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Représentations de l’exploit et de l’extraordinaire : la chanson de Roland

La vie des Saints n’est pas « grande » ni « importante » mais idéale pour le système social, poli- tique et culturel qui a construit cet idéal comme tel, et à ce titre, elle est exemplaire au sein de ce- lui-ci. Adossé à ce même idéal chrétien se développe un autre type de narration de vie à partir du XIème siècle, un « ensemble de poèmes épiques du Moyen-Âge relatant les exploits d’un même héros »28, appelé « chanson de geste » et dont les derniers ont été produits à la fin du XVème siècle. On me pardonnera ici de n’aller pas « directement boire à la fontaine » et de me contenter d’une cruche, en me reportant pour traiter de l’hagiographie et de la chanson de geste à des ouvrages qui en traitent et non à des hagiographies et des chansons de geste « directement ». Il me paraît néces- saire de les intégrer à l’étude mais non d’en faire une étude alors que de nombreux chercheurs y ont

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déjà consacré leur carrière.

La chanson de Roland est une des chansons de geste qui a été la plus étudiée. Elle a vraisembla- blement été écrite au XIème siècle, du moins telle qu’elle nous est parvenue. C’est un texte « qui met en scène des personnages historiques de premier plan, [et] n’est pas inventée de toutes pièces »29. Elle dit combien Roland et ses fidèles preux rejoignent l’idéal chrétien parce qu’ils le servent, ce qui est la plus grande chose à faire au sein de leur société :

On retrouve également l’esprit de croisade dans ce qu’il est convenu d’appeler le « merveilleux chré- tien ». S’il constitue un topos du genre épique, il reflète aussi, sur le plan littéraire, la certitude qu’eurent les premiers croisés d’être réellement portés par Dieu. […] Le merveilleux chrétien, en quelque sorte, traduit de manière imagée le décuplement des forces que permet un puissant idéal.30

La vie des chevaliers n’est pas apparentée à celle des Saints, et n’est pas représentée comme telle, mais accorde à ceux qui se battent pour ce merveilleux un mérite presque équivalent :

En devenant combattant, le pèlerin s’exposait certes lui aussi à la mort mais mourir à Jérusalem était une façon idéale de s’identifier au Christ, et pouvait donc représenter l’un des objectifs auxquels il aspirait. Fin d’autant plus désirable que la participation à la croisade valait indulgence plénière : qui mourait en combattant pour le Christ mourait ipso facto en martyr, en un temps où la sainteté était justement réservée aux évêques et aux martyrs.31

Même si les chevaliers ne sont pas apparentés aux saints, leur vie est mise en représentation au même titre que ceux-ci, même si le registre de narration n’est pas identique. Ces représentations épiques contribuent cependant à changer la distinction entre ceux dont la vie est digne d’être mise en représentation - les saints depuis le VIème siècle - et ceux dont la vie ne le « mérite » pas. Cela, non plus parce que la vie d’un individu est dédiée à quelque chose qui est placée au-dessus de la vie des hommes - Dieu - mais parce que les actions d’un individu sont orientées par ce merveilleux chrétien - combattre, mourir - et que cela entretient l’image de puissance de ce merveilleux, mais en même temps confère cette puissance à celui qui la sert.

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MAURICE Jean, La chanson de Roland. Paris, PUF, 1992, p.8 30 MAURICE Jean, La chanson de Roland. Paris, PUF, 1992, p.12

31 LIGNEREUX Marielle et MARTIN Jean-Pierre, La Chanson de Roland, Atlante, coll. « Clefs concours - Lettres médiévales », 2003, p.33

« Plaist vus oïr de granz batailles e de forz esteurs? » Avec cette question, le premier vers de La Chanson de Guillaume nous donne le principal sujet de cette version médiévale de l’épopée qu’est la chanson de geste : l’exploit guerrier, placé sous le signe de l’extraordinaire. » […] Démesure de l’enjeu (toute une collectivité y joue souvent son destin), des passions qui animent les personnages (tel l’orgueil de Roland refusant de sonner du cor) et, bien sûr, des affrontements proprement dits.32

Ce qui mérite d’être représenté n’est pas alors la vie d’un homme mais les actions qu’il a accom- plies pour le merveilleux chrétien qui est l’idéal de sa société et qui lui a donné la force de s’élever au-dessus du commun des hommes qui constituent la collectivité d’où il vient. Ce n’est pas la vie du Saint comme un parcours qui est représenté mais l’action extraordinaire qui seule peut servir le merveilleux chrétien parce que, pour le servir, il faut de grands actes, mais aussi parce que ceux qui servent cet idéal sont portés par sa puissance.

L’extraordinaire est ce qui constitue un exploit, quelque chose qui est supérieur aux autres actes que peuvent effectuer la plupart des hommes, la plupart du temps. Les actes extraordinaires sont effectués pour une certaine cause et dans un certain but qui sont supérieurs à la vie des hommes. Ceux qui ont accompli pendant leur vie des actes supérieurs pour une cause supérieure (à la fois religieuse et collective, il s’agit du destin de la collectivité concernée), sont représentés comme tels dans les chansons de geste, ils sont distingués des autres et ainsi, représentés car considérés comme dignes de l’être.

Importance

La représentation de celui qui accomplit de grands actes correspond alors à la représentation de celui dont les actions sont connues par sa collectivité comme importantes pour la survie de celle-ci, pour sa grandeur et à ce titre sont vus comme « évènements » au sein de celle-ci. Des faits de la vie d’une personne, à un moment de sa vie, ne la regardent pas elle seule mais concernent également les autres membres de sa société en ce qu’elles sont orientées vers le même idéal chrétien, le même merveilleux, mais touche à un enjeu de réalisation de cet idéal. « C’était tout un peuple qui s’en allait revivre la passion, qui se vivait comme l’armée élue pour libérer à la fois le pays du Christ et

le Christ lui-même. »33

À partir du moment où l’homme qui est parti en croisade n’est pas mort et revient chez lui, la chan- son de geste n’en parle plus : « Et très vite ceux qui n’avaient pas participé au dépeçage féodal du royaume de Jérusalem rentrèrent chez eux nets de leurs péchés pour reprendre soulagés leur vie ordinaire. »34 Ce n’est pas la vie d’un homme comme succession de faits depuis son apparition jusqu’à sa disparition du monde qui est dédiée à ce merveilleux chrétien et représentée comme telle, mais ses actions dirigées pour servir ce merveilleux et seulement ces actions. Ce qui, dans la vie d’un homme, ne ressort pas de l’action dirigée vers le merveilleux chrétien, et du même coup le devenir de la société qui est structurée par celui-ci, ressort de la « vie ordinaire » : les hommes sont représentés pour la place de leurs actes, et ce sont ces actes qui sont « dignes » d’être représen- tés. À partir du moment où leur vie, leurs actions ne sont plus consacrées à servir ce merveilleux chrétien, il n’est plus question d’en parler.

Les vies qui sont racontées par la narration des faits qui les constituent font des hommes qui les ont vécues des hommes « importants », dans le sens où ils ont été connus au sein de leur société et continuent à l’être dans les représentations qui en ont été forgées comme des hommes qui ont ef- fectué des actions glorieuses aux yeux des autres, et qui ont oeuvré pour l’idéal qui était, non pas seulement le leur mais celui de toute la société dans laquelle ils vivent. Alors que l’hagiographie pourrait désigner un idéal fait homme, la chanson de geste pourrait désigner un idéal fait acte. La vie du Saint est représentée pour montrer comment l’idéal d’une société s’incarne en une vie d’homme dont la visibilité est représentée comme une succession de faits. L’exploit du guerrier est représenté comme la visibilité du merveilleux chrétien donnant la force à ceux qui le servent de s’élever dans leurs actions au-dessus des actes qu’accomplissent les autres hommes.

Pour comprendre ce qui peut être considéré comme important au sein d’une société, il faut con- naître la manière dont est structurée cette société.

33 LIGNEREUX Marielle et MARTIN Jean-Pierre,

La Chanson de Roland, Atlante, coll. « Clefs concours - Lettres médiévales », 2003, p.33

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LIGNEREUX Marielle et MARTIN Jean-Pierre, La Chanson de Roland. Atlante, coll. « Clefs concours - Lettres médiévales », 2003, p.34

Résurgence de l’ancien idéologie tripartite des Indo-Européens ou construction d’origine cléricale, la société de l’époque féodale est constituée de trois ordres. On y distingue ceux qui prient, ceux qui combattent et, les plus nombreux, ceux qui travaillent. Les deux premiers ordres sont en charge de la protection du troisième, l’un dans son rapport à l’au-delà, l’autre face aux menaces terrestres ; et le troisième en échange est chargé de nourrir et d’entretenir matériellement les deux premiers.35

Ces trois ordres fondent une société où chaque ordre dépend des autres et où chaque ordre est obli- gé auprès des autres. Cependant, les fonctions respectives de chacun des trois ordres ne sont pas considérés et représentés de la même manière, et certaines actions sont valorisées car elles ont trait à l’idéal vers lequel est tournée cette société et qui la structure. Le « merveilleux chrétien » fait de la vie de prière un exemple et de la bataille une vie d’exploits. Seulement, ce qui est « important » au sein d’une société change selon la constitution et le fonctionnement de la société concernée. Dans l’époque féodale, de guerre sainte, de croisades, de suzeraineté, l’important va vers le mer- veilleux chrétien, ceux qui le servent et le défendent par leurs actes. Avec l’Ancien Régime, ce n’est plus le rapport à un idéal qui structure toute une société qui oriente l’important dans la repré- sentation mais la position au sein d’un système monarchique, au sommet duquel se trouve le roi. Il s’agit alors davantage de représenter un homme en particulier, non pas pour représenter un idéal, ni un homme qui a une place exemplaire au sein d’une société, mais un homme « important » au sein d’une société et construit comme tel. La construction de l’ « homme important » est celle d’un homme comme important dans une société, et donc aux yeux des autres individus constituant cette société. Il est avant tout celui d’un homme « unique », et non d’un homme « de pouvoir ». Seule- ment, lorsque le pouvoir de représentation est limité parce que ceux qui sont considérés comme sachant représenter sont peu nombreux, il importe de représenter ceux qui sont considérés comme étant « les plus importants » au sein de cette société. Et les plus importants sont ceux qui sont à des places « importantes » au sein d’un groupe d’hommes, places qui sont celles de savoir et de gou- vernement, qui ont un rôle politique, au sens de décider pour la cité. La représentation prend alors une dimension de « représenter l’exemple », mais également de « représenter l’important » en hié- rarchisant selon « ce qui doit être représenté ».

35 LIGNEREUX Marielle et MARTIN Jean-Pierre, La Chanson de Roland. Atlante, coll. « Clefs concours - Lettres médiévales », 2003, p.28

Immortalité

Dans « Le concept d’histoire »36, Hannah Arendt interroge le concept d’histoire de l’Antiquité à l’époque moderne. Elle pose d’abord l’histoire comme rapport d’une société d’hommes à l’immortalité : Hérodote, dans les Guerres médiques, présente le but de son entreprise comme de :

sauvegarder de ce qui doit son existence aux hommes, en lui évitant de s’effacer avec le temps, et de célébrer les actions glorieuses et prodigieuses des Grecs et des Barbares d’une manière qui suffise à assurer leur souvenir pour la postérité et, de la sorte, à faire briller leur gloire à travers les siècles37.

Une société formule ce qui est vu comme une action glorieuse dont il faut se souvenir. Cette idée se fonde sur l’idée selon laquelle, poursuit l’auteure, pour les Grecs, le concept de nature désigne toutes les choses qui naissent et se développent sans l’assistance des hommes ou des dieux : les choses de la nature sont donc immortelles, et n’ont pas besoin que les hommes interviennent d’une quelconque manière pour s’en souvenir. L’homme fait partie de ces choses de la nature qui sont immortelles, par la procréation, qui assure une immortalité à l’homme en tant qu’espèce. Seule- ment, à partir du moment où la vie n’est pas seulement considérée comme vie biologique, mais comme vie individuelle, reconnaissable par la succession de faits dont elle est jalonnée, l’homme est considéré comme mortel, car ces faits qui sont différents pour chacun sont menacés d’oubli.

Ce qui pour nous est difficile à comprendre est que les grandes actions et les grandes oeuvres dont les mortels sont capables, et qui deviennent le thème du récit historique, ne sont pas vues comme les par- ties d’un tout qui les enveloppe ou d’un processus ; au contraire, l’accent est mis toujours sur des cas singuliers et des gestes singuliers. Ces cas singuliers, actions ou évènements, interrompent le mouve- ment circulaire de la vie biologique. La substance de l’histoire est constituée par ces interruptions au- trement dit par l’extraordinaire.38

Les hommes, non en tant qu’espèce, mais en tant que vies distinguées par leurs trajectoires indivi- duelles, sont mortels. Ils peuvent cependant accéder à l’immortalité par la mémoire qui est gardée

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ARENDT Hannah, « Le concept d’histoire », La crise de la culture. Paris, Gallimard, 1972 pour la tra- duction française [1954] p.96

37 ARENDT Hannah, « Le concept d’histoire », La crise de la culture. Paris, Gallimard, 1972 pour la tra- duction française [1954], p.58

38

ARENDT Hannah, « Le concept d’histoire », La crise de la culture. Paris, Gallimard, 1972 pour la tra- duction française [1954], p.60

de leurs actions. Une distinction est alors à opérer entre les actions qui sont vues comme extraordi- naires, et qui sont rendues glorieuses, mémorables, qui se distinguent dès lors des actions qui ne sont pas dignes de mémoire et qui sont ainsi, aussi furtives que périssables.

C’est pourquoi Platon porte un tel mépris aux affaires humaines, parce qu’aucune permanence ne peut y être trouvée et qu’on ne peut donc pas y trouver la vérité et la révélation de l’Être éternel. Les actions des hommes qui se ressemblent, et qui ne sont donc pas singulières, sont marquées, signifiées comme ce qui n’est pas digne que la société dans laquelle elles ont lieu s’en souvienne. L’histoire se construit sur cette distinction, entre les actions qui sont dignes de mémoire, parce qu’elles sont considérées comme extraordinaires, et les actions qui ne sont pas dignes de mémoire - parce qu’elles sont celles qui rejoignent le cycle vital, ce qui est propre au plus grand nombre, à l’espèce.

L’immortalité pour l’homme prend alors deux chemins différents : la reproduction d’une part, de l’homme dont la progéniture porte la marque, le souvenir (« Quand il [Platon] déclara que la pro- création des enfants était une loi, il espérait évidemment que ce serait suffisant pour l’aspiration naturelle à l’immortalité de « l’homme commun »39) ; par ses actions d’autre part, qu’il arrive à hisser à la gloire de l’extraordinaire, et dont les hommes de sa société gardent le souvenir. L’action glorieuse rend l’homme qui l’accomplit immortel parce qu’elle est construite comme extraordinaire ; la reproduction est l’action des hommes ordinaires. Se dessine, d’un côté, le chemin individuel et reconnu comme tel de l’homme dont les actes se distinguent de ceux des autres au sein d’une socié- té, et d’autre part, les actes qui ne sont pas considérés comme extraordinaires, parce qu’ils rejoi- gnent l’idée du « cycle vital » qui est propre à tous les hommes, qui n’en distinguent donc aucun en particulier, et qui est tourné vers la bassesse de la survie, non vers sa glorification ni son exaltation.

Pour les Grecs et pour les Romains aussi bien, malgré toutes les différences, la fondation d’un corps politique était engendrée par le besoin qu’avait l’homme de dépasser la mortalité de la vie humaine et la fugacité des actes humains. À l’extérieur du corps politique, la vie humaine n’était pas seulement ni même en premier lieu menacée, car exposée à la violence des autres ; elle était dépourvue de signifi- cation et de dignité parce qu’en aucun cas elle ne pouvait laisser de traces. Telle était la raison de l’anathème jeté par la pensée grecque sur toute la sphère de la vie privée, dont l’ « idiotie » consistait

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ARENDT Hannah, « Le concept d’histoire », La crise de la culture. Paris, Gallimard, 1972 pour la tra- duction française [1954], p.65

en cela qu’elle se préoccupait seulement de survie, et aussi bien la raison de l’affirmation de Cicéron que seules l’édification et la conservation de communautés politiques peut permettre à la vertu hu- maine d’égaler les actions des dieux.40

La communauté politique permet la conservation des actes vertueux, glorieux, parce qu’elle permet la mémoire, qui consiste pour un groupe d’hommes à garder trace d’un acte, d’un évènement, d’une parole, d’un homme. La communauté politique ne permet pas l’acte de s’accomplir, mais de produire une représentation de cet acte qu’elle construit comme glorieux, comme ce qui fait son histoire, comme ce qui a été important, comme ce qui est extraordinaire à ses yeux, et qui la struc- ture sur cette idée de ce qui est digne de mémoire et de ce qui ne l’est pas. La communauté poli- tique se structure sur le partage de cette notion de l’extraordinaire et de l’ordinaire de ce qui est fait par les hommes dans cette conception grecque de la nature - puisque la nature recouvre tout ce qui naît et se développe sans l’intervention de l’homme. Il s’agit donc pour une communauté de cons- truire des représentations du visible qui réunissent les regards de cette communauté, et de dire ce qui est visible au sein de cette communauté pour le lui représenter et la structurer autour de ce sen- sible partagé.