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Représenter le portrait du roi en monarque absolu est la construction d’une image du pouvoir abso- lu au sein d’une société structurée par un régime politique absolutiste. La représentation du roi en monarque absolu construit une représentation du pouvoir à la fois « politique-juridique » et « théo- logique-sacramentaire » qui signifie à la communauté à laquelle la représentation est destinée - les sujets du roi - l’incarnation du régime politique dans lequel ils sont inscrits et qui assoit, rend effec- tif ce pouvoir en le signifiant.

Louis Marin envisage l’absolutisme comme un système de représentation homogène : le roi y est représenté en monarque absolu dans plusieurs types de représentations - médaille, historiographie, peinture - dans le but de représenter le pouvoir absolu dans la représentation d’une seule personne.

46 G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. française Hyppolite, Aubier, 1947, t. II, p.72, cité dans MARIN Louis, Le portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1981, p.10

On comprend ainsi comment l’usage du portrait se prête particulièrement bien au pouvoir absolu- tiste, qui incarne le pouvoir entre les mains d’un seul individu.

La représentation d’un individu particulier a d’abord pour objet de produire une ressemblance entre l’individu dont il est question et la représentation qui en est faite. Elle représente un individu singu- lier et le signifie comme tel. Cette représentation qui représente un individu singulier est construite sur le fait que cet individu soit identifié par des éléments qui lui sont attribués en propre. Louis XIV est représenté en monarque absolu, comme portrait d’un homme singulier, qui est fondé sur une ressemblance entre le référent et le sujet représenté, et sur l’identification de ce sujet par des éléments qui signifient sa fonction au sein de la société à laquelle cette représentation est adressée, où les sujets du roi sont les destinataires de la représentation. C’est la fondation d’un regard com- mun sur ce qui structure cette société, cet État, par une figure qui l’incarne. L’intérêt à être repré- senté vient donc de la volonté de signifier le pouvoir, et de le rendre effectif en le signifiant comme tel aux yeux des sujets du royaume à qui cette représentation est destinée. Un regard commun est construit sur ce qu’est ce pouvoir qui structure la société, dans la représentation du corps du roi. Après la Révolution française, qui marque la fin de l’absolutisme, l’État comme pouvoir structurant la société française n’est plus construit comme le pouvoir absolu d’un individu, mais comme le pouvoir de l’ensemble des individus considérés comme constituant le peuple de la nation. La place du sujet au sein du corps politique national est redéfinie. Pour Adeline Wrona, dans l’étude qu’elle fait de cette époque et de ce tournant, l’incarnation la plus visible de ce nouvel imaginaire national se trouve :

dans la figure du grand homme, celui pour qui, en 1791, on retire à l’église Sainte-Geneviève, place du Panthéon, toute fonction religieuse. […] Reposant sur le savoir et la vertu politique, bien plus que sur la naissance, l’idéal du grand homme démocratise la logique d’exemplarité - le grand homme est un individu collectif.47

Le grand homme comme représentation d’un idéal à partager n’a plus pour objet d’asseoir un pou- voir absolu mais de construire un regard commun sur un idéal. Le grand homme est représenté parce qu’il a valeur d’exemple pour un groupe d’hommes et fonde ainsi une pierre d’achoppement

47 WRONA Adeline, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook. Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2012, p.70

de ce que ce groupe d’hommes considère comme exemplaire. C’est en cela que le grand homme est un individu collectif : « L’idéal des Lumières, et de la raison universellement partagée, comprend une pensée pédagogique, qui postule l’accès progressif de tous au savoir professé par les plus émi- nents des citoyens. »48

Les représentations de « grands hommes » ne construisent plus un regard commun sur le pouvoir structurant une société, mais fondent un regard commun sur ce qu’une société identifie comme étant exemplaire. Les grands hommes sont représentés parce qu’ils apprennent aux autres : en té- moignent les portraits des encyclopédistes associés à la diffusion du savoir encyclopédique. Après destruction d’un régime politique, mais également d’institutions culturelles et sociales, une société cherche à donner un sens à son autour, au monde commun que partagent ses membres. Elle tente alors de constituer un savoir structurant, des figures individuelles sur lesquelles elle peut se reposer et se structurer, dans un savoir, et, davantage, dans une « grandeur » vers laquelle tendre. L’ « indi- vidu collectif » que constitue le grand homme est aussi collectif que le roi : c’est la construction d’un regard commun sur une figure autour de laquelle se rassemblent les membres d’une société. Le pouvoir de la représentation va de pair avec la représentation de l’important : représenter, c’est redoubler la présence d’un objet qui est au monde : cet objet doit donc avoir un caractère d’ « im- portance » dans la société dans laquelle il est pris pour objet de représentation : il est plus important de représenter ceci plutôt que cela.

Notre hypothèse ici est que l’histoire de la représentation d’un individu est historiquement, d’abord celle des individus « les plus importants » au sein d’une société. D’abord parce que les rapports de pouvoir qui traversent une société où le pouvoir de représenter est limité car attribué à des « indivi- dus qui savent représenter » font que ce sont les puissants qui peuvent s’approprier la représenta- tion pour se représenter eux-mêmes en tant qu’ « hommes importants ». Mais également parce que le fait de représenter un individu est sous-tendu par le fait que cet individu présente un intérêt à être représenté. Cet intérêt est alors déterminé par le système social, culturel, historique et politique d’une société. Le regard commun d’un groupe d’homme est construit sur des objets médiatiques représentant des individus singuliers comme exemplaires et importants.

Avec les « grands hommes » dont parle Adeline Wrona, ceux d’après la Révolution, il s’agit de

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WRONA Adeline, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook. Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2012, p.70

constituer un nouveau socle de figures individuelles qui structurent la société dont il est question, et autour desquelles un regard commun peut se constituer. Il ne s’agit plus alors d’une société structu- rée par un régime monarchique, mais d’une société dont le pouvoir appartient au peuple : l’individu collectif est représenté non plus comme celui qui détient le pouvoir absolu, mais comme celui qui cristallise une compétence, un savoir, qu’il fait « au mieux » au sein d’une société où l’objectif est l’intérêt collectif. Les « grands hommes » seraient donc ceux qui peuvent décider, pour les autres, de ce qui peut réaliser ce qui est le mieux pour le collectif. Le « grand homme » cristallise ce qui est « important » au sein d’une société : dans une société démocratique, l’important, c’est l’intérêt de tous. Le « grand homme » est le plus susceptible de compétence et de confiance pour que la société dans laquelle il est inscrit et « influent » soit ainsi orientée vers cet intérêt général.

Le monarque absolu n’était pas exemplaire mais structurant. L’idéal de savoir est exemplaire, dans une société où chaque homme est considéré comme étant libre et participant à la vie commune. L’important est un accord commun sur ce qui est structurant, sur ce qui détermine la vie de tous. Considérer l’exemplarité comme idéal revient à ériger des vies individuelles comme incarnant ce qui est bon à un groupe d’hommes. Se dessine alors, de l’autre côté de la représentation de cet idéal exemplaire, une rareté opposée à un « plus grand nombre » auquel est adressée la représentation.