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La pensée de Galien s’inscrit dans une Antiquité tardive où la conception de la nature est celle qui a cours jusqu’à la Renaissance. C’est celle d’une nature considérée comme l’oeuvre d’un créateur, qui a fait tout ce qui est au monde avec une intention précise : tous les signes de la nature sont des indices de cette volonté qui permettent de la deviner si l’on y regarde bien. Tous les objets de la nature sont faits de la même matière à laquelle le créateur a donné une forme : ces objets prennent sens dans l’ensemble qu’ils forment avec tous les autres objets de la nature.

La recherche de l’intention du créateur de ces objets se traduit par la recherche de signes qui peu- vent leur être attachés et donc permettre de les définir par rapport à ce qui leur ressemble. Si le créateur a forgé ces objets dans une certaine intention et a laissé des signes à leur surface pour permettre de deviner ce qu’il avait en tête en les créant, alors tous les signes qui peuvent être ratta- chés à ces objets sont considérés comme permettant de deviner cette intention divine.

Ce qui place la forme dans la matière, pour créer des astres, des pierres ou des êtres, c’est la Nature. Mais celle-ci ne représente qu’un agent d’exécution, un principe opérant sous la direction de Dieu. Lorsqu’on voit une église ou une statue, on sait bien qu’il existe, ou qu’il a existé, quelque part, un architecte ou un sculpteur pour les réaliser. De même, lorsqu’on voit une rivière, un arbre ou un oi- seau, on sait aussi qu’il existe une Puissance suprême pour les créer, une Intelligence qui, ayant déci- dé de faire un monde, l’ordonne, le maintient en état et le dirige constamment.85

Étudier les plantes, c’est dans cette perspective, étudier le réseau de correspondances que les objets de la nature entretiennent entre eux. Pendant toute cette période et à partir de cette conception se développe une théorie dite des signatures. Michel Foucault fait un bien meilleur développement de la théorie des signatures que nous n’en formulerions dans le deuxième chapitre de son ouvrage Les

mots et les choses.86

Cette théorie consiste à relier les similitudes entre les choses comme des marques d’analogie qui seraient enfouies dans les choses et que seules les marques extérieures permettent d’identifier. La noix, de par le relief et la forme qu’elle a d’analogues avec le cerveau humain, est par exemple

85 JACOB François, La logique du vivant, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p.29

considérée comme un bon remède pour les maux de tête. Le monde devient un grand champ de similitudes à déchiffrer par les marques qui sont laissées à la surface des choses :

Le système des signatures renverse le rapport du visible à l’invisible. La ressemblance était la forme invisible de ce qui, du fond du monde, rendait les choses visibles ; mais pour que cette forme à son tour vienne jusqu’à la lumière, il faut une figure visible qui la tire de sa profonde invisibilité.87

L’étude des plantes, en cherchant l’intention qu’a eue leur créateur de, littéralement, les « mettre au monde », constitue par là même une recherche de leur fonction, leur utilité en tant que place au sein de ce monde. Il ne s’agit cependant pas que de plantes : les êtres, plantes, animaux et hommes sont considérés comme reliés entre eux et sont tous identifiés par rapport au tout qu’ils contribuent à constituer. Le rapport des choses au monde est rapport des choses entre elles, car le monde est cet ensemble constitué de choses reliées entre elles.

L’homme n’est pas alors placé comme l’observateur du monde autour duquel gravitent les autres choses du monde, mais l’homme fait partie du monde, au même titre que les plantes et les animaux. Les choses sont définies par rapport aux autres choses. La pharmacopée se base sur la correspon- dance, la ressemblance entre les choses pour établir ce qui guérit sur la sympathie des formes. Les choses ne contiennent pas en elles-mêmes une maladie, ou un principe de guérison, mais c’est la correspondance entre les choses qui détermine un rapport de sympathie, de connexion qui est dit rapport d’influence, rapport agissant.

Dans cette perspective, l’appréhension et la représentation d’une chose est déterminée par sa cor- respondance avec d’autres choses qui lui ressemblent : la noix n’est pas représentée selon son sys- tème de germination, de reproduction, mais selon l’analogie de la forme de son fruit avec un autre objet. Il ne s’agit pas de dire que c’est l’homme qui construit la correspondance, puisque la corres- pondance serait mise dans les choses par leur créateur. La représentation des objets de la nature cependant a pour objet de montrer ces analogies. La représentation prend alors, non pas seulement une dimension d’imitation de la nature, de reproduction, mais, véritablement, de recherche des formes analogues, et contient la dimension agissante, le rapport d’influence que comporte ce sys- tème de sympathies. Les plantes sont ainsi représentées pour continuer cette sympathie, illustrer l’influence réciproque que peuvent avoir deux choses qui se ressemblent, et de montrer cette cor-

87 FOUCAULT Michel,

respondance invisible.

La représentation des objets de la nature prend ainsi la dimension de présentation des actions réci- proques : montrer la forme, c’est montrer la correspondance que la forme implique, cela n’inclut pas la seule forme des objets mais une influence mutuelle. La représentation a pour fonction de montrer l’analogie, de l’illustrer, et ainsi, de signifier l’action réciproque d’un objet sur l’autre. Cela explique que les représentations de plantes jusqu’à l’époque classique ne soient pas seulement des représentations qui décrivent les plantes mais qui disent l’action des plantes. Les ouvrages sur les plantes sont ainsi des ouvrages de pharmacopée, où la plante n’est jamais définie « en elle- même » mais dans la correspondance de celle-ci avec les autres objets du monde qui prend alors la forme de vertus médicinales. Du Ier siècle après J.C. à l’époque classique, les plantes sont ainsi largement représentées par leur forme analogique, alors indissolublement liée à leur « correspon- dance » cosmique qui dit leur lien et leur action avec le reste du monde. Dire la forme c’est alors dire la correspondance, le lien, l’influence.

Les traités de botanique, qui représentent les plantes, ne sont alors pas distingués des traités de pharmacopée, car représenter la plante revient à rattacher tous les signes qui peuvent en être « cueillis » aux formes analogues du reste du monde et d’en inférer des correspondances, on l’a vu. Il existe cependant des traités qui sont plus largement consacrés à la préparation de drogues, et d’autres qui se présentent davantage sous la forme d’ « histoire naturelle ».

La racine de la mandragore est rapprochée de celle d’un corps d’homme, avec un tronc, deux bras et deux jambes. Elle soignerait ainsi les hommes de leurs maux « généraux » dans le sens de « glo- baux ». L’article y consacré du De Materia Medica (figure 14) indique comment l’utiliser en po- tion, mais également les formules à énoncer pendant la cueillette et la préparation de cette plante. Ce n’est pas seulement un livre de botanique qui donne des recettes, c’est un discours qui dit les correspondances entre les choses du monde par les signes que le créateur y a déposés pour per- mettre de les définir. L’utilisation n’en est alors qu’une extension, et non un ordre de connaissance à part, et la mandragore se « balade » au-dessus du texte qui dit son nom et qui en prescrit l’usage, bourgeonne, éclot.

Cette représentation n’a cependant pas seulement pour but de donner des recettes, ou de seulement rendre la plante « utile ». Entrer en connaissance de la plante revient, petit à petit, à entrer dans l’

« intimité » des mystères et des secrets de celle-ci.

La copie la plus ancienne de De Materia Medica a été composée pour Juliana, la fille de l’empereur Aninius Olibrius, au VIème siècle après J.-C. : il porte le nom de Codex Juliana Anicia (figures 15 et 16).

Sur la page de gauche, le texte grec initial, au centre et en grands caractères, pendant que sur la page de droite la ronce se déploie en prenant ses aises jusque dans les angles, quitte à écraser la racine et la « pousser » jusqu’aux confins de la visibilité : on croirait presque que la racine va sortir de la page comme si elle allait entrer sous terre.

Figure 14 : Codex Neapolitanus, folio 90. Copyright 2011 - Biblioteca Nazionale di Napoli

Figures 15 et 16 : Folio 83 du Codex Anicia Juliana.

Les différentes langues et écritures sur les deux pages ont été ajoutées au gré des pérégrinations du manuscrit jusqu’à ce qu’il arrive à Vienne où il est resté depuis 1516. La structure initiale était donc de confronter la plante au texte qui en contient les « pouvoirs ». Ces pages sont d’autant plus impressionnantes, même seulement reproduites en fac-similé, que, faute de place, les écritures qui viennent s’intercaler dans l’espace initialement destiné à la plante constituent à ce titre une exten- sion des signes la concernant : les différents signes d’écriture disent ici la plante aussi bien que les signes dessinés pour en reconstituer la forme.

Ces écritures ajoutées précisent ce que la plante recèle, ce dont elle est capable, dans une autre langue, avec d’autres signes. Même s’ils veulent dire la même chose, en termes de « pensée cos- mique », différents signes attachés à la plante équivalent à autant de savoirs différents sur la plante.

Les différentes écritures traduisent ici les différents regards qui ont produit des signes différents pour les attacher à la plante.

De fait, ici, l’écriture entre littéralement dans l’espace qui était initialement consacré à la plante seule, où elle s’épanouissait comme dans la nature, en occupant l’espace à son gré. Les signes d’écriture viennent envahir la ronce, alors que normalement c’est elle qui envahit les espaces en formant des « bois dormants » au milieu desquels les belles dorment. Ici la ronce n’est pas en train d’envahir avec quiétude un espace déserté, elle est envahie des écritures qui parlent d’elle : autant de nouvelles feuilles et épines qui, dans la finesse où les lettres et l’illustration sont représentés, peuvent facilement cohabiter ensemble.

La forme de la ronce est un signe de la ronce : un signe formel, mais un signe tout de même, comme l’écriture qui dit quelque chose de la ronce est un signe de la ronce parce qu’elle dit quelque chose que les hommes disent sur la ronce. Ecriture et dessin d’épines et de feuilles : autant de signes constitutifs de la ronce dont l’un n’est pas plus vrai que l’autre parce que tous deux disent la ronce.

Je ne veux pas ici faire un cours sur l’histoire de la représentation, la botanique n’ayant sûrement pas apporté le réalisme, mais considérer un regard qui se demande comment représenter pour que d’autres yeux puissent reconnaître une plante au bord d’un chemin d’après un dessin et une des- cription.

Du Ier siècle jusqu’à la Renaissance, la principale source de connaissance sur les plantes est ainsi issue de copies et de traductions successives de manuscrits antiques. Les représentations des plantes qui y sont contenues ne sont donc pas « remises en question » et évoluent au fur et à mesure des copies successives. Cependant, tant de copies mène à un élan vers un regard qui dit vouloir se poser « directement » sur la plante. Cela ne se produit pas seulement pour les traités de botanique et les plantes, mais pour un savoir du monde qui était fondé sur une connaissance livresque jalouse- ment gardée et consciencieusement conservée.

« D’après nature »

D’un savoir médical antique sont conservés et abondamment copiés quelques ouvrages pendant tout le Moyen-Âge, jusqu’à la redécouverte de textes qui avaient disparu en Occident mais qui

étaient conservés en Orient et que le développement des universités a permis de faire circuler. Tout comme les médecins laissaient les préparations de médicaments aux herboristes, ils ne touchaient pas les corps des malades à soigner.

C’est dans les universités que des textes antiques sont retrouvés, traduits et lus comme disant de « regarder directement » les choses pour les connaître. C’est aussi au sein des universités qu’ont été effectuées les premières dissections « officielles » de cadavres d’hommes. Il est tout aussi signifi- catif que la pratique qui concourt à faire sécher des plantes sur des feuilles de papier soit contempo- raine des premières dissections effectuées au sein des universités.

Le propos n’est pas ici de dire que la pratique de la dissection à l’université a été inspirée par les herbiers, et réciproquement. Nous nous contenterons d’interroger ces deux pratiques, et les images qui en résultent comme deux manières de poser un corps sur une table pour en constituer l’image d’un objet de la nature. Ces deux pratiques ressortent d’une idée de la table, de poser un être, un corps, sur une surface plane et vierge qui laisse apparaître le corps comme un contour sur un fond uni.

Le parcours des connaissances médicales est comparable à celui des connaissances botaniques. Les grands textes des principaux auteurs sont situés dans l’antiquité. Après la chute de l’empire romain, et son morcellement en empire d’Orient et empire d’Occident, « la tradition scientifique passa chez les arabes »88 : les manuscrits furent traduits et copiés en arabe : « la science arabe avait pour base des traductions des textes grecs »89. Les écrits Antiques n’ont pas complètement disparu de la cir- culation en Occident, mais ils sont peu nombreux, et ce sont les copies successives et différentes d’un petit nombre de ces ouvrages, assurées par les moines, qui en font les piliers des connais- sances pendant le Moyen-Âge en Occident. Par exemple, le De Materia medica de Dioscoride a constitué pendant toute la période du Moyen-Âge une grande partie des connaissance sur les plantes, et les textes de Galien une des sources principales de savoir en médecine, connaissance des affections du corps et science de leur guérison.

Au XIème siècle commence la grande époque des traductions latines des versions arabes des textes

88 SAINT-LAGER Jean-Baptiste, Histoire des herbiers. Paris, J.-B. Baillère et fils éditeurs, 1885, p.9 89

SINGER Charles, Histoire de la biologie. Édition française par le docteur F. Gidon. Paris, Payot, 1934., p.83

antiques et un certain nombre de copies et de traductions circulent au début du XIIIème siècle. L’étude et le commentaire des textes grecs fonde un système de culture qui se nomme scolastique. Cela contribue à diffuser les textes antiques mais c’est une manière de les lire et d’en fonder un enseignement qui est largement théorique, mais qui était peut-être nécessaire pour apprivoiser dans un premier temps cette pléthore de textes : « ce qui caractérisa les scolastiques c’est l’intérêt qu’avaient pour eux les mots par contraste avec celui qu’avaient pour eux les choses »90. L’apprentissage demeure le fruit de l’étude et du commentaire de manuscrits plutôt que celui de l’observation des choses, même si ce qui est dit en substance dans les manuscrits est d’observer la nature. Cette scolastique permet cependant une diffusion de ces écrits à partir du XIIème siècle grâce notamment aux universités. Se développe à cette époque en Sicile et en Italie méridionale une région où se côtoient les cultures héllène, romaine, nord-africaine et arabe, d’où s’installeront les universités de Bologne et de Padoue après celle de Salerne.

C’est à l’université de Bologne, justement, que la dissection a été introduite. La Faculté de droit dirigeait la Faculté de médecine et c’est d’abord au titre d’enquêtes sur des meurtres que des exa- mens de cadavres auraient d’abord été ordonnés. Puis, des médecins se seraient mis à disséquer des corps humains non plus dans le cadre qui serait maintenant qualifié de « médico-légal » mais plei- nement médical.

Mondino de Luzzi a enseigné la médecine à Bologne à la fin du XIIIème siècle - début du XIVème. Les traces de dissections qu’il a effectuées - textes et images - sont les plus anciennes qui soient parvenues jusqu’à nous - s’il ne l’a donc pas introduite, il l’a du moins pratiquée. Il serait cepen- dant resté très attaché aux écrits et « cherchait uniquement à retrouver sur le sujet ce qui était dans le livre »91 mais a au moins le mérite d’avoir ouvert des corps et ne pas s’être contenté des illustra- tions d’intérieurs de corps.

Après lui, les professeurs de médecine se sont contentés d’une place de lector qui consistait à lire le texte de Galien sur une chaire surplombant la table de dissection, pendant qu’un demonstrator montrait les organes aux assistants d’un corps disséqué par l’operator, que certains anatomistes du

90 SINGER Charles,

Histoire de la biologie. Édition française par le docteur F. Gidon. Paris, Payot, 1934., p.87

91

SINGER Charles, Histoire de la biologie. Édition française par le docteur F. Gidon. Paris, Payot, 1934. p.91

XVIème siècle ont qualifié de « barbier ». Les dissections qui étaient effectuées dans ce cadre n’étaient pas pratiquées par des médecins et consistaient à illustrer les textes. De même, la chirur- gie comme ouverture, connaissance et toucher du corps, qui rejoint à ce titre l’anatomie, était effec- tuée par des assistants. Ces derniers étaient à ce titre qualifiés de « barbiers », ce qui pointe le fait de couper les chairs, sans que cela ne nécessite aucune science ni aucun savoir. La connaissance est ailleurs que dans le corps. Les médecins ne touchent pas, il est question de l’usage de la main :

inhonestum magistra in medicina manu operari (« il est déshonorant pour un professeur en méde-

cine de se servir de ses mains »).

Cette pratique « illustrative » de la dissection prévaut alors, du moins à l’université, ne disant pas toutes les pratiques souterraines de vols de corps dans les morgues et les cimetières, jusqu’à ce qu’André Vésale marque par la publication de ses textes et traités inscrire la dissection comme une pratique nécessaire à la bonne connaissance du corps de l’homme.

La re-découverte, traduction et ré-appropriation des textes grecs est marquée à la fin du Moyen- Âge par leur application presque littérale qui s’incarne dans la scolastique. Ce qui vient ensuite, c’est l’élan vers le « regard direct », le « d’après nature ». Il s’agit pour ceux qui représentent des objets de la nature de signifier le rapport empirique qu’ils ont entretenu avec eux pour les représen- ter.