomie, l’identification de l’homme comme corps est d’abord construit par la théorie des signatures, c’est une identification par correspondance. Il s’agit de considérer que le mouvement des productions médiatiques qui identifient et disent ce qui fait le corps d’homme vont vers le « dedans » de ce corps.

Non plus lecture des analogies, lecture des choses par d’autres choses, le regard considère les choses comme entités dont la connaissance vient de ce qui peut être construit de l’étude de ces seules choses, et se fonde sur un regard qui ne scrute que ces choses, sans les relier aux autres choses du monde avec lesquelles elles entretiendraient une correspondance secrète. Rabelais ne cherche pas une essence aux choses mais une connaissance des choses par une observation des choses considérées comme définies par elle-mêmes.

La substantifique moelle n’est pas un pont entre le raisonnement par analogie et l’idée d’un prin- cipe vital contenu dans les choses. La substantifique moelle est ancrée dans l’idée de la visibilité des choses comme déterminant ce qui peut en être connu. Seulement, le raisonnement par analogie prenait aussi appui sur la visibilité de cette chose pour la mettre en correspondance avec des formes analogues. Avec la substantifique moelle, il s’agit de fonder la connaissance sur la visibilité de la chose, dont le regard extrait une représentation qui est comme un condensé de cette visibilité. C’est par une « lecture attentive et une réflexion assidue » que l’on peut accéder et se délecter de la substantifique moelle des livres de Rabelais. La substantifique moelle n’est pas alors « contenue » dans le livre mais extraite de la lecture de celui-ci, comme ce qui permet de connaître un être n’est pas contenu en elle mais dans sa visibilité. L’observateur attentif extrait une représentation de l’observation de cette visibilité et de ses manifestations.

Extraire quelque chose du corps pour le représenter : extraire la connaissance de l’observation at- tentive des choses, qui ne représente pas les dessins peints sur la boîte. Frotter le regard sur l’objet vivant et en extraire une représentation qui, à la fois, définit l’objet et contient ce qui le fait se mouvoir et être « tel qu’il est » aux yeux du monde. Cela augure d’une observation de la visibilité des choses qui en extrait une représentation montrant ce qui détermine et identifie la chose dans ce qui est le plus essentiel à son identification et à sa détermination aux yeux du monde.

Ce qui est visé par cette idée de substance, c’est que l’objet est visible et perçu par sa seule visibili- té. C’est un élan vers la visibilité de l’être, qui ne représente qu’elle-même, mais aussi un élan vers l’intérieur de la visibilité, les coulisses de cette visibilité. Dans le cas de l’homme, la constitution et le fonctionnement du corps sont des intérieurs qui expliquent le corps comme la constitution qui lui donne son relief et la machine qui le fait fonctionner.